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Chapitre 5 : Corpus théorique pour corps thérapeutique

Enveloppement synthétique

Synthèse. Qui ne rêve pas de synthèse ? Finie la course entre la thèse et l'antithèse. Ici s'introduit une troisième démarche théorisante qui apporte une étape supplémentaire aux deux premières. En effet, elle se fonde le plus souvent sur les deux premières :
-        une bonne praxis, bien observée, bien décrite, constituée éventuellement d'un regroupement de techniques très éclectiques,
-        une bonne théorie d'emprunt, bien solide, bien validée dans son lieu d'origine.
Puis elle développe cette dernière à un point tel qu'elle constitue un corpus théorique énorme, apparemment cohérent, puissant, qui n'a plus de commune mesure avec la praxis d'origine. Le développement théorique se suffit à lui-même, s'emballe lui-même, oubliant le point de départ initial, le cachant même, parce qu'il apparaît de plus en plus disproportionné.
Prenons l'exemple du « toucher en prolongement » qui devient « haptonomie », et «science de l'affectivité». Au départ, il y a une observation géniale de l'effet important et précis du contact en prolongement. C'est comme l'aveugle qui se « prolonge » dans sa canne et qui sent réellement au bout de sa canne. Eh bien, lorsqu'au cours d'un contact avec un autre corps, on se prolonge dans ce corps, il s'installe un état très particulier chez celui qui contacte : détente, disparition de symptômes fonctionnels éventuels, ralentissement cardiaque, approfondissent de la respiration, coloration de la peau, apaisement et confiance en l'autre. Ce contact en prolongement est strictement reproductible, les effets se répètent analogues à eux-mêmes, on peut donc parler d'un fait scientifique.
L'auteur de cette observation, Frans Veldman, a développé de nombreuses utilisations de ce toucher en prolongement : pour les soins infirmiers, dans la préparation à l'accouchement et l'éducation du nourrisson, en somatothérapie. Mais il a surtout appelé à la rescousse la théorie phénoménologique. C'est d'ailleurs chez Maurice Merleau-Ponty qu'il a trouvé l'image de l'aveugle prolongé jusqu'au bout de sa canne. Et puis il a poussé son développement du côté du sentiment, extrapolant les effets du prolongement jusqu'à l'affectivité elle-même. Il s'agit maintenant de toucher « haptonomique » et de science de l'affectivité.
Voici de la bouche d'un de ses disciples, ce glissement d'une technique à une science... de l'affectivité.
« L'haptonomie cherche, à travers le corps, à atteindre la personne. Dans l'approche haptonomique, je ne touche pas le corps, je touche la personne. Entendons-nous bien ; je touche la peau : mais quand je mets en œuvre les facultés développées dans l'haptonomie, je dépasse le corps et l'autre le sent très bien...
« Si l'hapto se voit », ce n'est plus de l'hapto. Les positions proposées ne sont intéressantes que dans la mesure où elles participent d'un investissement affectif. La seule question qui mérite d'être posée à l'issue d'un accouchement hapto c'est celle de «l'être-ensemble». L'homme et la femme ont-ils pu s'aider mutuellement ?...
« La naissance de l'haptonomie et sa découverte après plusieurs dizaines d'années par nous autres médecins ou thérapeutes ne me paraît pas relever du hasard : ce siècle est celui de l'inhumanité à tous les niveaux. Je pense bien sûr à l'extermination des Juifs, à la bombe atomique, au Goulag, aux boat-people... Nous n'avons que l'embarras du choix en matière de barbarie. Or, la démarche haptonomique s'attache précisément, non pas à expliquer pourquoi de telles choses sont possibles - comme ont tenté de le faire nombre de penseurs — mais à prévenir leur apparition. Comment faire pour que l'inhumanité n'ait pas lieu ? Quelles conditions doivent être réunies chez un être pour que jamais il ne puisse se transformer en bourreau ?...
« Veldman s'est attaché à développer ce qu'il nomme « le développement de la sécurité de base », laquelle se traduit par la capacité à s'ouvrir affectivement, la possibilité d'être « touché », affecté par l'autre. Et dès lors que l'on est affecté par l'humanité d'un autre, on ne peut pas le torturer...
« En pratique l'haptonomie pourrait se résumer à un contact psycho-tactile qui nous appelle à Être, au lieu de nous sommer de répondre à une demande. En outre, loin de produire des agneaux bêlants, cette approche ne vous rend que plus apte à vous défoncer en cas de besoin. C'est lorsque l'on ne se tient plus constamment sur ses gardes, toujours crispé dans un réflexe de défense qu'il devient possible d'accéder à la vraie force...
« Spiritualité, sûrement, mais pas religieuse. Pour Frans, l'hapto n'est pas une démarche religieuse, bien qu'elle puisse relier les êtres, mais une éthique du bonheur. Par contre, il se réfère souvent à l'« âme », notion éminemment spirituelle. Reste que, pour lui, il ne saurait y avoir d'autre spiritualité que celle inhérente à la personne humaine, cette personne que l'hapto nous apprend à toucher...
« Je restitue maintenant la technique à sa vraie place ; indispensable, sans doute, mais ne devant jamais prendre le pas sur l'affectivité. Je sais que l'essentiel réside dans la relation, dans l'approche. Voilà pourquoi on peut aussi bien mettre dix ans qu'une seule année à se former en haptonomie : tant que l'on reste dans la technique, on n'est pas dans l'hapto. L'haptonomie commence dès lors qu'on a acquis, pour soi, ce minimum de sécurité de base qui nous autorise à aller au-delà de la technique pour entrer dans une relation de confiance. » (Farcet Gilles, in Terre du Ciel, 1992)
 
Nul ne peut nier la beauté, la bonté et la puissance d'évocations aussi généreuses. Tout psychothérapeute atteint par moments ces niveaux de profondeur interrelationnelle et ne peut que se réjouir de la place qui leur est faite ici. Mais s'agit-il encore de la théorie scientifique qui explique un acte technique ? Ne sommes-nous pas plutôt dans une philosophie de vie, dans un idéal humaniste qu'on ne peut qu'admirer mais... dont on se demande ce qu'il a encore à faire avec la praxis initiale, avec le toucher en prolongement ? Il est quelque peu perdu dans l'amoncellement de bonnes nouvelles. A l'instar de la thèse et de l'antithèse, il disparaît dans la synthèse.
Et puis, il ne s'agit que de l'un des trois touchers possibles qui sont : en prolongement, en recentrement et dans le moment. Comment la prise en considération d'une technique unilatérale peut-elle mener à la globalité de l'affectivité ?
C'est cela l'enveloppement synthétique : la synthèse théorique déborde largement la praxis initiale, la transcende et vient donc... la fragiliser. On ne peut plus toucher tout naturellement, tout naïvement, comme Monsieur Jourdain faisait sa prose... on est dans la science de l'affectivité !
Il en va de même d'un autre développement déjà évoqué, celui de Léonard Orr, le créateur du rebirth, qui se sent immortel, prêche l'immortalité et en enrobe le rebirth jusqu’à lui enlever sa nature même d'acte... respiratoire.
Il est vrai que les techniques somatothérapiques sont de simples actes corporels et qu'elles manquent cruellement d'apparat. Quand on se retrouve dans les bras de son thérapeute, on découvre rapidement que ce sont des bras analogues à ceux des autres participants du groupe, que la tendresse y est celle d'un autre homme, d'une autre femme... Il n'y a pas de renvoi majestueux à la scène primitive ou à un Oedipe inversé : des bras sont des bras et la tendresse ressemble à d'autres tendresses. Aussi la tentation de synthétiser dans des théories exaltantes vient-elle seulement comme un... prolongement séduisant.
 

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