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Chapitre 5 : Corpus théorique pour corps thérapeutique

Développement scientifique : la somatologie

La création du concept « somatothérapie » n'est pas seulement le recours aux racines grecques pour trouver une désignation internationale ; elle n'est pas plus la seule tentative de faire table rase des querelles de personnes et d'écoles. Elle s'inscrit bien plus dans la reconnaissance d'une réalité nouvelle, à savoir de l'approche globale de la personne dans ses dimensions psycho-, socio- et somato-logiques. Et, à ce titre, la somatothérapie se doit d'élaborer une science nouvelle, un savoir nouveau.
Il en va ainsi en science. Chaque fois qu'un objet nouveau apparaît ou qu'un nouveau moyen d'observation d'un objet ancien s'invente, il se crée une science nouvelle. Rappelons-nous de ce qu'il en fût du corps organique. A l'époque de la seule investigation à l'œil nu, se constituait l'anatomie. Avec l'arrivée du microscope optique, se développait l'histologie. Le perfectionnement électronique du microscopique donna naissance à la cytologie et les progrès récents permettent des sciences nouvelles telles que les biologies moléculaires puis nucléaires... En anthropologie, nous sommes passés de la théologie aux philosophie, sociologie et psychologie. Le microscope psychanalytique a donné lieu à la métapsychologie et l'observation somatothérapeutique peut légitimement revendiquer une... somatologie.
C'est dans ce cadre, « somatologique », qu'on peut inscrire ce qui se développe en maints endroits comme développement scientifique à partir de la somatothérapie. C'est dans ce cadre aussi que se laissent préciser les conditions et étapes d'une démarche vraiment scientifique. Nous la voyons en six phases successives :
-         définition du lieu d'observation,
-         observation et description des faits,
-         modélisation de ces faits,
-         généralisation par niveaux d'abstraction successifs,
-         falsification et/ou validation,
-         refus de toute extrapolation indue.
 

 

Définition du lieu d’observation
 
Nous nous faisons tous des idées et des théories sur l'homme à un niveau très pragmatique, pour la simple raison que nous sommes des hommes et que nous devons assumer cette humanité. La démarche scientifique est plus ambitieuse -et modeste par conséquent. Elle veut établir des connaissances exactes et, a cet effet, elle s'impose une méthodologie rigoureuse avec beaucoup d'humilité. Elle commence par choisir un lieu d'observation qu'elle investit totalement et uniquement, comme base des développements à venir, renonçant dès l'abord à extrapoler au-delà de ce lieu d'acquisition des données fondamentales. La somatothérapie est ce lieu, ici. Encore faut-il définir plus précisément de quelle somatothérapie il s'agit. La classification proposée dans ce livre fondée sur des critères objectifs (d'organisation de la thérapie et de fonctions corporelles concernées) permet une bonne définition du laboratoire d'étude en question.
La définition précise du champ de recherche est le garant de la transmission et de la reproductibilité des faits. Ainsi tout autre thérapeute peut recréer le cadre en question et y faire dévoiler les faits décrits, même en dehors d'une relation de maître à élève.
La constitution de ce lieu d'observation est aussi le cadre dans lequel la science à venir aura toute sa pertinence. En effet, ce qui en découlera ne sera vrai que là ! Eh oui. C'est cela la modestie de la démarche scientifique. C'est ainsi que j'ai annoncé que l'inconscient freudien n'avait de définition exacte que dans le cadre de la psychanalyse : l'inconscient freudien, c'est ce qui advient sur le divan de la psychanalyse. Tout le reste est extrapolation hasardeuse !
En somatothérapie, il faudra veiller en particulier à ne pas vouloir développer de théorie trop globale à partir d'une technique corporelle trop partielle, à partir d'une simple technique du toucher par exemple.
 
Observation des faits et description en termes courants
 
Dans ce cadre bien défini — somatothérapeutique — se passent des choses qu'il s'agit à présent d'observer et de décrire. Nous avons vu que les somatothérapeutes sont des gens très pragmatiques tout simplement parce que, dans un premier temps, il n'y avait que la pratique, que la création de pratiques. On débouche sur les fameux « cas cliniques » ou « vignettes cliniques » dont certains sont aussi passionnants à lire que les cinq psychanalyses de Freud. Mais il s'agit d'utiliser d'abord les termes les plus simples qui existent, les mots les plus courants, comme le font les romanciers et les poètes. C'est ce qui se révèle très difficile, en fait, parce que nous sommes déjà encombrés par les termes techniques usuels, médicaux, psychanalytiques et/ou philosophiques par exemple. Or chaque fois que nous employons des concepts venus d'ailleurs (comme psychose, inconscient, ou désensibilisation par exemple) nous travestissons déjà le matériel observé, nous l'affublons déjà d'un habit qui n'est pas le sien, nous dévions de la démarche scientifique.
En effet, ces concepts théoriques venus d'ailleurs ont des sens de plus en plus particuliers au fur et à mesure de leur utilisation dans un cadre donné. Et puis les concepts, ce sont des abstractions très réductrices, bien éloignées des faits réels. Même les mots, les simples mots qu'il faudrait pourtant utiliser en premier sont déjà des abstractions qui trahissent la singularité des faits. Que veut dire : il sourit, son visage s'éclaire, ses traits se détendent, la peau se colore ?
Avant les concepts et presque avant les mots, doit intervenir une étape fondamentale en somatologie, la visualisation sur un modèle topographique.
 

 

Repérage sur un modèle topographique
 
La thérapie est un événement unique et singulier, alors que la théorie ne dit que des généralités.
Pour échapper à cette réduction — du moins partiellement — on peut recourir à l'inscription du fait singulier sur un modèle topographique qui se construit tout autant autour de repères généraux. C'est ce qui se fait dans de nombreuses démarches scientifiques (nous le verrons plus loin) La somatothérapie s'y prête merveilleusement dans la mesure où le corps se laisse voir, en des régions quasi géographiques, avec des fonctions distinctes et des lignes de force vectorielles (tension - détente, émotion - communication, sensation - action par exemple) ! Ces tentatives sont présentées plus loin et possèdent une telle pertinence qu'il semble obligatoire à toute somatologie d'introduire un modèle topographique.
 
Généralisations par niveaux d’abstraction successifs
 
Quand on a observé dix fois le même effet (il sourit, son visage s'éclaire, ses traits...) avec la même technique (respiratoire notamment), on a le droit de proposer une première généralisation : la thérapie respiratoire détend, apaise et remplit. Quand on observe que dix techniques différentes aboutissent au même effet (de détente par exemple), on peut faire un pas de plus et les réunir sous le terme de « techniques de détente », Et ainsi de suite.
Ce travail se fait un peu partout, mais pas toujours avec suffisamment de rigueur. Il reste trop souvent confiné à un lieu d'observation particulier — à une méthode précise d'une école donnée. Le recueil de ces premières généralisations et leur mise en rapport entre elles devraient être confiés à des chercheurs qui ont du recul par rapport à chaque école particulière. Mais cela est rare. Etquand cela se fait, c'est pour aboutir trop souvent à une synthèse qui... se particularise aussi vite en une nouvelle école !
L'autre possibilité d'arriver à des généralisations de plus en plus abstraites et globales découle de l'utilisation des modèles topographiques. Il se fait peu a peu un travail sur le modèle, par le modèle lui-même qui court-circuite la subjectivité du chercheur. C'est ce qui se développe en somatologie plus précisément.
 
Falsification ou validation des théorisations
 
Bien qu'on soit dans les Sciences Humaines réputées « molles » par opposition aux sciences exactes dites « dures », il est possible et nécessaire de tester les premières conceptualisations. S'agit-il d'une simple tentative de falsification comme le préconise Karl Popper ou d'une véritable validation qui lui assurerait plus de permanence, c'est au choix de chacun ! Toujours est-il qu'il faut tester, et cela peut se faire par trois moyens au moins :
-        le retour à la praxis : chaque théorie doit être confrontée à la pratique, avec des thérapeutes différents et des patients différents ;
-        la transmission à d'autres chercheurs pour tester la reproductibilité des faits dans des conditions différentes ;
-        l’établissement des concordances et discordances avec les théories voisines issues de lieux d'observation voisins ; il s'agit là de tout autre chose que d'emprunt syncrétique.
 
Refus de toute extrapolation abusive
 
Nous le disions dès la première étape : les théories issues d'un lieu de recherche donné ne sont vraiment pertinentes que pour ce lieu-là. Toute généralisation au-delà de ce lieu ne sera qu'extrapolation sans garantie scientifique. Elle pourra apporter sa part d'enseignement, elle pourra éventuellement être efficace en ce nouveau lieu, mais il s'agira d'une nouvelle démarche qui nécessitera de repasser tout le parcours de validation que nous venons de détailler.
Sinon il ne s'agit que de dogme et d'idéologie. C'est le risque de toute théorie. Mais, il faut le souligner, ce risque ne guette pas tant le chercheur initial que ses élèves et disciples.
 
Dérive dogmatique
 
Personnellement, je connais bien la chanson. Car ça se déroule comme une chanson et, en France notamment, ça se termine surtout par une chanson. On commence dans la recherche scientifique et ça s'achève dans les dogmes de l'école. Au départ existe un impérieux besoin de comprendre comment et pourquoi ça se passe d'une certaine façon. Cette disponibilité mentale provoque les intuitions les plus créatives, des trouvailles très apaisantes, comme des percées plus troublantes. Et ça cogite ! Puis se font tout aussi associativement les références aux autres théories, l'espionnage dans les congrès et revues avec de gros doutes dès que l'on tombe sur des concepts bien ficelés et médiatisés. Puis revient l'entêtement personnel : non, ici, c'est différent, il faut trouver mieux. La recherche reprend ses droits avec rigueur et discipline. La solitude est appréciable parce qu'elle empêche la contamination par les autres. L'isolement à Strasbourg, petite ville provinciale, est protecteur. Puis, quand j'ai trouvé, Strasbourg redevient tout d'un coup la capitale de l'Europe ! Et l'on recommence à observer, généraliser, douter, modéliser, écrire et communiquer. Mais la médiatisation est longue et lente. La circulation des messages achoppe sur une dynamique qu'il faut apprendre, sur la circulation du savoir qui n'est que la forme moderne du pouvoir. Et quand ça traîne, on s'en félicite à nouveau pour ce temps supplémentaire à bien ficeler le message !
Car, à la longue, on conçoit enfin la pertinence de l'idée — très somatothérapique — que tout mûrit grâce au temps et arrive à son heure. On en deviendrait presque philosophe si... les élèves n'arrivaient pas entre temps. Car, avant de faire la une des médias et le prime time des télés, on récupère quelques disciples.
 
Syndrome de l’école
 
Ils sont quasiment des pionniers. Ils ont le mérite d'avoir fait le bon choix et on leur en sait gré, les récompensant de passe-droit et de facilités de tous ordres. Rappelez-vous, Ferenczi et Jung, leur analyse, c'était en promenade, avec la main de la fille de surcroît. On attend d'eux qu'ils participent à la recherche, qu'ils l'épousent — encore — qu'ils épaulent, qu'ils prennent à leur compte l'un ou l'autre secteur de cette recherche parce qu'on ne peut être partout à la fois. Mais ce n'est pas ça. Ils ne veulent pas ça du tout, Déjà qu'ils ont accepté un maître, ils ne vont pas encore lui faire son boulot. Trop, c'est trop. Il leur faut juste quelques concepts bien sécurisants, apaisants, quelques munitions à balancer aux détracteurs. Ils veulent des résultats. Ils écoutent distraitement et lisent superficiellement... comme c'est toujours la même chose qu'il raconte, le maître ! Ils ne voient pas que quelque chose évolue même si c'est la même chose, d'un texte à l'autre.
C'est là que se constitue le syndrome de l'Ecole : alors qu'il y a du doute chez le chercheur, il ne s'installe que des certitudes chez le disciple. Encore, s'il répétait exactement. Mais non. Soucieux d'ajouter son grain de sel, il transforme le message et le rend parfois inintelligible sinon arrogant. Alors commence la souffrance du maître qui se sent incompris, trahi, utilisé. Et ce n'est que maigre consolation que d'avoir au moins quelqu'un qui fait circuler le message. Ferenczi et Jung, quelle souffrance pour Freud. Faut-il s'en débarrasser pour soigner le syndrome ? Ferenczi a été réduit au silence, Jung, congédié, la Cause Freudienne, dissoute.
Car la recherche continue. La théorisation passe par ces niveaux d'abstraction successifs que nous évoquions au risque de constituer une rupture conceptuelle fondamentale. Le nouvel acquis vient déranger tous les autres. Ainsi de la «pulsion de mort» de Freud, dela « passe » de Lacan, du « back to basics » de Lowen qui créent des clivages dans l'école, sinon des ruptures. L'insécurité guette à nouveau et pousse à se crisper encore plus sur les dogmes si péniblement acquis.
La ritualisation de la pratique, la dogmatisation des concepts et l'idéologisation de la théorie relèvent beaucoup plus des élèves que de leur auteur lui-même. Le syndrome de l'Ecole commence à éclore dans le courant des somatothérapies aussi. Ici aussi, ils offrent un lieu d'exploration quasi ethnographique qu'il nous faudra aborder et arpenter gaillardement. La Science est à ce prix.
Mais que peut-on faire pour éviter ce syndrome de l'Ecole ? Il y a trois solutions d'inégale valeur.
-        Le maître peut exercer une autorité telle qu'il réussit à faire répéter ses théories de façon suffisamment fidèle; le risque se déplace dans la possibilité d'avoir des élèves encore plus paranos que le maître !
-        Le maître peut laisser faire, spontanément, confiant dans le devenir de tout ce qu'il sème ainsi. Le risque réside dans des développements de plus en plus dissidents qui se constituent en théories nouvelles. Daniel Casriel est venu en Alsace et au Bade Wurtemberg voisin: il a suscité la somatanalyse à Strasbourg et la Teaching and Learning Conmunity à Bad Herrenalb ; mais autant Walther Lechler que moi-même lui en savons gré et le citons parmi nos maîtres.
-        Enfin, on peut refuser d'être un maître et rester un chercheur fidèle aux règles de la recherche scientifique. Il faut alors accepter toute la dimension de la circulation du savoir et jouer le jeu de cette dynamique. La société a mis en place les règles de ce jeu : écriture, publication, communication dans les congrès, émissions radio et télé sérieuses — mais pas en prime time—, confrontations et éventuellement conflits... à gérer scientifiquement. La circulation du savoir est à ce prix et cette circulation-là est aussi nécessaire que la circulation de l'énergie pour éviter au chercheur de devenir... parano, dans son coin ou dans son Ecole.
Je disais en introduction que la somatothérapie est la « cambrousse >. de la psychothérapie, sa tribu archaïque, le lieu d'observation des processus élémentaires. Mais, paradoxalement, elle est aussi le lieu le plus jeune, le plus souple et le plus évolutif de la psychothérapie. Il y a là deux qualités extrêmement intéressantes qui laissent augurer d'une belle évolution. Notre ambition est de nous appuyer sur ces qualités pour permettre aux somatothérapies de bien soigner les « syndromes d'Ecole ».
 
Mais qu’est-ce encore que ces somatothérapies ? La deuxième partie de ce livre nous en décrira de nombreuses et en profondeur pour que des données précises viennent étayer les réflexions plus générales que nous portons sur elles.
 

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