Chapitre 5 : Corpus théorique pour corps thérapeutique Somatanalyse, Somatothérapie, un premier champ d’intégration
La somatanalyse a été enseignée à près de mille professionnels de toute l’Europe et d’Afrique du Nord. Elle se pratique bien plus encore sous d’autres formes très proches, certes moins systématisées mais d’autant plus inventives, souvent cantonnées au pays d’origine et d’autant plus difficiles à transmettre. C’est intégrée dans le vaste champ de la Psychothérapie Plénière, qu’elle trouve sa juste place, un peu effacée mais d’autant plus efficace.
Notre but, ici, n’est pas la promotion de la somatanalyse mais l’exposé de son exemplarité pour la démarche intégrative. Elle n’est pas seulement un modèle de recombinaison cohérente de techniques existantes mais encore un exemple d’évolution vers une forme propre et de constitution d’une nouvelle psychothérapie. Fort heureusement elle ne s’est pas refermée sur elle-même. Elle a rapidement postulé à une nouvelle classe de méthodes : la somatothérapie. Très vite, je me persuadais que s’il y a une somatanalyse, il doit y avoir une catégorie plus large, la somatothérapie et, tant qu’à faire, une science correspondante, la somatologie ! Le mimétisme a fait son œuvre – psychanalyse, psychothérapie, psychologie - encore fallait-il oser y céder car tant d’arrogance ne suscite guère la sympathie. Quand j’ai intégré l’haptothérapie dans la classe des somatothérapies (en référence au toucher haptonomique) Frans Veldman m’a excommunié et tous ses livres contiennent au moins une diatribe contre la somato- ! Et je le lui rends de temps en temps comme on le lira dans quelques pages !
Le besoin d’intégration était là dès le départ mais il aura fallu un quart de siècle pour réaliser la première étape, du corps en psychothérapie, du corps « qualitatif », du corps de maîtrise et de jouissance. La société a mis ce corps à la disposition des thérapeutes, prudemment, progressivement : d’abord le corps du mouvement, de la posture, de la détente, il y a cent ans ; puis le corps émotionnel de Reich, Janov, Casriel ; et encore le corps sensuel du massage, de la sexothérapie ; enfin le corps « transpersonnel » des états de conscience modifiés et de la méditation pour, finalement, oublier le seul corps au profit de la globalité de l’être, de l’holanthrope.
Freud avait touché le corps avant de se retirer à distance canonique. Il a dissuadé Ferenczi de le faire et a pu le neutraliser. Reich, lui, il a fallu le renvoyer. La nouvelle loi française qui réglemente le titre de psychothérapeute est une nouvelle entrave pour le corps en thérapie. Mais, bien que marginalisée officiellement, la somatothérapie se répand, mieux encore elle oblige la psychothérapie à se remettre en question, à accepter, par exemple, ses trois champs d’application principaux (psychothérapie, sociothérapie, somatothérapie), à s’inscrire dans un historique et des classifications dont on verra un des tableaux plus loin.
Le nouveau champ somato- est très expérientiel et produit volontiers des études cliniques, ou du moins des descriptions de cas cliniques. Nous en avons proposé trois ci-devant. Lacan, par contre, n’a jamais décrit de cure…. Son cas Aîmée n’étant qu’un tableau diagnostique et théorique. J’ai aussi rédigé de longues présentations de groupes thérapeutiques et, dans ce livre, on retrouvera une belle dynamique de groupe qui illustre la naissance du « somatodrame », créé par Wasilis Zanichas, psychiatre d’origine grecque. Certes, les cas cliniques ne sont pas des validations, et encore moins des preuves ; ils ne sont que des illustrations des méthodes et théories. Mais les professionnels déduisent bien plus de ces textes : ils se laissent convaincre ou se méfient, dans une appréciation « molle » comme cela se fait dans les sciences humaines réputées telles.
Toujours est-il que la production de cas cliniques et leur diffusion dans le monde professionnel est un véritable acte scientifique. Les mémoires de fin de formation de mes élèves doivent tourner autour d’une telle présentation.
Puis vient le temps de la concrétisation théorique. Il est bien entamé en somato-. Nous avons déjà reçu le nouvel enseignement sur la dynamique de groupe. Nous avons annoncé la théorie des « purs processus inconscients » qui se complètera plus loin. Les explications calmeraient-elles les craintes que suscitent les pratiques ? Bien au contraire. Autant les professionnels peuvent se laisser séduire par une nouvelle technique qu’ils pourraient ajouter à toutes les autres, autant ils rechignent à voir leur bel édifice conceptuel menacé ! De mettre « l’illusion groupale » en question m’a valu cette merveilleuse réplique d’un de mes éditeurs :
« En France, on n’attaque pas Didier Anzieu » !
Résumons. Autant les trois Somatanalyses sont d’excellentes méthodes – pour séquences longues et moyennes de la cure séquentielle – autant elles sont un premier jalon dans notre démarche intégrative. Nous possédons à présent un très beau sous-ensemble de notre puzzle. Et pour lui ajouter encore quelques morceaux supplémentaires, je propose un texte sur la méthodologie et l’épistémologie de l’intégration. Ce texte a quinze années d’âge mais n’a pris aucune ride depuis. Il est extrait du livre « Les Somatothérapies » édité par Masson/Simep en collaboration avec G. Liénard.
"L'irruption du corps en psychothérapie est un événement majeur, non seulement pour la pratique psychothérapique elle-même mais encore pour sa compréhension. Et comme la psychothérapie est actuellement l'un des laboratoires les plus féconds de la psychologie, la recherche sur le corps en thérapie est aussi un lieu privilégié des sciences humaines. En voici deux exemples.
Les quatre temps de l’histoire des somatothérapies
Nous venons d'évoquer rapidement l'une des nombreuses acquisitions issues de cette démarche : l'observation de quatre temps successifs dans l'histoire des somatothérapies occidentales ce qui ouvre une hypothèse passionnante, à savoir qu'il y aurait les quatre mêmes étapes dans le développement de l'enfant, les temps du :
- corps fonctionnel (mouvement, posture, tension-détente),
- corps émotionnel,
- corps sensuel,
- corps transfonctionnel (des états de conscience modifiés).
Un autre apport scientifique nous vient du travail de classification qui s'élargit à toute la psychothérapie (prise au sens large) après en avoir proposé la distinction fondamentale en:
- psychothérapie (prise au sens restreint de thérapie basée sur les processus psychiques et verbaux),
- sociothérapie (thérapies basées sur la dimension sociale : couple, famille, institution, groupe thérapeutique),
- somatothérapie (basée sur les processus somatologiques).
Cette mise en parallèle des trois grandes classes de (psycho) thérapie nous permet de postuler la « loi d'équivalence fonctionnelle » entre les trois niveaux où se déroulent les processus thérapeutiques, les niveaux psycho-, socio- et somato-logiques : les processus thérapeutiques essentiels sont les mêmes aux trois niveaux. En conséquence, il se passe fondamentalement la même chose, que l'on travaille en psycho-, socio- ou somato-thérapie.
La fécondité de ces découvertes nous pousse à croire que la somatothérapie joue un rôle analogue à celui de l'ethnologie. L'étude des sociétés traditionnelles nous donne un aperçu basal de l'organisation des sociétés parce qu'elles sont non pas élémentaires mais centrées sur l'essentiel, contrairement à nos sociétés occidentales où la complexité ne permet d'extraire que difficilement les choses fondamentales. Les somatothérapies nous donnent elles aussi accès à l'essentiel, grâce au corps, alors que le verbe et le discours travestissent déjà bien trop le fonctionnement humain. Dans ce chapitre, nous assistons à une autre illustration de cette fécondité de la démarche somatothérapique.
Car il s'agit d'une démarche bien structurée, à la fois méthodologique et scientifique, que cette mise en évidence du fait « somatothérapique » qui transcende les individus et les écoles pour ne se centrer que sur un fait, sur « le corps en psychothérapie ». tout le corps, rien que le corps.
Une théorie pour le corps ?
Aujourd'hui il s'agit du corps de doctrine, du corpus théorique. Ici aussi le regard naïf du somatothérapeute voit des choses neuves, une autre histoire, d'autres développements. La classe psychothérapique actuelle est tellement obnubilée par la prééminence que prend la théorie psychanalytique qu'elle en rajoute et traduit la célèbre formule de Freud dans un lapsus révélateur : quand Freud compare la psychanalyse à l'or et les psychothérapies au cuivre, parce qu'alliées à la suggestion, les disciples parlent d'or et de plomb. Le plomb est vil, mais le lapsus traductori est encore plus vilain.
Sortons donc notre calepin d'ethnologue et notre magnétophone, notre caméscope faudrait-il ajouter pour faire moderne. Car ce sont les mouvements les plus élémentaires, les plus basaux de la démarche théorique que nous pouvons observer ici. Et d'abord le départ, la cause, le besoin de théorie.
Pourquoi théoriser, en effet ?
Rappelons-nous le bref historique que nous avons esquissé. Nous y avons vu des hommes de terrain, des expérimentateurs, des cliniciens aux prises avec la pratique. Cela ne marche plus ? Alors on trouve autre chose, De nouvelles pathologies éclosent-elles ? Voilà qu'on crée des réponses idoines. Le courant psychanalytique, replié sur le psycho-, sur le verbal, est-il confronté à un reste ininterprétable ? On introduit le corps, la mise en acte et le contact cathartique (Ferenczi), le massage de la cuirasse musculaire et l'énergisation respiratoire (Reich). Mais voici que ces nouvelles pratiques créent aussi des faits nouveaux, des vécus inconnus et des événements étranges (unheimlich). Le courant des pratiques corporelles, lui, se laisse porter par le libéralisme ambiant et passe du corps fonctionnel au corps émotionnel puis sensuel, bientôt aux états de conscience modifiés que Freud traitait précisément « d'unheimlich », d'étranges. En même temps, ces pratiques libèrent des vécus tellement forts et intenses qu'ils fascinent les nouveaux thérapeutes les plus jeunes surtout, déroutent les autres et suscitent une véritable inquisition chez d'autres encore.
La surprise des praticiens et la condamnation des patriciens devant du matériau aussi brut poussent tout droit à la recherche d'une structuration. Le vécu doit s'organiser. Le besoin fondamental est de structuration, dans la vie et en psychothérapie. Ce recadrage se fait nécessairement, par étapes successives, en partant des plus implicites pour arriver aux plus explicites. Notre tribu somatothérapique nous balise clairement cet itinéraire, marquant trois étapes plus précises d'autant de rituels tellement évidents qu'ils risquent de passer inaperçus. Ces trois étapes sont :
- sociale
- méthodologique
- et théorique.
Le premier effet de structuration vient de la société. C'est la capacité du cadre social à assimiler la nouveauté qui constitue le premier niveau d'organisation. Et les psychothérapeutes s'y adaptent sans le savoir. Ce mouvement se fait à une si grande échelle et à une telle profondeur que l'intéressé, pris dans l'immédiateté du vécu, n'y fait pas attention. L'histoire de la somatothérapie nous en donne l'illustration parfaite, positive et négative. Le développement des pratiques corporelles, du corps fonctionnel aux corps émotionnel, sensuel et transfonctionnel, suit très précisément le degré de libéralisation de la société occidentale. En temps de paix et d'abondance, on lâche la bride sur le corps. En temps de conflit et de pénurie, on met le holà. C'est ainsi que les tentatives de Ferenczi et de Reich ont été freinées, rejetées et arrêtées par les totalitarismes régnants puis par la seconde guerre mondiale. Et c'est la Californie, qui n'a pas connu la guerre sur son sol et s'est même développée grâce à la guerre, qui a relancé le mouvement. La bioénergie, le cri primal, la gestalt sont nées là-bas, loin de Ferenczi et Reich... que la société psychanalytique elle-même n'a pas pu assimiler.
Cette structuration par la société est implicite, automatique, tellement elle est fondamentale. Même si l'individu résiste à l'une ou à l'autre intervention ponctuelle (rejet par les collègues, critique d'un écrit), il ne peut échapper véritablement à la vague profonde. Car, tout aussi spontanément, il déclenche la seconde étape de la structuration, l'étape méthodologique. Il s'organise lui-même, il inscrit son travail dans un cadre structurant, il crée une méthode, une technique. Référons-nous encore à Reich qui s'est laissé surprendre et convaincre par l'explosion émotionnelle de certains de ses patients, qui s'est lancé globalement dans la libération sexuelle, dans la libération tous azimuts. Ses disciples n'en ont pas moins structuré son travail, découpant la globalité (du corps) en parties distinctes (les sept anneaux musculaires) et y inscrivant un sens de déroulement très précis, les sept lieux du corps devant être travaillés dans une succession précise. La preuve qu'il s'agit là du besoin de structuration plus que d'une nécessité clinique se trouve dans le fait que les écoles post-reichiennes se séparent sur le sens de ce déroulement, de haut en bas (yeux → périnée) ou de bas en haut (jambes → yeux) en donnant chacune des arguments tout aussi péremptoires. Moi-même, avec ma socio-somatanalyse (forme groupale de la somatanalyse), j'impose le découpage de la séance en quatre temps (verbal, vocal, primal et convivial) pour caractériser la méthode et la distinguer de toute autre organisation, quelle que soit son allégeance analytique.
Et puis s'initie la troisième étape, celle qui nous intéresse ici, l'étape théorique. Cette longue introduction a voulu nous en donner la portée première qui est de structuration. Tout événement humain doit avoir un sens, parce que l'homme fonctionne conjointement dans le corporel, le social et le psychique. Le « sens » constitue la part psychique de son fonctionnement. Toute psychothérapie doit avoir une théorie parce que cette «explication intellectuelle» constitue la part psychique de l'événement thérapeutique. Celte troisième étape est tout aussi implicite et obligatoire que les deux premières. Mais elle est généralement plus consciente puisqu'elle fait intervenir le... conscient, le rationnel. La théorisation peut déborder le seul cadre d'origine dans un second temps et devenir une science autonome. C'est le cas de la métapsychologie freudienne et de ma propre somatologie. Mais, au départ, sa fonction première est de structuration, d'organisation d'une pratique qui ne peut pas en rester au vécu brut, qui deviendrait sans cela... brutale. Il y a là d'ailleurs le risque que cette extrapolation à une science autonome ne vienne nuire à sa fonction première, de pratique. Nous y reviendrons.
En attendant, il nous est agréable de constater que l'extrême exubérance des somatothérapies nous permet encore une fois de regarder les démarches de théorisation de façon nouvelle, sans préjugé d'école. Elle nous aide à illustrer ce qui va suivre et que je propose de généraliser en quatre attitudes principales :
- l'intuition pragmatique,
- l'emprunt syncrétique,
- l'enveloppement synthétique,
- le développement scientifique.
Nous terminerons avec la «dérive dogmatique»,qui est la tentation de l'homme, au delà de la théorie.
La psychothérapie est d'abord une pratique, une praxis. Elle tâtonne, elle crée, elle fait du bricolage de... génie. Chaque couple thérapeutique est singulier et neuf, chaque séance même de cette cure est unique. Il n'y a donc pas à s'étonner que le psychothérapeute soit d'abord et avant tout pragmatique. Il travaille sur le tas. Joseph Breuer a observé les mérites de la « talking cure », Sigmund Freud a prêté de l'efficacité au transfert, Arthur Janov a saisi au bond l'impact du cri. Au commencement était l'acte... bien avant le verbe, qui n'est qu'un autre acte, sui generis.
Le pragmatisme, c'est la reconnaissance des faits qui nous sont donnés à voir, c'est l'intuition de l'efficacité thérapeutique de ces faits. It works, ça marche. On peut donc y aller. Tant que ça marche, on peut continuer. On cherche à perfectionner le truc pour que ça marche encore mieux ; quant à la compréhension des faits, elle est secondaire, du moment que ça marche.
Cette attitude est répandue et fréquente, plus qu'on ne croit. C'est une attitude positive, initialement nécessaire et parfois durable et définitive. Dans le courant psychanalytique français, on avait essayé à une certaine époque de distinguer les praticiens et les théoriciens, et même de les séparer comme pour les protéger, comme si la théorisation devait nuire à la pratique et vice versa. Cela n'a rien donné et pour cause, puisque, dans notre approche, le praticien est un théoricien... pragmatique. Il y a évidemment déjà une certaine élaboration, même si elle reste implicite ; il y a déjà des références externes et j'en citerai trois pour en faire les critères d'une subdivision en trois pragmatismes distincts :
- clinique,
- comportemental,
- sociétal.
Pragmatisme de référence clinique
Ici, ça guérit.
Le truc, qu'il soit acte, expression ou contact, fait disparaître le symptôme.
Le patient va mieux : « Merci docteur et surtout pas au revoir ».
La guérison clinique est évidemment la référence première pour un thérapeute. J'aime à rappeler l'histoire de Matthias Alexander qui est exemplaire ici. Il était acteur, mais perdait la voix quand il déclamait sur scène. Les médecins n'y pouvant rien, il se prend en charge lui-même et observe que sa voix s'éteint quand sa tête bascule en arrière. Il suffit qu'il la penche quelque peu en avant pour que sa voix se maintienne. Mais il met neuf ans pour en arriver à faire de cette posture une attitude habituelle. Et cette simple « pratique » posturale devient le cœur d'une somatothérapie, la méthode Alexander. Elle s'est perfectionnée, s'est élargie autour de cette posture centrale, elle s'enseigne et se pratique de par le monde et... ça marche. Et il suffit que ça marche, comme le yoga, comme la marche à pied, comme l'amour. Il n'y a pas à théoriser plus avant, il suffit que ça guérisse.
Pragmatisme de référence comportementale
Ici, ça fait mieux vivre, ça fait réussir.
Le truc, ce n'est plus seulement une technique thérapeutique mais un comportement plus global qui découle de la thérapie.
Le patient fonctionne bien, réussit mieux, construit sa vie avec satisfaction.
L'exemple nous vient de Daniel Casriel, l'un de mes maîtres. Ce psychiatre et psychanalyste new-yorkais était spécialisé dans la prise en charge des toxicomanes. Dans ce cadre, il découvrit la communauté de Synanon où les ex-drogués se prenaient eux-mêmes en charge, en particulier dans le cadre de sessions marathon où ils exprimaient tout, jusqu'à la confrontation et l'agression, avec geste et cri, dans une expressivité aussi totale que possible. Casriel reprit ce « comportement » et en fit une thérapie pour sa clientèle psychothérapique, le «New Identity Process ». Qu'il découvre ultérieurement l'expressivité supplémentaire par le contact, dans le « bonding » ou étreinte, est dans la droite ligne de ce comportement. Et qu'il fasse de ce comportement de libre expression le cœur de sa théorie illustre parfaitement notre propos : puisque ça fait vivre le drogué, puisque ça fait mieux vivre le névrosé et le borderline, ça vaut une théorie... très pragmatique. Le livre de Casriel s'intitule : « a scream away from happiness ». « le bonheur n'est qu'à un cri de là ».
Pragmatisme de référence sociétale
Ici, ça fait s'intégrer dans le cadre social.
Le truc, c'est carrément une philosophie de vie, une Weltanschauung, un mode de vie.
Le patient hume l'air du temps et s'y sent à l'aise, inséré, intégré. L'illustration est plus subtile puisque la chose elle-même se complexifie. On n'est plus dans l'ethnologie sommaire mais dans une sociologie compliquée. Le créateur de thérapie hume le fameux « air du temps », la culture de groupe, la quintessence du moment social et sait les faire passer dans son travail, obtenant ainsi des résultats réels et appréciables ! De là à en faire la théorie de sa méthode, il n'y a qu'un pas que le pragmatisme... américain franchit aisément. Car je pense à Fritz Perls, psychanalyste européen, qui a émigré aux Etats Unis après un passage en Afrique du Sud et qui a bien senti d'où venait le vent : du hic et nunc, de l'ici et maintenant. En effet, bien que la Gestalt soit complexe, elle se résume bien dans cet « hic et nunc » qui devient quasiment son logo. De plus, c'est un astucieux pied-de-nez à la psychanalyse qu'il était temps de confronter. Vivre dans le présent, là où l'on est, dans le moment qui s'écoule, avec les gens alentours, est d'un effet salutaire pour tous ceux qui cherchaient dans le passé (du divan) ou se projetaient dans le futur de la réussite à l'américaine. C'était du temps des hippies et des premières pollutions de la planète. Un peu plus tard, annonçant les yuppies, et toujours aux Etats Unis, se créait le séminaire EST avec le nouvel air du temps : réussir à tout prix, quitte à imposer les junk bonds (les actions «pourries») qui conduiront les caisses d'épargne à la faillite. Le créateur d'EST était d'ailleurs un ancien commercial.
Onl'aura compris, la cohérence avec la mentalité ambiante constitue une espèce de validation théorique de la pratique. Le pragmatisme n'est pas une véritable théorie. Il vaudrait mieux l'envisager comme une « rationalisation de la pratique ». Il y a du raisonnement dans l'air : puisque ça guérit, fait vivre, insère dans l'ambiance sociale, c'est bon. Et ça peut effectivement suffire pour soutenir une praxis. C'est même la qualité première de ce type de démarche, d'être près de la praxis et d'y investir au maximum, dans la relation particulière à chaque patient, dans la singularité de chaque séance de cette cure. Et puis, il y a d'autres garanties, d'autres niveaux de structuration, ceux que nous avons évoqués ci-dessus : la structuration sociale et l'organisation méthodique. Car, contrairement à l'idéologue, le praticien pragmatique ne dévie pas trop de ce qui a cours ; implicitement, il rejoint les courants porteurs, c'est bien pour cela qu'il n'a pas besoin d'une béquille théorique importante.
L'intuition pragmatique est néanmoins exposée à deux risques majeurs lorsque le praticien n'y prend pas garde, lorsque c'est par paresse ou facilité qu'il en reste à cette seule rationalisation de sa pratique : le manque de profondeur et la généralisation abusive. La somatothérapie est toujours complexe, se déroulant à de multiples niveaux. La praxis ne retient que l'un ou l'autre point particulier, elle trahit cette complexité et devient réductrice. Par ailleurs, les comportements doivent évoluer, avec l'âge notamment, et l'air du temps tourne comme le vent... il y a donc risque de changement fréquent de références théoriques.
Quant au risque de généralisation, il découle de là. L'intuition pragmatique est simplificatrice et versatile ; elle ne supporte donc pas de généralisation trop poussée sinon elle se transforme en dogme contraignant ou référence stérile, car démodée et déplacée. Ce qui faisait sa force se retourne contre elle ; le truc ne marche plus ; it does'nt work. A un certain moment, le seul pragmatisme ne suffit plus. Le somatothérapeute qui persévère dans sa profession prend conscience de la légèreté de ses rationalisations même si elles sont justes. Quand il échange avec ses collègues, il encourt leurs remarques ou se les fait lui-même. C'est alors qu'il est séduit par la puissance des théories bien construites, bien partagées et bien médiatisées.
J'ai assisté à l'époque où le courant des « Nouvelles Thérapies », appelé aussi « Psychologie Humaniste », a accusé le coup. Mai 68 a fait flamber sa créativité et son pragmatisme mais, dix ans plus tard, il se retrouvait en piteux état, cherchant désespérément des ancrages. Le mouvement a d'ailleurs éclaté en deux courants principaux, l'un médical représenté par la somatothérapie, l'autre spirituel, regroupé dans le transpersonnel.
Dans un premier temps, ce sauvetage s'est fait principalement par l'emprunt syncrétique. Par là. J'entends le recours à un corpus théorique déjà existant et qui semble pouvoir servir de cadre à la nouvelle praxis somatothérapique. L'emprunteur découvre un certain parallélisme entre sa pratique et la théorie concernée et lui attribue une fonction explicative de cette pratique. Il s'agit même peu à peu d'une justification et d'une validation. Nous pouvons illustrer cette démarche par trois lieux d'emprunt principaux :
- les sciences bio-physiologiques et neurosciences,
- la métapsychologie psychanalytique
- et les sagesses orientales.
Emprunts a la bio-physiologie
La synergie est évidente : les somatothérapies travaillent au niveau du corps, donc tout ce qui vient de la biologie et de la physiologie est pain béni. Freud lui-même pensait que la biologie allait tout expliquer un jour et rendre la psychanalyse caduque ! Alors pourquoi se priver ? Toute connaissance qui pourrait expliquer de près ou de loin ce qui se passe au niveau bio-physiologique pendant le travail somatothérapique peut devenir la théorie explicative de cette somatothérapie. Certains auteurs ont sauté sur l'aubaine. Henri Laborit a décrit une voie nerveuse «inhibitrice de l’action» et l'on s'en est servi pour théoriser le travail d'expressivité : libérez vos émotions. Les neuroendocrinologies ont découvert les endorphines, des morphines cérébrales qui font jouir comme la drogue elle-même. Qu'à cela ne tienne, le cri primal fonctionne à ces endorphines là : quand on crie, de façon primale, on libère des endorphines et c'est bon pour la santé.
Il est un autre emprunt, plus commun, plus ancien aussi, qui se fait largement, c'est celui du cerveau de Mc Lean avec ses trois étages : cerveau archaïque, cerveau émotionnel, cerveau intellectuel. La tentation tendait des bras séducteurs : le travail sur le corps et les émotions reconnecterait les trois étages du cerveau. Le parallélisme est évocateur. Plus tard se sont précisées les deux fonctions opposées et complémentaires des hémisphères droit et gauche, associatif et dissociatif : là encore l'évocation se fait persuasive.
En réalité, ilne s'agit que de parallèles, que de descriptions qui ont des airs de ressemblance. L'insistance sur ces coïncidences voudrait arracher un effet d'explication : «voyez que les effets du cri sont biologiques »... Les développements donnés aux aspects bio-physiologiques voudraient évoquer une validation des pratiques corporelles : « puisque c'est physiologique, c'est donc vrai et efficace ». Comme psychiatre, je connais bien ces incursions dans les sciences dites exactes. Chaque année, on m'annonce un nouveau marqueur de la schizophrénie, une tache rosée dans les urines, ou une déformation d'unerégion de l'encéphale. Vue au scanner, elle renforce le crédit des causes organiques, pour trois mois… puis on se rabat à nouveau sur les valeurs sûres, la correspondance Freud-Ferenczi par exemple.
Il ne faut évidemment pas rejeter ces compléments d'information venant des sciences anatomo- bio-physiologiques. Mais il faut toujours garder à l'esprit que :
- ces sciences dites exactes sont en plein développement et que la vérité d'aujourd'hui est modifiée sinon contredite demain ;
- elles ne disent que des généralités dans un réductionnisme maximal qui n'envisage plus que des « organes », ce qui exclut toute approche de la personne singulière et de sa complexité telle qu'elle se présente en somatothérapie ;
- enfin, même au paroxysme de la gloire d'une nouvelle découverte bio-physiologique, la relation de cause à effet avec la thérapie n'est jamais établie... scientifiquement.
Il y là effet d'interprétation, mais pas de scientificité...
Emprunts à la psychanalyse
Alors on se rabat sur les valeurs sûres, sur le comportementalisme, actuellement magnifié par le cognitivisme, sur le systémisme et surtout la psychanalyse. Cette dernière s'avère toujours encore le corpus le plus ancien — cent ans — le plus développé, le mieux connu et le plus proche de la somatothérapie. N'ai-je pas moi-même appelé ma propre création « somatanalyse » ? Et l'on s'approprie ses concepts, qui de l'inconscient, qui de la pulsion, de l'Oedipe et autre scène primitive. Et l'on se doit de verbaliser, d'interpréter et de respecter la neutralité. On se demande même s'il ne faut pas renoncer à nouveau au toucher ! N'oublions pas l'imaginaire, le symbolique et le réel, dans sa trilogie lacanienne qui fait du corps, relégué dans le réel, quelque chose d'absent.
Evidemment, en vertu de la « loi d'équivalence fonctionnelle », les psycho-, socio- et somato-thérapies reposent sur les mêmes processus fondamentaux. Aussi les principes de base si bien étudiés en psychanalyse s'appliquent-ils à la somatothérapie en tant que cure psychothérapique. Le praticien aguerri, à l'aise avec le travail corporel et familier des concepts psychanalytiques, jongle utilement avec les concepts freudiens et s'en sert avantageusement pour constituer ses grilles de lecture clinique. Mais...
Mais, là encore, il faut s'astreindre à une grande prudence et respecter les principes de l'épistémologie, en particulier la règle fondamentale selon laquelle un concept n'est vraiment pertinent que dans le cadre de son lieu de découverte. Or la psychanalyse est un lieu sans corps, un lieu de «représentation » du corps, alors que la somatothérapie est le lieu du corps agi, du corps réel, vécu.
Aussi, même si les processus thérapeutiques se rejoignent, les concepts sont déjà éloignés de par leur origine. Ainsi de l'inconscient. J'ai entendu récemment un praticien de l'hypnose ericksonnienne insister sur «l'accès direct à l'inconscient» que lui donnerait sa méthode: «suivez la flèche, à gauche, puis tout droit ; vous avez gagné, il est là ! » Or l'inconscient n'a que deux définitions scientifiques :
- une définition heuristique : l'inconscient est ce qui advient sur le divan de la psychanalyse;
- une définition étymologique : l'inconscient est inconscient, ni vu ni connu, n'en parlons plus sauf... dans un effet d'interprétation.
On en arrive ainsi à des expressions aussi dangereuses que : « image inconsciente du corps » et « moi-peau ». Ces deux concepts remettent certes la psychanalyse au goût du jour; le corps est à la mode. Mais elles vident la somatothérapie de sa substance même : si le corps n'est plus qu'une image, à quoi bon le faire bouger, respirer, crier. Si la peau est une abstraction comme le « moi », à quoi bon la toucher ? Et je n'oublie pas que ces deux expressions ne sont que des concepts... Mais, justement, pour la somatothérapie, le corps n'est pas qu'un concept.
Emprunts aux sagesses orientales
Tous les somatothérapeutes ne baignent pas uniquement dans l'ambiance médicale ou psychanalytique. Ils voyagent aussi, en véritables citoyens du monde. Ils s'intéressent aux autres cultures, à l'Orient plus particulièrement. Ils y trouvent des sagesses, la Sagesse, pour eux puis pour les autres. Ils adoptent, adaptent et partagent. Ils en font bientôt des théories aptes à soutenir leurs pratiques. Très souvent il ne s'agit que d'un pragmatisme sociétal : les sagesses orientales rencontrent le besoin des Occidentaux de sortir de l'activisme industrieux. Les somatothérapeutes ont beaucoup contribué à l'avènement du new age ; certains s'y consacrent corps et âme. D'autres y vendent leur âme, contre monnaie sonnante et trébuchante.
Ce qui nous intéresse ici, c'est la transformation de cette ambiance existentielle en théories qui s'annexent de façon aussi syncrétique que les autres savoirs évoqués ci-dessus. Il s'agit alors de véritables corps de doctrine qui se présentent comme des corpus explicatifs et validants. Je ne voudrais évoquer ici que deux exemples suffisamment circonscrits pour faire image, les théories de la re-naissance et des vies antérieures. Elles sont bien occidentalisées maintenant mais découlent de l'influenceorientale qui a marqué ses promoteurs.
Le vécu de re-naissance est postulé par la thérapie respiratoire appelée « rebirth ». Pour des raisons physiologiques simples - ferais-je du syncrétisme bio-physiologique ? - l'hyperventilation du rebirth introduit aux images familières du tunnel noir débouchant sur une lumière éclatante. Il suffit d'y transposer la filière utéro-vaginale pour évoquer le souvenir de la naissance et d'ajouter la prétention d'immortalité comme le fait le créateur du rebirth pour être dans l'Orient éternel.
D'autres développent l'image et accèdent aux « vies antérieures ». Leurs images mentales en sont réelles et leur reproduction ne pose pas problème : les praticiens de la «régression» se multiplient et garantissent le Moyen-Age, l'Egypte Ancienne ou l'Atlantide. C'est là que les traditions orientales ajoutent leur expérience millénaire à ces vécus subjectifs, fonctionnant ainsi comme autant de garants théoriques.
Le tour est joué. C'est une théorie. Renaissance ou vie antérieure expliquent, justifient et valident les thérapies respiratoires et régressives. On en sourirait si... les emprunts à la bio-physiologie et à la psychanalyse ne fonctionnaient pas de la même façon :
- pour la praxis, il y a effet de sens, donc globalisation du vécu dans le corps, la relation (au thérapeute) et la tête ; ça permet de faire marcher la thérapie ;
- mais pour la théorie, il n'y a qu'emprunt d'un corpus venu d'ailleurs,
d'une cotte mal taillée que toutes les retouches ne rendront jamais seyante. Synthèse. Qui ne rêve pas de synthèse ? Finie la course entre la thèse et l'antithèse. Ici s'introduit une troisième démarche théorisante qui apporte une étape supplémentaire aux deux premières. En effet, elle se fonde le plus souvent sur les deux premières :
- une bonne praxis, bien observée, bien décrite, constituée éventuellement d'un regroupement de techniques très éclectiques,
- une bonne théorie d'emprunt, bien solide, bien validée dans son lieu d'origine.
Puis elle développe cette dernière à un point tel qu'elle constitue un corpus théorique énorme, apparemment cohérent, puissant, qui n'a plus de commune mesure avec la praxis d'origine. Le développement théorique se suffit à lui-même, s'emballe lui-même, oubliant le point de départ initial, le cachant même, parce qu'il apparaît de plus en plus disproportionné.
Prenons l'exemple du « toucher en prolongement » qui devient « haptonomie », et «science de l'affectivité». Au départ, il y a une observation géniale de l'effet important et précis du contact en prolongement. C'est comme l'aveugle qui se « prolonge » dans sa canne et qui sent réellement au bout de sa canne. Eh bien, lorsqu'au cours d'un contact avec un autre corps, on se prolonge dans ce corps, il s'installe un état très particulier chez celui qui contacte : détente, disparition de symptômes fonctionnels éventuels, ralentissement cardiaque, approfondissent de la respiration, coloration de la peau, apaisement et confiance en l'autre. Ce contact en prolongement est strictement reproductible, les effets se répètent analogues à eux-mêmes, on peut donc parler d'un fait scientifique.
L'auteur de cette observation, Frans Veldman, a développé de nombreuses utilisations de ce toucher en prolongement : pour les soins infirmiers, dans la préparation à l'accouchement et l'éducation du nourrisson, en somatothérapie. Mais il a surtout appelé à la rescousse la théorie phénoménologique. C'est d'ailleurs chez Maurice Merleau-Ponty qu'il a trouvé l'image de l'aveugle prolongé jusqu'au bout de sa canne. Et puis il a poussé son développement du côté du sentiment, extrapolant les effets du prolongement jusqu'à l'affectivité elle-même. Il s'agit maintenant de toucher « haptonomique » et de science de l'affectivité.
Voici de la bouche d'un de ses disciples, ce glissement d'une technique à une science... de l'affectivité.
« L'haptonomie cherche, à travers le corps, à atteindre la personne. Dans l'approche haptonomique, je ne touche pas le corps, je touche la personne. Entendons-nous bien ; je touche la peau : mais quand je mets en œuvre les facultés développées dans l'haptonomie, je dépasse le corps et l'autre le sent très bien...
« Si l'hapto se voit », ce n'est plus de l'hapto. Les positions proposées ne sont intéressantes que dans la mesure où elles participent d'un investissement affectif. La seule question qui mérite d'être posée à l'issue d'un accouchement hapto c'est celle de «l'être-ensemble». L'homme et la femme ont-ils pu s'aider mutuellement ?...
« La naissance de l'haptonomie et sa découverte après plusieurs dizaines d'années par nous autres médecins ou thérapeutes ne me paraît pas relever du hasard : ce siècle est celui de l'inhumanité à tous les niveaux. Je pense bien sûr à l'extermination des Juifs, à la bombe atomique, au Goulag, aux boat-people... Nous n'avons que l'embarras du choix en matière de barbarie. Or, la démarche haptonomique s'attache précisément, non pas à expliquer pourquoi de telles choses sont possibles - comme ont tenté de le faire nombre de penseurs — mais à prévenir leur apparition. Comment faire pour que l'inhumanité n'ait pas lieu ? Quelles conditions doivent être réunies chez un être pour que jamais il ne puisse se transformer en bourreau ?...
« Veldman s'est attaché à développer ce qu'il nomme « le développement de la sécurité de base », laquelle se traduit par la capacité à s'ouvrir affectivement, la possibilité d'être « touché », affecté par l'autre. Et dès lors que l'on est affecté par l'humanité d'un autre, on ne peut pas le torturer...
« En pratique l'haptonomie pourrait se résumer à un contact psycho-tactile qui nous appelle à Être, au lieu de nous sommer de répondre à une demande. En outre, loin de produire des agneaux bêlants, cette approche ne vous rend que plus apte à vous défoncer en cas de besoin. C'est lorsque l'on ne se tient plus constamment sur ses gardes, toujours crispé dans un réflexe de défense qu'il devient possible d'accéder à la vraie force...
« Spiritualité, sûrement, mais pas religieuse. Pour Frans, l'hapto n'est pas une démarche religieuse, bien qu'elle puisse relier les êtres, mais une éthique du bonheur. Par contre, il se réfère souvent à l'« âme », notion éminemment spirituelle. Reste que, pour lui, il ne saurait y avoir d'autre spiritualité que celle inhérente à la personne humaine, cette personne que l'hapto nous apprend à toucher...
« Je restitue maintenant la technique à sa vraie place ; indispensable, sans doute, mais ne devant jamais prendre le pas sur l'affectivité. Je sais que l'essentiel réside dans la relation, dans l'approche. Voilà pourquoi on peut aussi bien mettre dix ans qu'une seule année à se former en haptonomie : tant que l'on reste dans la technique, on n'est pas dans l'hapto. L'haptonomie commence dès lors qu'on a acquis, pour soi, ce minimum de sécurité de base qui nous autorise à aller au-delà de la technique pour entrer dans une relation de confiance. » (Farcet Gilles, in Terre du Ciel, 1992)
Nul ne peut nier la beauté, la bonté et la puissance d'évocations aussi généreuses. Tout psychothérapeute atteint par moments ces niveaux de profondeur interrelationnelle et ne peut que se réjouir de la place qui leur est faite ici. Mais s'agit-il encore de la théorie scientifique qui explique un acte technique ? Ne sommes-nous pas plutôt dans une philosophie de vie, dans un idéal humaniste qu'on ne peut qu'admirer mais... dont on se demande ce qu'il a encore à faire avec la praxis initiale, avec le toucher en prolongement ? Il est quelque peu perdu dans l'amoncellement de bonnes nouvelles. A l'instar de la thèse et de l'antithèse, il disparaît dans la synthèse.
Et puis, il ne s'agit que de l'un des trois touchers possibles qui sont : en prolongement, en recentrement et dans le moment. Comment la prise en considération d'une technique unilatérale peut-elle mener à la globalité de l'affectivité ?
C'est cela l'enveloppement synthétique : la synthèse théorique déborde largement la praxis initiale, la transcende et vient donc... la fragiliser. On ne peut plus toucher tout naturellement, tout naïvement, comme Monsieur Jourdain faisait sa prose... on est dans la science de l'affectivité !
Il en va de même d'un autre développement déjà évoqué, celui de Léonard Orr, le créateur du rebirth, qui se sent immortel, prêche l'immortalité et en enrobe le rebirth jusqu’à lui enlever sa nature même d'acte... respiratoire.
Il est vrai que les techniques somatothérapiques sont de simples actes corporels et qu'elles manquent cruellement d'apparat. Quand on se retrouve dans les bras de son thérapeute, on découvre rapidement que ce sont des bras analogues à ceux des autres participants du groupe, que la tendresse y est celle d'un autre homme, d'une autre femme... Il n'y a pas de renvoi majestueux à la scène primitive ou à un Oedipe inversé : des bras sont des bras et la tendresse ressemble à d'autres tendresses. Aussi la tentation de synthétiser dans des théories exaltantes vient-elle seulement comme un... prolongement séduisant.
La création du concept « somatothérapie » n'est pas seulement le recours aux racines grecques pour trouver une désignation internationale ; elle n'est pas plus la seule tentative de faire table rase des querelles de personnes et d'écoles. Elle s'inscrit bien plus dans la reconnaissance d'une réalité nouvelle, à savoir de l'approche globale de la personne dans ses dimensions psycho-, socio- et somato-logiques. Et, à ce titre, la somatothérapie se doit d'élaborer une science nouvelle, un savoir nouveau.
Il en va ainsi en science. Chaque fois qu'un objet nouveau apparaît ou qu'un nouveau moyen d'observation d'un objet ancien s'invente, il se crée une science nouvelle. Rappelons-nous de ce qu'il en fût du corps organique. A l'époque de la seule investigation à l'œil nu, se constituait l'anatomie. Avec l'arrivée du microscope optique, se développait l'histologie. Le perfectionnement électronique du microscopique donna naissance à la cytologie et les progrès récents permettent des sciences nouvelles telles que les biologies moléculaires puis nucléaires... En anthropologie, nous sommes passés de la théologie aux philosophie, sociologie et psychologie. Le microscope psychanalytique a donné lieu à la métapsychologie et l'observation somatothérapeutique peut légitimement revendiquer une... somatologie.
C'est dans ce cadre, « somatologique », qu'on peut inscrire ce qui se développe en maints endroits comme développement scientifique à partir de la somatothérapie. C'est dans ce cadre aussi que se laissent préciser les conditions et étapes d'une démarche vraiment scientifique. Nous la voyons en six phases successives :
- définition du lieu d'observation,
- observation et description des faits,
- modélisation de ces faits,
- généralisation par niveaux d'abstraction successifs,
- falsification et/ou validation,
- refus de toute extrapolation indue.
Définition du lieu d’observation
Nous nous faisons tous des idées et des théories sur l'homme à un niveau très pragmatique, pour la simple raison que nous sommes des hommes et que nous devons assumer cette humanité. La démarche scientifique est plus ambitieuse -et modeste par conséquent. Elle veut établir des connaissances exactes et, a cet effet, elle s'impose une méthodologie rigoureuse avec beaucoup d'humilité. Elle commence par choisir un lieu d'observation qu'elle investit totalement et uniquement, comme base des développements à venir, renonçant dès l'abord à extrapoler au-delà de ce lieu d'acquisition des données fondamentales. La somatothérapie est ce lieu, ici. Encore faut-il définir plus précisément de quelle somatothérapie il s'agit. La classification proposée dans ce livre fondée sur des critères objectifs (d'organisation de la thérapie et de fonctions corporelles concernées) permet une bonne définition du laboratoire d'étude en question.
La définition précise du champ de recherche est le garant de la transmission et de la reproductibilité des faits. Ainsi tout autre thérapeute peut recréer le cadre en question et y faire dévoiler les faits décrits, même en dehors d'une relation de maître à élève.
La constitution de ce lieu d'observation est aussi le cadre dans lequel la science à venir aura toute sa pertinence. En effet, ce qui en découlera ne sera vrai que là ! Eh oui. C'est cela la modestie de la démarche scientifique. C'est ainsi que j'ai annoncé que l'inconscient freudien n'avait de définition exacte que dans le cadre de la psychanalyse : l'inconscient freudien, c'est ce qui advient sur le divan de la psychanalyse. Tout le reste est extrapolation hasardeuse !
En somatothérapie, il faudra veiller en particulier à ne pas vouloir développer de théorie trop globale à partir d'une technique corporelle trop partielle, à partir d'une simple technique du toucher par exemple.
Observation des faits et description en termes courants
Dans ce cadre bien défini — somatothérapeutique — se passent des choses qu'il s'agit à présent d'observer et de décrire. Nous avons vu que les somatothérapeutes sont des gens très pragmatiques tout simplement parce que, dans un premier temps, il n'y avait que la pratique, que la création de pratiques. On débouche sur les fameux « cas cliniques » ou « vignettes cliniques » dont certains sont aussi passionnants à lire que les cinq psychanalyses de Freud. Mais il s'agit d'utiliser d'abord les termes les plus simples qui existent, les mots les plus courants, comme le font les romanciers et les poètes. C'est ce qui se révèle très difficile, en fait, parce que nous sommes déjà encombrés par les termes techniques usuels, médicaux, psychanalytiques et/ou philosophiques par exemple. Or chaque fois que nous employons des concepts venus d'ailleurs (comme psychose, inconscient, ou désensibilisation par exemple) nous travestissons déjà le matériel observé, nous l'affublons déjà d'un habit qui n'est pas le sien, nous dévions de la démarche scientifique.
En effet, ces concepts théoriques venus d'ailleurs ont des sens de plus en plus particuliers au fur et à mesure de leur utilisation dans un cadre donné. Et puis les concepts, ce sont des abstractions très réductrices, bien éloignées des faits réels. Même les mots, les simples mots qu'il faudrait pourtant utiliser en premier sont déjà des abstractions qui trahissent la singularité des faits. Que veut dire : il sourit, son visage s'éclaire, ses traits se détendent, la peau se colore ?
Avant les concepts et presque avant les mots, doit intervenir une étape fondamentale en somatologie, la visualisation sur un modèle topographique.
Repérage sur un modèle topographique
La thérapie est un événement unique et singulier, alors que la théorie ne dit que des généralités.
Pour échapper à cette réduction — du moins partiellement — on peut recourir à l'inscription du fait singulier sur un modèle topographique qui se construit tout autant autour de repères généraux. C'est ce qui se fait dans de nombreuses démarches scientifiques (nous le verrons plus loin) La somatothérapie s'y prête merveilleusement dans la mesure où le corps se laisse voir, en des régions quasi géographiques, avec des fonctions distinctes et des lignes de force vectorielles (tension - détente, émotion - communication, sensation - action par exemple) ! Ces tentatives sont présentées plus loin et possèdent une telle pertinence qu'il semble obligatoire à toute somatologie d'introduire un modèle topographique.
Généralisations par niveaux d’abstraction successifs
Quand on a observé dix fois le même effet (il sourit, son visage s'éclaire, ses traits...) avec la même technique (respiratoire notamment), on a le droit de proposer une première généralisation : la thérapie respiratoire détend, apaise et remplit. Quand on observe que dix techniques différentes aboutissent au même effet (de détente par exemple), on peut faire un pas de plus et les réunir sous le terme de « techniques de détente », Et ainsi de suite.
Ce travail se fait un peu partout, mais pas toujours avec suffisamment de rigueur. Il reste trop souvent confiné à un lieu d'observation particulier — à une méthode précise d'une école donnée. Le recueil de ces premières généralisations et leur mise en rapport entre elles devraient être confiés à des chercheurs qui ont du recul par rapport à chaque école particulière. Mais cela est rare. Etquand cela se fait, c'est pour aboutir trop souvent à une synthèse qui... se particularise aussi vite en une nouvelle école !
L'autre possibilité d'arriver à des généralisations de plus en plus abstraites et globales découle de l'utilisation des modèles topographiques. Il se fait peu a peu un travail sur le modèle, par le modèle lui-même qui court-circuite la subjectivité du chercheur. C'est ce qui se développe en somatologie plus précisément.
Falsification ou validation des théorisations
Bien qu'on soit dans les Sciences Humaines réputées « molles » par opposition aux sciences exactes dites « dures », il est possible et nécessaire de tester les premières conceptualisations. S'agit-il d'une simple tentative de falsification comme le préconise Karl Popper ou d'une véritable validation qui lui assurerait plus de permanence, c'est au choix de chacun ! Toujours est-il qu'il faut tester, et cela peut se faire par trois moyens au moins :
- le retour à la praxis : chaque théorie doit être confrontée à la pratique, avec des thérapeutes différents et des patients différents ;
- la transmission à d'autres chercheurs pour tester la reproductibilité des faits dans des conditions différentes ;
- l’établissement des concordances et discordances avec les théories voisines issues de lieux d'observation voisins ; il s'agit là de tout autre chose que d'emprunt syncrétique.
Refus de toute extrapolation abusive
Nous le disions dès la première étape : les théories issues d'un lieu de recherche donné ne sont vraiment pertinentes que pour ce lieu-là. Toute généralisation au-delà de ce lieu ne sera qu'extrapolation sans garantie scientifique. Elle pourra apporter sa part d'enseignement, elle pourra éventuellement être efficace en ce nouveau lieu, mais il s'agira d'une nouvelle démarche qui nécessitera de repasser tout le parcours de validation que nous venons de détailler.
Sinon il ne s'agit que de dogme et d'idéologie. C'est le risque de toute théorie. Mais, il faut le souligner, ce risque ne guette pas tant le chercheur initial que ses élèves et disciples.
Dérive dogmatique
Personnellement, je connais bien la chanson. Car ça se déroule comme une chanson et, en France notamment, ça se termine surtout par une chanson. On commence dans la recherche scientifique et ça s'achève dans les dogmes de l'école. Au départ existe un impérieux besoin de comprendre comment et pourquoi ça se passe d'une certaine façon. Cette disponibilité mentale provoque les intuitions les plus créatives, des trouvailles très apaisantes, comme des percées plus troublantes. Et ça cogite ! Puis se font tout aussi associativement les références aux autres théories, l'espionnage dans les congrès et revues avec de gros doutes dès que l'on tombe sur des concepts bien ficelés et médiatisés. Puis revient l'entêtement personnel : non, ici, c'est différent, il faut trouver mieux. La recherche reprend ses droits avec rigueur et discipline. La solitude est appréciable parce qu'elle empêche la contamination par les autres. L'isolement à Strasbourg, petite ville provinciale, est protecteur. Puis, quand j'ai trouvé, Strasbourg redevient tout d'un coup la capitale de l'Europe ! Et l'on recommence à observer, généraliser, douter, modéliser, écrire et communiquer. Mais la médiatisation est longue et lente. La circulation des messages achoppe sur une dynamique qu'il faut apprendre, sur la circulation du savoir qui n'est que la forme moderne du pouvoir. Et quand ça traîne, on s'en félicite à nouveau pour ce temps supplémentaire à bien ficeler le message !
Car, à la longue, on conçoit enfin la pertinence de l'idée — très somatothérapique — que tout mûrit grâce au temps et arrive à son heure. On en deviendrait presque philosophe si... les élèves n'arrivaient pas entre temps. Car, avant de faire la une des médias et le prime time des télés, on récupère quelques disciples.
Syndrome de l’école
Ils sont quasiment des pionniers. Ils ont le mérite d'avoir fait le bon choix et on leur en sait gré, les récompensant de passe-droit et de facilités de tous ordres. Rappelez-vous, Ferenczi et Jung, leur analyse, c'était en promenade, avec la main de la fille de surcroît. On attend d'eux qu'ils participent à la recherche, qu'ils l'épousent — encore — qu'ils épaulent, qu'ils prennent à leur compte l'un ou l'autre secteur de cette recherche parce qu'on ne peut être partout à la fois. Mais ce n'est pas ça. Ils ne veulent pas ça du tout, Déjà qu'ils ont accepté un maître, ils ne vont pas encore lui faire son boulot. Trop, c'est trop. Il leur faut juste quelques concepts bien sécurisants, apaisants, quelques munitions à balancer aux détracteurs. Ils veulent des résultats. Ils écoutent distraitement et lisent superficiellement... comme c'est toujours la même chose qu'il raconte, le maître ! Ils ne voient pas que quelque chose évolue même si c'est la même chose, d'un texte à l'autre.
C'est là que se constitue le syndrome de l'Ecole : alors qu'il y a du doute chez le chercheur, il ne s'installe que des certitudes chez le disciple. Encore, s'il répétait exactement. Mais non. Soucieux d'ajouter son grain de sel, il transforme le message et le rend parfois inintelligible sinon arrogant. Alors commence la souffrance du maître qui se sent incompris, trahi, utilisé. Et ce n'est que maigre consolation que d'avoir au moins quelqu'un qui fait circuler le message. Ferenczi et Jung, quelle souffrance pour Freud. Faut-il s'en débarrasser pour soigner le syndrome ? Ferenczi a été réduit au silence, Jung, congédié, la Cause Freudienne, dissoute.
Car la recherche continue. La théorisation passe par ces niveaux d'abstraction successifs que nous évoquions au risque de constituer une rupture conceptuelle fondamentale. Le nouvel acquis vient déranger tous les autres. Ainsi de la «pulsion de mort» de Freud, dela « passe » de Lacan, du « back to basics » de Lowen qui créent des clivages dans l'école, sinon des ruptures. L'insécurité guette à nouveau et pousse à se crisper encore plus sur les dogmes si péniblement acquis.
La ritualisation de la pratique, la dogmatisation des concepts et l'idéologisation de la théorie relèvent beaucoup plus des élèves que de leur auteur lui-même. Le syndrome de l'Ecole commence à éclore dans le courant des somatothérapies aussi. Ici aussi, ils offrent un lieu d'exploration quasi ethnographique qu'il nous faudra aborder et arpenter gaillardement. La Science est à ce prix.
Mais que peut-on faire pour éviter ce syndrome de l'Ecole ? Il y a trois solutions d'inégale valeur.
- Le maître peut exercer une autorité telle qu'il réussit à faire répéter ses théories de façon suffisamment fidèle; le risque se déplace dans la possibilité d'avoir des élèves encore plus paranos que le maître !
- Le maître peut laisser faire, spontanément, confiant dans le devenir de tout ce qu'il sème ainsi. Le risque réside dans des développements de plus en plus dissidents qui se constituent en théories nouvelles. Daniel Casriel est venu en Alsace et au Bade Wurtemberg voisin: il a suscité la somatanalyse à Strasbourg et la Teaching and Learning Conmunity à Bad Herrenalb ; mais autant Walther Lechler que moi-même lui en savons gré et le citons parmi nos maîtres.
- Enfin, on peut refuser d'être un maître et rester un chercheur fidèle aux règles de la recherche scientifique. Il faut alors accepter toute la dimension de la circulation du savoir et jouer le jeu de cette dynamique. La société a mis en place les règles de ce jeu : écriture, publication, communication dans les congrès, émissions radio et télé sérieuses — mais pas en prime time—, confrontations et éventuellement conflits... à gérer scientifiquement. La circulation du savoir est à ce prix et cette circulation-là est aussi nécessaire que la circulation de l'énergie pour éviter au chercheur de devenir... parano, dans son coin ou dans son Ecole.
Je disais en introduction que la somatothérapie est la « cambrousse >. de la psychothérapie, sa tribu archaïque, le lieu d'observation des processus élémentaires. Mais, paradoxalement, elle est aussi le lieu le plus jeune, le plus souple et le plus évolutif de la psychothérapie. Il y a là deux qualités extrêmement intéressantes qui laissent augurer d'une belle évolution. Notre ambition est de nous appuyer sur ces qualités pour permettre aux somatothérapies de bien soigner les « syndromes d'Ecole ».
Mais qu’est-ce encore que ces somatothérapies ? La deuxième partie de ce livre nous en décrira de nombreuses et en profondeur pour que des données précises viennent étayer les réflexions plus générales que nous portons sur elles.
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