Pysch'Inté

Table des matières

Chapitre 5 : Corpus théorique pour corps thérapeutique

INTUITION PRAGMATIQUE

La psychothérapie est d'abord une pratique, une praxis. Elle tâtonne, elle crée, elle fait du bricolage de... génie. Chaque couple thérapeutique est singulier et neuf, chaque séance même de cette cure est unique. Il n'y a donc pas à s'étonner que le psychothérapeute soit d'abord et avant tout pragmatique. Il travaille sur le tas. Joseph Breuer a observé les mérites de la « talking cure », Sigmund Freud a prêté de l'efficacité au transfert, Arthur Janov a saisi au bond l'impact du cri. Au commencement était l'acte... bien avant le verbe, qui n'est qu'un autre acte, sui generis.
Le pragmatisme, c'est la reconnaissance des faits qui nous sont donnés à voir, c'est l'intuition de l'efficacité thérapeutique de ces faits. It works, ça marche. On peut donc y aller. Tant que ça marche, on peut continuer. On cherche à perfectionner le truc pour que ça marche encore mieux ; quant à la compréhension des faits, elle est secondaire, du moment que ça marche.
Cette attitude est répandue et fréquente, plus qu'on ne croit. C'est une attitude positive, initialement nécessaire et parfois durable et définitive. Dans le courant psychanalytique français, on avait essayé à une certaine époque de distinguer les praticiens et les théoriciens, et même de les séparer comme pour les protéger, comme si la théorisation devait nuire à la pratique et vice versa. Cela n'a rien donné et pour cause, puisque, dans notre approche, le praticien est un théoricien... pragmatique. Il y a évidemment déjà une certaine élaboration, même si elle reste implicite ; il y a déjà des références externes et j'en citerai trois pour en faire les critères d'une subdivision en trois pragmatismes distincts :
-                clinique,
-                comportemental,
-                sociétal.
 
Pragmatisme de référence clinique
Ici, ça guérit.
Le truc, qu'il soit acte, expression ou contact, fait disparaître le symptôme.
Le patient va mieux : « Merci docteur et surtout pas au revoir ».
La guérison clinique est évidemment la référence première pour un thérapeute. J'aime à rappeler l'histoire de Matthias Alexander qui est exemplaire ici. Il était acteur, mais perdait la voix quand il déclamait sur scène. Les médecins n'y pouvant rien, il se prend en charge lui-même et observe que sa voix s'éteint quand sa tête bascule en arrière. Il suffit qu'il la penche quelque peu en avant pour que sa voix se maintienne. Mais il met neuf ans pour en arriver à faire de cette posture une attitude habituelle. Et cette simple « pratique » posturale devient le cœur d'une somatothérapie, la méthode Alexander. Elle s'est perfectionnée, s'est élargie autour de cette posture centrale, elle s'enseigne et se pratique de par le monde et... ça marche. Et il suffit que ça marche, comme le yoga, comme la marche à pied, comme l'amour. Il n'y a pas à théoriser plus avant, il suffit que ça guérisse.
 
Pragmatisme de référence comportementale
Ici, ça fait mieux vivre, ça fait réussir.
Le truc, ce n'est plus seulement une technique thérapeutique mais un comportement plus global qui découle de la thérapie.
Le patient fonctionne bien, réussit mieux, construit sa vie avec satisfaction.
L'exemple nous vient de Daniel Casriel, l'un de mes maîtres. Ce psychiatre et psychanalyste new-yorkais était spécialisé dans la prise en charge des toxicomanes. Dans ce cadre, il découvrit la communauté de Synanon où les ex-drogués se prenaient eux-mêmes en charge, en particulier dans le cadre de sessions marathon où ils exprimaient tout, jusqu'à la confrontation et l'agression, avec geste et cri, dans une expressivité aussi totale que possible. Casriel reprit ce « comportement » et en fit une thérapie pour sa clientèle psychothérapique, le «New Identity Process ». Qu'il découvre ultérieurement l'expressivité supplémentaire par le contact, dans le « bonding » ou étreinte, est dans la droite ligne de ce comportement. Et qu'il fasse de ce comportement de libre expression le cœur de sa théorie illustre parfaitement notre propos : puisque ça fait vivre le drogué, puisque ça fait mieux vivre le névrosé et le borderline, ça vaut une théorie... très pragmatique. Le livre de Casriel s'intitule : « a scream away from happiness ». « le bonheur n'est qu'à un cri de là ».
 
Pragmatisme de référence sociétale
Ici, ça fait s'intégrer dans le cadre social.
Le truc, c'est carrément une philosophie de vie, une Weltanschauung, un mode de vie.
Le patient hume l'air du temps et s'y sent à l'aise, inséré, intégré. L'illustration est plus subtile puisque la chose elle-même se complexifie. On n'est plus dans l'ethnologie sommaire mais dans une sociologie compliquée. Le créateur de thérapie hume le fameux     « air du temps », la culture de groupe, la quintessence du moment social et sait les faire passer dans son travail, obtenant ainsi des résultats réels et appréciables ! De là à en faire la théorie de sa méthode, il n'y a qu'un pas que le pragmatisme... américain franchit aisément. Car je pense à Fritz Perls, psychanalyste européen, qui a émigré aux Etats Unis après un passage en Afrique du Sud et qui a bien senti d'où venait le vent : du hic et nunc, de l'ici et maintenant. En effet, bien que la Gestalt soit complexe, elle se résume bien dans cet « hic et nunc » qui devient quasiment son logo. De plus, c'est un astucieux pied-de-nez à la psychanalyse qu'il était temps de confronter. Vivre dans le présent, là où l'on est, dans le moment qui s'écoule, avec les gens alentours, est d'un effet salutaire pour tous ceux qui cherchaient dans le passé (du divan) ou se projetaient dans le futur de la réussite à l'américaine. C'était du temps des hippies et des premières pollutions de la planète. Un peu plus tard, annonçant les yuppies, et toujours aux Etats Unis, se créait le séminaire EST avec le nouvel air du temps : réussir à tout prix, quitte à imposer les junk bonds (les actions «pourries») qui conduiront les caisses d'épargne à la faillite. Le créateur d'EST était d'ailleurs un ancien commercial.
Onl'aura compris, la cohérence avec la mentalité ambiante constitue une espèce de validation théorique de la pratique. Le pragmatisme n'est pas une véritable théorie. Il vaudrait mieux l'envisager comme une « rationalisation de la pratique ». Il y a du raisonnement dans l'air : puisque ça guérit, fait vivre, insère dans l'ambiance sociale, c'est bon. Et ça peut effectivement suffire pour soutenir une praxis. C'est même la qualité première de ce type de démarche, d'être près de la praxis et d'y investir au maximum, dans la relation particulière à chaque patient, dans la singularité de chaque séance de cette cure. Et puis, il y a d'autres garanties, d'autres niveaux de structuration, ceux que nous avons évoqués ci-dessus : la structuration sociale et l'organisation méthodique. Car, contrairement à l'idéologue, le praticien pragmatique ne dévie pas trop de ce qui a cours ; implicitement, il rejoint les courants porteurs, c'est bien pour cela qu'il n'a pas besoin d'une béquille théorique importante.
L'intuition pragmatique est néanmoins exposée à deux risques majeurs lorsque le praticien n'y prend pas garde, lorsque c'est par paresse ou facilité qu'il en reste à cette seule rationalisation de sa pratique : le manque de profondeur et la généralisation abusive. La somatothérapie est toujours complexe, se déroulant à de multiples niveaux. La praxis ne retient que l'un ou l'autre point particulier, elle trahit cette complexité et devient réductrice. Par ailleurs, les comportements doivent évoluer, avec l'âge notamment, et l'air du temps tourne comme le vent... il y a donc risque de changement fréquent de références théoriques.
Quant au risque de généralisation, il découle de là. L'intuition pragmatique est simplificatrice et versatile ; elle ne supporte donc pas de généralisation trop poussée sinon elle se transforme en dogme contraignant ou référence stérile, car démodée et déplacée. Ce qui faisait sa force se retourne contre elle ; le truc ne marche plus ; it does'nt work. A un certain moment, le seul pragmatisme ne suffit plus. Le somatothérapeute qui persévère dans sa profession prend conscience de la légèreté de ses rationalisations même si elles sont justes. Quand il échange avec ses collègues, il encourt leurs remarques ou se les fait lui-même. C'est alors qu'il est séduit par la puissance des théories bien construites, bien partagées et bien médiatisées.
J'ai assisté à l'époque où le courant des « Nouvelles Thérapies », appelé aussi « Psychologie Humaniste », a accusé le coup. Mai 68 a fait flamber sa créativité et son pragmatisme mais, dix ans plus tard, il se retrouvait en piteux état, cherchant désespérément des ancrages. Le mouvement a d'ailleurs éclaté en deux courants principaux, l'un médical représenté par la somatothérapie, l'autre spirituel, regroupé dans le transpersonnel.
 

    Haut de page

    Table des matièresSection suivante >>