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Table des matières

Chapitre 7 : Le groupe de Socio- Somatanalyse : catharsis et sociodynamique

Un atelier de deux jours

Le week-end décrit ci-dessous dure deux jours, comporte quatre séances et réunit seize personnes. Il a lieu pendant les vacances scolaires ce qui introduit un brassage inhabituel et permet d'intégrer cinq débutants. Une présentation plus détaillée de ces cinq personnes peut donner une idée assez juste des indications de la somatanalyse.

 

  • Les indications de la socio-somatanalyse : cinq nouveaux analysants

  •  Eliane est une femme de 30 ans, célibataire, qui vit seule ou chez des amis lorsqu'elle n'a pas d'argent. Malgré des études universitaires, elle occupe des emplois subalternes, épisodiquement, car elle peut rester cloîtrée chez elle pendant des semaines. Elle aime écrire et a réussi à placer quelques textes dans des revue» Son premier contact avec moi s'est d'ailleurs fait par une longue lettre dans laquelle elle s'exprime avec beaucoup de lucidité, percevant clairement sa situation mais ne trouvant pas les moyens d'en sortir. Elle a essayé la psychanalyse, mais le mutisme de l'analyste l'a découragée. Puis elle est tombée sur les livres de Janov et de Lowen en y percevant cette bouée de sauvetage qu'elle recherchait désespérément. Les problèmes d'argent l'ont encore retenue pendant plus d'un an, des problèmes d'argent et... de peur évidemment. Eliane se sent habitée par de grandes capacités mais n'arrive pas à les valoriser à cause de sa quasi-paralysie dans le vie relationnelle. Elle a peur des gens, elle fuit les contacts et ne s'insère pas dans les milieux de travail. Au niveau affectif, il en va de même sauf l'une ou l'autre fois où elle était trop impliquée avec des partenaires très amoureux: elle en a pris peur et a rompu. Ces échecs l'ont encore renforcée dans son repli et sa peur des autres. Eliane sera notre « écrivain ».

    Gérard est un infirmier en psychiatrie de 40 ans ; il est marié et père de deux enfants. Il est venu une première fois au workshop de Daniel Casriel par curiosité professionnelle mais il y a bien vite décelé son besoin de travailler « au corps ». Il a fait six ans de psychanalyse et en est content ; il voudrait aussi développer quelque chose au niveau corporel. Son corps est très long, très mince, le thorax est étroit et ne respire pas beaucoup. Le visage garde des traits enfantins ; toute l'attitude exprime une docilité dont ce quadragénaire s'accommode de moins en moins bien. Sa vie relationnelle est conformiste et normalisée, et cela le fatigue. C’est notre « quadra-psy ».

    Suzanne a 35 ans, elle est infirmière, célibataire, vit seule et voit épisodiquement un ami pour une nuit ou un week-end. Elle est fille unique et ses parents se sont peu occupés d'elle, préférant leur vie mondaine. Aussi a-t-elle développé un caractère neutre, inaffectif, ordonné et méticuleux jusqu'à l'obses­sion. Ses relations sentimentales répondent à ce besoin, puisqu'elle a presque toujours trouvé des hommes peu disponibles, habitant loin. Cette situation commence néanmoins à lui peser, et ses obsessions l'angoissent. Son inaffectivité provoque en elle de plus en plus de moments d'ennui ; même les voyages organisés ne lui ménagent plus ces rencontres ponctuelles qui l'arrangeaient. Elle est en psychothérapie depuis deux ans, sur un mode verbal au début, demandant surtout à comprendre. Elle s'offre même deux thérapeutes à la fois, une psychiatre et un psychologue. Comprenant peu à peu qu'il ne suffit pas de « savoir », elle essaye les thérapies corporelles, très prudemment, com­mençant par les formes douces. A un certain moment, elle participe simulta­nément à trois groupes différents dans son besoin inconscient de ne pas investir trop profondément un seul endroit. Ce travail corporel lui fait du bien ; elle sent son corps s'ouvrir et apprécie l'émergence des émotions et des besoins relationnels. Les méthodes qu'elle a choisies étant directives et limitées dans le temps, elle vient aussi en somatanalyse, sachant que cette méthode est intensive, non directive et non limitée dans le temps. C’est notre « infirmière ».

    Marguerite est étudiante, elle a 21 ans et vit en concubinage. Elle présente une très grande sensibilité, une émotionnalité intense et une affectivité profonde. Elle est musicienne et trouve un mode d'expression satisfaisant au violon mais sans pouvoir aller jusqu'à l'art : « quelque chose » l'inhibe. Elle développe une grande lucidité sur les gens et sur son couple, acceptant – intel­lectuellement du moins – les besoins spécifiques de son ami, même certaines infidélités. Par ailleurs, elle se débat encore avec sa famille trop accaparante. Mais elle connaît des problèmes d'études. Elle ne travaille pas assez, et mal, malgré une grande ambition. Pendant de longues périodes, elle n'apprend pas du tout, n'étant pas assez motivée, pas assez stressée. Puis quand les examens approchent, elle se sent trop stressée et assimile tout aussi peu. Elle court toujours après quelque chose, commençant un tas d'occupations, des sports, des hobbies, s'arrêtant à un certain niveau pour passer à autre chose. Cela s'est passé assez souvent pour lui apparaître clairement. Mais la somatanalyse en­tre aussi dans cette quête : nous l'avons analysé ensemble au cours des séances individuelles préliminaires. Ce sera notre « musicienne ».

    Pour Jean-Pierre, le problème immédiat est clair : depuis trois ans, depuis qu'il a fait un mauvais trip au L.S.D., il craint toute émergence de fantasmes, d'idées insolites et même d'émotions un tant soit peu intenses. Il a peur d'un état confusionnel qu'il ne contrôlerait plus et qui pourrait l'envoyer en hôpital psychiatrique. A 27 ans, il vit seul et limite sa vie relationnelle depuis cet événement. Il présente un caractère labile, se laissant facilement submerger par les réactions émotionnelles. Aussi devient-il méfiant, réservé, dans son comportement. La lecture du « Cri primal » l'avait enthousiasmé ; il a trouvé dans les cas présentés beaucoup de points communs. Mais il a encore mis neuf mois avant de faire la démarche et il hésite jusqu'à la dernière minute pour participer à ce workshop. C’est notre « trip ».

    La présentation de ces cinq candidats révèle comment on entre en somatanalyse. II existe une motivation principale qui est un symptôme ou une souffrance, un besoin ou un désir de mieux-être. Les entretiens préliminaires permettent d'esquisser le terrain sur lequel elle se développe et par rapport auquel peut se proposer le projet somatanalytique. C'est le premier atelier qui permet de compléter cette approche en renvoyant au postulant une image dynamique de lui-même. Il lui permet également d'apprécier si c'est bien cela qu'il lui faut, sous cette forme et à ce moment-là.

     

    • Première séance, le groupe verbal

    •  Le workshop se déroule dans une salle qui offre des lieux de regroupement et des lieux d'isolement. Nous débutons en cercle, assis sur des matelas. Lorsqu'il n'y a que des anciens, cela se fait en silence, sans consigne de ma part ; chacun peut entrer en lui-même et prendre l'initiative de l'expression et de la mise en acte. Mais aujourd'hui, du fait des cinq nouveaux candidats, j'indique qu'il serait intéressant que les gens se présentent, qu'ils fassent part de leur attente et de leur état émotionnel. Il s'ensuit néanmoins dix à quinze minutes de silence, de recueillement et d'observation, permettant aux retardataires d'arriver.

      Une ancienne qui revient au groupe après six mois d'interruption, exprime son besoin d'échapper aux relations trop superficielles. Eliane notre écrivain, enchaîne en expli­quant que ses difficultés relationnelles proviennent précisément de son besoin de rapports profonds dans lesquels elle reste « elle- même », où elle fonctionne « intuitivement ».

      Un nouveau silence s'installe.

      Quelques anciens regrettent l'absence des « piliers » du groupe et se montrent agressifs envers tous ces nouveaux participants.

      Cette expression parlée démarre très lentement : elle s'adresse d'abord à l'analyste et ne débouche que peu à peu sur des échanges entre analysants. On fonctionne ainsi comme un groupe verbal pendant presque deux heures. Au­cun leader n'émerge, aucune émotion intense ne se profile à l'horizon...

       

      • Le groupe verbal

      • Pour éviter que cette séance ne se perde ainsi dans le seul verbal, je propose de nous rapprocher en cercle pour « ronronner ». Il s'agit là d'un passage aux sons et aux murmures qui permettent de donner une expression plus libre et plus intense à l'émotion du moment. Les vibrations sonores lèvent les tensions musculaires et diminuent le contrôle conscient, laissant ainsi plus d'espace aux émotions. Chacun recherche le son, la force, le rythme, le timbre qui conviennent le mieux. Il y a aussi des fous rires et des bâillements. Deux anciennes participantes ne veulent pas entrer dans ce cercle et s'isolent dans un coin pour passer directement au cri. L'effet de ce travail vocal est impressionnant puisque neuf personnes – sur seize – vont passer au travail primal dans l'heure qui reste. Il est vrai que deux heures de parlote frustrent suffisamment pour faire enrager!

        • Le groupe éclaté primal

        •  C'est Eliane encore qui exprime la première son besoin de crier ; je lui propose de s'allonger. Je m'assieds à côté d'elle et pose ma main sur le thorax pour accom­pagner son mouvement respiratoire. Ses cris montent progressivement, d'abord douloureux et mêlés de larmes. Assez ra­pidement la tonalité change, « je ne veux pas, je ne veux plus, non, non et non... » Le ton passe à la colère. Ses bras et ses jambes accompagnent cette émotion avec des battements vigoureux. Mais il reste quelque retenue, bien que l'attitude globale soit assez volontariste. Eliane fuit la douleur du départ dans une colère revendicative.

          Suzanne, l’infirmière, reste dans le cercle et émet quelques faibles murmures. Elle se sent ridicule dans cette situation et se demande ce qu'elle est venue faire là!

          Marguerite, la musicienne, s'amuse beaucoup à cette « recherche de sons ». Elle rit, regarde, fait l'espiègle. Mais lorsque Eliane se met à crier, elle réagit douloureuse­ment, quitte le cercle et s'allonge sur le côté en position foetale, lâchant quel­ques sanglots. Un ancien va vers elle pour l'aider à exprimer son émotion : la respiration devient plus intense, le thorax est souple et répond librement au mouvement de la main ; mais de son, il n'en sort pas. Juste l'une ou l'autre fois, un cri aigu et strident qui l'effraye elle-même et fait tout arrêter à nouveau.

          Après 20 minutes d'assistance à Eliane, je la laisse et m'approche de Jean-Pierre, notre « trip », qui est seul. Je m'assieds à ses cotés et lui propose de respirer librement et amplement pour donner du volume à ses sensations. Il est ému par tout ce qu'il entend et s'isole pour se protéger. Mais son corps est souple et relative­ment ouvert. L'attitude évoque la crainte. Il s'essaye à des sons de plus en plus forts qui sortent très vigoureusement dans un premier temps, avec force et aisance. Tout à coup, il se replie brutalement, se crispe, met les deux mains devant la tête comme pour parer des coups, le visage se fige dans un masque de panique. Après quelques de secondes, Jean-Pierre se détend à nouveau et redémarre avec des sons clairs, vigoureux, de plus en plus forts, jusqu'à un seuil où la même panique le reprend. Ce scénario se répète près d'une dizaine de fois au cours de la demi-heure de travail en commun. Il y a là irruption d'un phénomène réactionnel puissant, inconscient, que le corps seul exprime pour le moment et dont le sens n’émergera que peu à peu.

          Cette première séance se prolonge pour permettre à chacun d'aller au bout de son expression émotionnelle, aux nouveaux arrivants surtout qui démarrent de façon particulièrement active. Quelques anciens réagissent assez mal à l'attention que j'accorde aux débutants et quittent la salle plus tôt, pour aller manger, car le repas est prêt et attend. Le lendemain matin, je fais écho à la mauvaise humeur des anciens, abordant le plus véhément d'entre eux et le provoquant ainsi à la parole. « Je ne peux pas démarrer sur commande » répond-il.

          Mais c'est quelqu'un d'autre, Béatrice, qui prend la parole. La veille, son cri avait débouché sur l'impression très nette que c'est elle-même qui s'étouffait et s'empêchait de réussir, dans la vie affective en particulier; Elle évoque deux personnages en elle, l'un actif mais étouffant et l'autre passif, restant en retrait. Elle se propose de monter sur le « hot seat », sur la « chaise brûlante » de Perls pour dialoguer avec elle-même, jouant alternativement l'un et l'autre personnage. Elle passe très rapidement d'une position à l'autre, s'empêchant ainsi de ressentir trop profondément ce qui s'évoque là. Vers la fin, elle se persuade d'être unifiée et suffisamment bien comme elle est. Les autres participent en cercle autour d'elle, et je lui propose d'affirmer son bien-être à chacun, lentement et avec conviction, en le regardant dans les yeux : « Je suis bien comme je suis ». Le ton change, baisse un peu, devient doux, plus plein, surtout vers la fin du tour de groupe. On sent l'émotion monter. Mais c'est là qu'elle coupe, nous disant qu'elle préférerait que le groupe l'agresse pour qu'elle puisse riposter violemment. Auparavant, déjà, elle avait exprimé l'envie d'exploser dans un immense cri, comme la veille. Elle ajoute encore que ce n'est pas un groupe qu'il lui faut mais un homme, un ami, un mari. Ici se rejoue un moment caractéristique chez elle : la difficulté à assumer une émotion qui monte progressivement. Pour elle, c'est tout ou rien mais surtout pas la médiocrité ou la banalité. Je vais vers elle pour l'accompagner dans un travail individuel, abandonnant les autres et leur indiquant qu'il ne tient qu'à eux d'en faire autant. Béatrice voudrait éclater mais je lui propose de commencer doucement. Elle démarre sur sa solitude, sur son vide affectif, descendant un peu dans sa souffrance mais débouchant rapidement sur la colère. C'est sa façon à elle de fuir la douleur; tout comme elle préfère agresser le groupe que de s'y insérer avec sentiment. Elle se met à pleurer, longuement, renonçant à crier ; elle relâche son corps, se roule en boule, se blottit contre moi.

          Pendant ce temps, deux autres couples se sont formés pour un travail primal. Les autres restent sur place, évaluant la situation, s'essayant aux sons et aux murmures. Quelqu'un leur propose de se regrouper pour s'aider à cette expression sonore. Après une dizaine de minutes, tout le monde a trouvé un partenaire et le fond sonore devient de plus en plus intense.

          Suzanne, l’infirmière, se fait proposer de l'aide par un homme jeune et timide ; elle voudrait crier mais n'arrive pas à sortir des sons et encore moins de cri ; ils terminent en bonding, dans les bras l'un de l'autre ; mais Suzanne n'en profite que très peu, parce qu'elle se tracasse de son échec au cri.

          Jean-Pierre, notre mauvais trip, se fait aider par un ancien relativement expérimenté, patient et bienveillant. Il a envie de crier, le craint moins que hier mais fait moins confiance aussi à son partenaire. Il se passe la même chose que la veille, le cri franc et massif qu'il s'arrache presque par surprise provoque très rapidement cette contorsion du corps et du visage qui doit le protéger contre un danger inconnu pour le moment. Sa tentative se prolonge, il se passe des phénomènes corporels qui l'intriguent beaucoup : une constriction de la gorge, un noeud dans le ventre, quelques fourmillements des mains. Il en parle avec la méticulosité d'un hypochondriaque, mais arrive quand même à s'en étonner plus qu'à s'en inquiéter.

          Eliane, l’écrivain, reste allongée, seule, à la recherche de cris et de gestes qui lui permettraient d'éclater. Chez elle aussi, la colère et l'affirmation de soi viennent rapidement stopper les descentes dans la souffrance. Sortant de son propre primal, Béatrice va vers elle pour l'assister parce qu'elle se sent des affinités avec elle. Puis leur collaboration passe en contact et en discussion.

          Moi-même, j'assiste encore deux autres personnes, m'accordant tout mon temps puisque tout le monde se prend en charge. Vers la fin de la séance, l'ambiance est douce et calme. Les émotions intenses se sont exprimées, analysées, résolues. Les partenaires se laissent aller au contact, au bonding, en silence. D'autres discutent, font plus ample connaissance. Il s'est aussi formé un groupe de quatre. Il m'est évidemment difficile de décrire ici ce qui se passe pour eux, ce qu'ils ressentent dans leurs corps, ce dont ils parlent, les éléments de compréhension qui surgissent au détour de ces activités. Ces moments sont pourtant aussi importants que les phases d'échange en grand groupe.

           

          • Quatrième séance

          •  La dernière séance débute déjà avec l'angoisse de la fin de ce week-end. Jean-Pierre évoque le côté artificiel de tout ce qu'il voit et vit ici. Un ancien lui répond ironiquement : « Suis-je artificiel, moi ? », tout en sachant que c'est autre chose qui s'exprime en ce moment. Eliane annonce sa prise de parole : « II faut absolument que je dise encore quelque chose, sans cela je me sentirai insatisfaite. Je ressens beaucoup de force depuis que je suis ici, mais en même temps il me reste cette impression que je ne suis jamais entière ; il y a toujours une partie de moi qui ne participe pas et c'est cela qui m'ennuie le plus ». Je lui rappelle que la veille au soir, elle s'était sentie entière durant le rebirth, insistant sur cette expérience et sur le fait qu'il s'agit de moments ponctuels qu'on a trop tendance à négliger et à minimiser.

            Un autre ancien était allongé jusque là, absent à la dynamique de groupe. Tout d'un coup, il se redresse, s'assied, fait face au groupe et je lui lance : « Tiens, on dirait que tu veux enfin nous dire quelque chose ». « Oui, répond-il, j'en suis à mon troisième week-end. Au premier, j'ai fait un superbonding ; au second, un primal pas mal, mais ce coup-ci, je n'arrive à rien, je ne décolle pas" » – « Comment te sens-tu dans le groupe ? » – « Je m'en fous du groupe, je ne suis pas là pour m'occuper du groupe ». Je rétorque : « Mais crois-tu que tu peux t'ouvrir à toi-même pour un primal, ou à une partenaire si en même temps tu te fermes au groupe ? Il y a une globalité dans le mécanisme d'ouverture et de fermeture, ça va de pair et même par trois, au niveau psychique dans le travail de remémoration, au niveau relationnel dans la tendresse du contact, au niveau corporel dans la détente en groupe ».

            Je me tourne vers Suzanne, l’infirmière, ne voulant pas la laisser partir sans lui offrir la possibilité d'approcher son besoin le plus cher, de crier, elle aussi ! Elle commence par des « ah... ah... ah... » fluets et précautionneux ; son thorax est pourtant bien souple sous ma main. Elle continue ainsi pour un long temps et je la laisse faire. Il me semble entendre comme un petit enfant gémissant dans son berceau à cause d'une trop longue solitude. Je le lui dis, elle s'étonne. Puis je lui propose d'appeler « maman ». Elle s'émeut, sanglote tout doucement, écrase son chagrin par des rictus de la bouche et des spasmes respiratoires, tant et si bien qu'elle me propose de passer au père... « Si tu veux ». Mais tout s'arrête sur le champ. L'évocation du père bloque tout. Elle s'en veut d'avoir tari son moment émotionnel si gratifiant. « Ton père te frustre encore une fois ; maintenant il te prend ton émotion, autrefois il n'était jamais là ». – « Papa t'es jamais là » s'aventure-t-elle à prononcer et la souffrance revient aussi profonde qu'auparavant, mais pendant vingt à trente secondes, car elle se retient de nouveau. « Il était toujours à l'usine et jamais à la maison ; je ne sais pas ce qu'est un père... ni un enfant... ». Ainsi, de sons en légers cris, d'évocations en intuitions, se continue un travail qui reste toujours d'intensité faible, presque bienséante. « Je n'ai pas de force », dit-elle encore. Mais elle pense avoir crié très, très fort. Elle est satisfaite, contente du devoir accompli. Et puis ces deux moments émotionnels plus intenses, elle ne pensait pas les vivre aussi facilement.

            Gérard, notre psy, est seul, comme s'il m'attendait. Je lui propose de l'assister. Il me parle d'un noeud dans le ventre : il l'a toujours, toujours, comme une pierre et quand elle disparaît, rarement, il s'en affole presque comme si elle lui manquait. Il se met à crier, d'un son guttural et fort, régulier et rythmé. Je lui appuie sur le ventre, à l'endroit de son spasme. De temps en temps, il élargit son expression aux jambes et aux bras qui martèlent férocement, encore que la coordination soit difficile à établir. Mais la tête reste figée, la nuque raide. Je la lui mobilise au rythme des cris : « La boule, oui, perdre la boule », lance-t-il au plus fort de cette action. En fait, il n'arrive pas vraiment à la perdre, en ce moment, la boule. Il est trop volontariste et se contrôle. « Sortir, je veux sortir... », dit-il un peu plus tard. A la fin du week-end il me demande comment rentabiliser son travail somatanalytique, en perdant le moins de temps possible... (Il y a quelques années, il faisait deux cents kilomètres en voiture pour une demi-heure de psychanalyse!). Je lui réponds que c'est lorsqu'il saura vraiment le prendre, ce temps, qu'il saura rentabiliser.

            Marguerite, la musicienne, se terre dans un coin, seule. Elle est à nouveau pleine d'émotions : elle en respire, elle en pleure, elle se contorsionne et pourtant ça ne sort pas. Dès qu'un son plus puissant lui échappe, elle se recroqueville en chien de fusil. Elle réagit aux émotions qui viennent de la salle, mais ne peut aller au bout de ces réactions. Finalement, elle se calme: « Merde, je crois que je veux aller trop vite, que je suis trop pressée, je n'arrive pas à m'accorder le temps ».

            A l'autre bout de la salle, un ancien enchaîne : « Oh oui! que tu veux aller trop vite ! ». Il est cet ancien qui manifeste depuis le début du week-end contre l'invasion des nouveaux, non seulement contre leur nombre et leurs prestations plus qu’honorables, mais aussi contre le fait que je m'occupe beaucoup d'eux : « T'as de nouveau trouvé quelques hystériques qui démarrent au quart de tour et qui te gratifient de leurs cris. Moi, je ne suis pas d'accord. On te paye pour que tu nous fasses travailler et pas pour que tu prennes encore ton pied... En fait, ce n'est pas aux nouveaux que j'en veux, mais bien à toi... ». Eliane réagit et manifeste que cette agression lui fait mal.

             

            • Le groupe retrouvé convivial

            •  C'est presque la fin et certains en profitent pour parler de leur vécu. Suzanne souligne sa satisfaction globale. Jean-Pierre est content mais commence à soupçonner que sa thérapie ne se fera pas une fois pour toutes en un week-end, ni même en deux ou trois. Eliane revient sur cette impression de force qu'elle sent en elle et que les autres lui renvoient. Mais son problème se cristallise justement là : si elle abandonne son attitude d'assistée, plus personne ne voudra d'elle. Je souligne la difficulté à abandonner une attitude connue pour une attitude encore incertaine même si on en entrevoit la nécessité... Ainsi s'arrête ce week-end sans conclusion véritable. La plupart des choses mises en route restent ouvertes pour les jours suivants et pour un prochain week-end, éventuellement ; cet atelier s'est donc déroulé sur deux jours. Sa description permet de saisir l'organisation et le protocole de la somatanalyse. On y voit la succession des quatre cadres organisationnels :

              • grand groupe verbal,

              • groupe rapproché vocal,

              • groupe éclaté primal,

              • groupe retrouvé convivial.

              Le mode d'action du travail somatanalytique apparaît clairement ici. Le groupe est une mise en situation privilégiée, une situation relationnelle intense qui fait rapidement surgir des besoins, des désirs et des émotions : la peur au début, la tristesse vers la fin, l'envie d'aller vers telle ou telle personne, la colère quand l'analyste vous oublie ou encore le plaisir dans un bonding... Ces besoins et désirs poussent à la mise en acte ; leur réalisation – ou son impossibilité – apaise ou intensifie encore plus ; les émotions demandent à s'exprimer et donnent lieu à des moments d'analyse féconds où s'associent la compréhension et le sens de ce qui se passe.

              Cette description fait aussi apparaître l'évolution du groupe en deux jours. Au début, il n'y a qu'une juxtaposition de participants qui s'observent en silence ou à l'occasion d'un échange verbal laborieux. Au deuxième jour, l'ambiance de groupe se développe : on s'entraide, on se prend dans les bras, on se laisse aller à ses émotions, on ne laisse personne tout seul dans son coin. Mais quand la fin du week-end s'approche, on s'isole de nouveau, on se reprend en main puisqu'il faudra à nouveau affronter l'extérieur tout seul.

              Il faut à présent revenir aux participants. J'ai insisté sur leur travail pendant ce week-end, sur leurs expressions émotionnelles, leurs positionnements, leurs interventions verbales... Il y a une cohérence profonde entre toutes ces manifestations, la personnalité et la problématique actuelle. Je vais essayer de faire la synthèse de toutes ces choses, en y associant l'autre temps fort et révélateur, celui du rebirth. Car la séance du samedi soir s’est déroulée avec cet exercice structuré qui perlabore la fonction respiratoire. Le sujet est allongé sur le dos, immobile, assisté par un autre participant. On lui demande juste de respirer et d'intérioriser ce qui se passe. La consigne respiratoire est simple : inspirer plus activement, expirer passivement et se concentrer sur le sommet des poumons. Cette autre façon de respirer par hyperventilation provoque des vécus très variables mais cohérents avec l'ensemble de ce qui se manifeste par ailleurs, cohérents surtout avec la personnalité globale.

               

              • La séance du soir : rebirth

              •  Jean-Pierre, l’ancien drogué, a peur de ce travail respiratoire, il craint une modification de son état de conscience qui le replongerait dans la panique qu'il a vécue sous L.S.D. Il fait donc un rebirth précautionneux, ne s'abandonnant que très peu à cette respiration spécifique puis la refusant à plusieurs reprises sous prétexte de sensations corporelles bizarres. Les fourmillements tétaniformes des mains et des jambes qui accompagnent très facilement cette hyperventilation sont investis avec une angoisse quasi hypochondriaque. Son ventre aussi se met à réagir, mais Jean-Pierre bloque cette sensation et il en résulte comme « un gros caillou dur et pesant ». Il abandonne son effort avant la fin de la séance. Ce vécu peut se superposer au premier primai décrit ci- dessus, où il se laisse aller à deux, trois cris puissants et détendus pour se recroqueviller immédiatement après, dans une position panique et défensive. Les prises de parole, elles, sont précautionneuses dans la forme et le ton, alors que le contenu s'avère profond et réfléchi. Le problème fondamental de Jean-Pierre se dessine donc là : il présente une certaine fragilité de caractère qui fait que les fantasmes, les sensations somatiques ou les besoins relationnels émergent comme par effraction, font irruption et débordent les mécanismes structurants. Il en résulte de la peur, du malaise, du manque de confiance en soi et une certaine malhabileté relationnelle. Le travail thérapeutique consistera donc à laisser émerger peu à peu cet inconscient – psychique, somatique et relationnel – à s'y familiariser et à l'intégrer avec souplesse. C'est un travail parfaitement analytique.

                Suzanne, l’infirmière, est obsessionnelle. Elle se met à respirer scrupuleusement selon la consigne donnée. Son rythme respiratoire s'accélère rapidement et elle part dans un état de conscience assez diffus. A ce train là, les fourmillements tétaniques apparaissent bien vite. Suzanne se crispe et les picotements deviennent des spasmes douloureux. Cela part des pieds, remonte le long des jambes et envahit le bassin ; là elle prend peur d'être paralysée et s'arrête. Avec une respiration plus calme tout rentre dans l'ordre et ce qui la paniquait auparavant se transforme maintenant en chaleur et en sensations corporelles agréables. La référence scrupuleuse à la consigne la mène ainsi aux crispations tout comme la veille l'obsession de devoir crier a fait rater le bonding. Pendant le travail primal, l'idée toute intellectuelle d'évoquer aussi le père bloque le mouvement émotionnel ressenti au souvenir de la mère. C'est bien là le type d'organisation obsessionnelle: une émotion trop forte amène une déconnexion névrotique, ici par une compulsion idéatoire, par le recours au devoir: il faut crier... Mais quand l'émotion monte très doucement, quand le corps se met aux sensations légères, c'est accueilli avec attendrissement. Malheureusement ces sensations et émotions restent d'intensité trop faible et la déconnexion se fait par ennui. Ici le travail somatanalytique consiste à s'impliquer dans le groupe pour développer les émotions et les sentiments puis à analyser les mécanismes obsessionnels aux moments de leur survenue, lors des déconnexions, enfin à les gérer peu à peu au lieu d'y être soumis.

                Marguerite, la musicienne, entre très paisiblement dans ce rebirth : elle respire avec aisance ; le corps est souple, le visage serein et l'on devine qu'elle part dans un état de conscience profond et sans conflit. A la mise en commun : surprise ! Elle déclare qu'il ne s'est rien passé, qu'elle n'a rien ressenti, qu'elle n'a pas eu de contact avec celui qui l'assistait. C'était le vide. Peu à peu, elle reconnaît pourtant que c'était bien paisible et fort agréable. Et là nous retrouvons bien Marguerite : elle ne sait pas ce que c'est que d'être bien, tellement elle court après autre chose de plus intense ; mais après quoi ? Elle est musicienne, elle a une grande capacité de ressentir émotionnellement, elle est affectueuse mais ses modes d'expressions sont soit retenus (couchée en chien de fusil avec pleurs silencieux) soit violents et fugitifs (un ou deux cris aigus et stridents). Ce sont ces derniers qui la dérangent : si elle se laissait vraiment aller, elle serait vive, impétueuse, brutale même, tellement c'est fort. Mais ce n'est pas d'elle même qu'elle a peur, elle se sentirait soulagée en fait. C'est plutôt l'accueil donné à cette expression qui l'intimide. Elle a reçu une bonne éducation bourgeoise, et « ça ne se fait pas »! Elle refoule donc son impétuosité, et elle la refoule aussi fort qu'elle est elle-même impétueuse. Nous sommes là au coeur de sa personnalité : ouverture et intensité émotionnelle mais blocage de son expression par un refoulement constant. Or c'est cette tension qu'elle valorise au lieu de l'émotion sous-jacente : elle s'intéresse aux nouvelles occupations aussi longtemps qu'il faut apprendre, s'efforcer, faire attention et progresser. Dès qu'il s'agit de se détendre et de lâcher prise pour laisser s'exprimer le geste, le corps, le coeur ou l'instrument de musique, elle n'y est plus...

                Pour Gérard, le psy, tout s'entend, se voit et se sent dans son cri : méthodique, rythmé, d'intensité soutenue, rauque et presque monocorde. Il ne lui manque qu'une chose, c'est de « perdre la boule ». Mais perdre la boule, c'est savoir dépasser cette hyperadaptation aux autres, aux situations, aux devoirs. Six ans de parole sur le divan n'y ont rien changé. Six ans de cri y arriveront-ils ? Seulement s'il sait s'impliquer « à corps perdu » dans la dynamique du groupe ! Seulement s'il sait aussi « perdre son temps » à cela.

                Quand à Eliane, l’écrivain, elle a beaucoup parlé dans le groupe ; elle a crié à chaque séance et longuement, réussissant à intéresser chaque fois quelqu'un pour l'assister ; elle a sympathisé avec Béatrice. Au rebirth, elle respire avec application et sérénité. Elle rapporte après coup qu'elle a senti son corps s'agrandir et s'épanouir et y a puisé beaucoup de force. Au départ, elle a formulé sa demande : elle recherche des relations « profondes » avec les autres et, ici, dans le groupe, ces relations ne sont pas encore tout à fait « pleines ». Mais, au rebirth, c'était merveilleux, fantastique.

                Terminant la présentation du cinquième patient, je me rends compte que je décris surtout ce que j'ai entendu et vu dans les différents types d'expression. II s'agit de descriptions dynamiques beaucoup plus que de lecture statique, de descriptions faites sur le vif, dans le travail lui-même, beaucoup plus que de nosographie. Le rapprochement entre ces différentes manifestations dynamiques apporte une cohérence qui sert de grille de lecture à la compréhension et de base pour l'interprétation. Mais il faut aussitôt compléter avec l'idée de Freud : toute construction théorique faite sur un cas n'est qu'une grille de lecture ponctuelle et provisoire qu'il faut savoir abandonner à tout moment pour en reconstruire une autre dès que nécessaire.

                 

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