Chapitre 7 : Le groupe de Socio- Somatanalyse : catharsis et sociodynamique Nous nous sommes concentrés sur des cas cliniques individuels jusqu’à présent tout en évoquant leur participation au groupe de somatanalyse. Il est important que ce dernier soit aussi présenté en une description minutieuse, avec quelques cas cliniques supplémentaires, mais plus encore avec toute l’intensité dramaturgique de ce sociodrame, et avec sa sociodynamique propre. En effet, ce groupe analytique à la fois psycho- et somato-, donc pluriglobal, manifeste sa dynamique de façon presque pure même si l’atelier présenté ci-après est relativement dirigé à cause de la présence de cinq nouveaux patients. Nous analyserons cette sociodynamique après coup. Mais la socio-somatanalyse constitue aussi le cadre idéal pour le travail émotionnel et donc l’expérience cathartique. Nous compléterons l’exploitation de ce workshop par une réflexion plus théorique sur ce processus cathartique à la fois central en psychothérapie et critiqué lorsqu’il est trop intense ou chaotique. Mais plongeons-nous d’abord dans l’un des ateliers.
Le week-end décrit ci-dessous dure deux jours, comporte quatre séances et réunit seize personnes. Il a lieu pendant les vacances scolaires ce qui introduit un brassage inhabituel et permet d'intégrer cinq débutants. Une présentation plus détaillée de ces cinq personnes peut donner une idée assez juste des indications de la somatanalyse.
Eliane est une femme de 30 ans, célibataire, qui vit seule ou chez des amis lorsqu'elle n'a pas d'argent. Malgré des études universitaires, elle occupe des emplois subalternes, épisodiquement, car elle peut rester cloîtrée chez elle pendant des semaines. Elle aime écrire et a réussi à placer quelques textes dans des revue» Son premier contact avec moi s'est d'ailleurs fait par une longue lettre dans laquelle elle s'exprime avec beaucoup de lucidité, percevant clairement sa situation mais ne trouvant pas les moyens d'en sortir. Elle a essayé la psychanalyse, mais le mutisme de l'analyste l'a découragée. Puis elle est tombée sur les livres de Janov et de Lowen en y percevant cette bouée de sauvetage qu'elle recherchait désespérément. Les problèmes d'argent l'ont encore retenue pendant plus d'un an, des problèmes d'argent et... de peur évidemment. Eliane se sent habitée par de grandes capacités mais n'arrive pas à les valoriser à cause de sa quasi-paralysie dans le vie relationnelle. Elle a peur des gens, elle fuit les contacts et ne s'insère pas dans les milieux de travail. Au niveau affectif, il en va de même sauf l'une ou l'autre fois où elle était trop impliquée avec des partenaires très amoureux: elle en a pris peur et a rompu. Ces échecs l'ont encore renforcée dans son repli et sa peur des autres. Eliane sera notre « écrivain ». Gérard est un infirmier en psychiatrie de 40 ans ; il est marié et père de deux enfants. Il est venu une première fois au workshop de Daniel Casriel par curiosité professionnelle mais il y a bien vite décelé son besoin de travailler « au corps ». Il a fait six ans de psychanalyse et en est content ; il voudrait aussi développer quelque chose au niveau corporel. Son corps est très long, très mince, le thorax est étroit et ne respire pas beaucoup. Le visage garde des traits enfantins ; toute l'attitude exprime une docilité dont ce quadragénaire s'accommode de moins en moins bien. Sa vie relationnelle est conformiste et normalisée, et cela le fatigue. C’est notre « quadra-psy ». Suzanne a 35 ans, elle est infirmière, célibataire, vit seule et voit épisodiquement un ami pour une nuit ou un week-end. Elle est fille unique et ses parents se sont peu occupés d'elle, préférant leur vie mondaine. Aussi a-t-elle développé un caractère neutre, inaffectif, ordonné et méticuleux jusqu'à l'obsession. Ses relations sentimentales répondent à ce besoin, puisqu'elle a presque toujours trouvé des hommes peu disponibles, habitant loin. Cette situation commence néanmoins à lui peser, et ses obsessions l'angoissent. Son inaffectivité provoque en elle de plus en plus de moments d'ennui ; même les voyages organisés ne lui ménagent plus ces rencontres ponctuelles qui l'arrangeaient. Elle est en psychothérapie depuis deux ans, sur un mode verbal au début, demandant surtout à comprendre. Elle s'offre même deux thérapeutes à la fois, une psychiatre et un psychologue. Comprenant peu à peu qu'il ne suffit pas de « savoir », elle essaye les thérapies corporelles, très prudemment, commençant par les formes douces. A un certain moment, elle participe simultanément à trois groupes différents dans son besoin inconscient de ne pas investir trop profondément un seul endroit. Ce travail corporel lui fait du bien ; elle sent son corps s'ouvrir et apprécie l'émergence des émotions et des besoins relationnels. Les méthodes qu'elle a choisies étant directives et limitées dans le temps, elle vient aussi en somatanalyse, sachant que cette méthode est intensive, non directive et non limitée dans le temps. C’est notre « infirmière ». Marguerite est étudiante, elle a 21 ans et vit en concubinage. Elle présente une très grande sensibilité, une émotionnalité intense et une affectivité profonde. Elle est musicienne et trouve un mode d'expression satisfaisant au violon mais sans pouvoir aller jusqu'à l'art : « quelque chose » l'inhibe. Elle développe une grande lucidité sur les gens et sur son couple, acceptant – intellectuellement du moins – les besoins spécifiques de son ami, même certaines infidélités. Par ailleurs, elle se débat encore avec sa famille trop accaparante. Mais elle connaît des problèmes d'études. Elle ne travaille pas assez, et mal, malgré une grande ambition. Pendant de longues périodes, elle n'apprend pas du tout, n'étant pas assez motivée, pas assez stressée. Puis quand les examens approchent, elle se sent trop stressée et assimile tout aussi peu. Elle court toujours après quelque chose, commençant un tas d'occupations, des sports, des hobbies, s'arrêtant à un certain niveau pour passer à autre chose. Cela s'est passé assez souvent pour lui apparaître clairement. Mais la somatanalyse entre aussi dans cette quête : nous l'avons analysé ensemble au cours des séances individuelles préliminaires. Ce sera notre « musicienne ». Pour Jean-Pierre, le problème immédiat est clair : depuis trois ans, depuis qu'il a fait un mauvais trip au L.S.D., il craint toute émergence de fantasmes, d'idées insolites et même d'émotions un tant soit peu intenses. Il a peur d'un état confusionnel qu'il ne contrôlerait plus et qui pourrait l'envoyer en hôpital psychiatrique. A 27 ans, il vit seul et limite sa vie relationnelle depuis cet événement. Il présente un caractère labile, se laissant facilement submerger par les réactions émotionnelles. Aussi devient-il méfiant, réservé, dans son comportement. La lecture du « Cri primal » l'avait enthousiasmé ; il a trouvé dans les cas présentés beaucoup de points communs. Mais il a encore mis neuf mois avant de faire la démarche et il hésite jusqu'à la dernière minute pour participer à ce workshop. C’est notre « trip ». La présentation de ces cinq candidats révèle comment on entre en somatanalyse. II existe une motivation principale qui est un symptôme ou une souffrance, un besoin ou un désir de mieux-être. Les entretiens préliminaires permettent d'esquisser le terrain sur lequel elle se développe et par rapport auquel peut se proposer le projet somatanalytique. C'est le premier atelier qui permet de compléter cette approche en renvoyant au postulant une image dynamique de lui-même. Il lui permet également d'apprécier si c'est bien cela qu'il lui faut, sous cette forme et à ce moment-là.
Le workshop se déroule dans une salle qui offre des lieux de regroupement et des lieux d'isolement. Nous débutons en cercle, assis sur des matelas. Lorsqu'il n'y a que des anciens, cela se fait en silence, sans consigne de ma part ; chacun peut entrer en lui-même et prendre l'initiative de l'expression et de la mise en acte. Mais aujourd'hui, du fait des cinq nouveaux candidats, j'indique qu'il serait intéressant que les gens se présentent, qu'ils fassent part de leur attente et de leur état émotionnel. Il s'ensuit néanmoins dix à quinze minutes de silence, de recueillement et d'observation, permettant aux retardataires d'arriver. Une ancienne qui revient au groupe après six mois d'interruption, exprime son besoin d'échapper aux relations trop superficielles. Eliane notre écrivain, enchaîne en expliquant que ses difficultés relationnelles proviennent précisément de son besoin de rapports profonds dans lesquels elle reste « elle- même », où elle fonctionne « intuitivement ». Un nouveau silence s'installe. Quelques anciens regrettent l'absence des « piliers » du groupe et se montrent agressifs envers tous ces nouveaux participants. Cette expression parlée démarre très lentement : elle s'adresse d'abord à l'analyste et ne débouche que peu à peu sur des échanges entre analysants. On fonctionne ainsi comme un groupe verbal pendant presque deux heures. Aucun leader n'émerge, aucune émotion intense ne se profile à l'horizon...
Pour éviter que cette séance ne se perde ainsi dans le seul verbal, je propose de nous rapprocher en cercle pour « ronronner ». Il s'agit là d'un passage aux sons et aux murmures qui permettent de donner une expression plus libre et plus intense à l'émotion du moment. Les vibrations sonores lèvent les tensions musculaires et diminuent le contrôle conscient, laissant ainsi plus d'espace aux émotions. Chacun recherche le son, la force, le rythme, le timbre qui conviennent le mieux. Il y a aussi des fous rires et des bâillements. Deux anciennes participantes ne veulent pas entrer dans ce cercle et s'isolent dans un coin pour passer directement au cri. L'effet de ce travail vocal est impressionnant puisque neuf personnes – sur seize – vont passer au travail primal dans l'heure qui reste. Il est vrai que deux heures de parlote frustrent suffisamment pour faire enrager! C'est Eliane encore qui exprime la première son besoin de crier ; je lui propose de s'allonger. Je m'assieds à côté d'elle et pose ma main sur le thorax pour accompagner son mouvement respiratoire. Ses cris montent progressivement, d'abord douloureux et mêlés de larmes. Assez rapidement la tonalité change, « je ne veux pas, je ne veux plus, non, non et non... » Le ton passe à la colère. Ses bras et ses jambes accompagnent cette émotion avec des battements vigoureux. Mais il reste quelque retenue, bien que l'attitude globale soit assez volontariste. Eliane fuit la douleur du départ dans une colère revendicative. Suzanne, l’infirmière, reste dans le cercle et émet quelques faibles murmures. Elle se sent ridicule dans cette situation et se demande ce qu'elle est venue faire là! Marguerite, la musicienne, s'amuse beaucoup à cette « recherche de sons ». Elle rit, regarde, fait l'espiègle. Mais lorsque Eliane se met à crier, elle réagit douloureusement, quitte le cercle et s'allonge sur le côté en position foetale, lâchant quelques sanglots. Un ancien va vers elle pour l'aider à exprimer son émotion : la respiration devient plus intense, le thorax est souple et répond librement au mouvement de la main ; mais de son, il n'en sort pas. Juste l'une ou l'autre fois, un cri aigu et strident qui l'effraye elle-même et fait tout arrêter à nouveau. Après 20 minutes d'assistance à Eliane, je la laisse et m'approche de Jean-Pierre, notre « trip », qui est seul. Je m'assieds à ses cotés et lui propose de respirer librement et amplement pour donner du volume à ses sensations. Il est ému par tout ce qu'il entend et s'isole pour se protéger. Mais son corps est souple et relativement ouvert. L'attitude évoque la crainte. Il s'essaye à des sons de plus en plus forts qui sortent très vigoureusement dans un premier temps, avec force et aisance. Tout à coup, il se replie brutalement, se crispe, met les deux mains devant la tête comme pour parer des coups, le visage se fige dans un masque de panique. Après quelques de secondes, Jean-Pierre se détend à nouveau et redémarre avec des sons clairs, vigoureux, de plus en plus forts, jusqu'à un seuil où la même panique le reprend. Ce scénario se répète près d'une dizaine de fois au cours de la demi-heure de travail en commun. Il y a là irruption d'un phénomène réactionnel puissant, inconscient, que le corps seul exprime pour le moment et dont le sens n’émergera que peu à peu. Cette première séance se prolonge pour permettre à chacun d'aller au bout de son expression émotionnelle, aux nouveaux arrivants surtout qui démarrent de façon particulièrement active. Quelques anciens réagissent assez mal à l'attention que j'accorde aux débutants et quittent la salle plus tôt, pour aller manger, car le repas est prêt et attend. Le lendemain matin, je fais écho à la mauvaise humeur des anciens, abordant le plus véhément d'entre eux et le provoquant ainsi à la parole. « Je ne peux pas démarrer sur commande » répond-il. Mais c'est quelqu'un d'autre, Béatrice, qui prend la parole. La veille, son cri avait débouché sur l'impression très nette que c'est elle-même qui s'étouffait et s'empêchait de réussir, dans la vie affective en particulier; Elle évoque deux personnages en elle, l'un actif mais étouffant et l'autre passif, restant en retrait. Elle se propose de monter sur le « hot seat », sur la « chaise brûlante » de Perls pour dialoguer avec elle-même, jouant alternativement l'un et l'autre personnage. Elle passe très rapidement d'une position à l'autre, s'empêchant ainsi de ressentir trop profondément ce qui s'évoque là. Vers la fin, elle se persuade d'être unifiée et suffisamment bien comme elle est. Les autres participent en cercle autour d'elle, et je lui propose d'affirmer son bien-être à chacun, lentement et avec conviction, en le regardant dans les yeux : « Je suis bien comme je suis ». Le ton change, baisse un peu, devient doux, plus plein, surtout vers la fin du tour de groupe. On sent l'émotion monter. Mais c'est là qu'elle coupe, nous disant qu'elle préférerait que le groupe l'agresse pour qu'elle puisse riposter violemment. Auparavant, déjà, elle avait exprimé l'envie d'exploser dans un immense cri, comme la veille. Elle ajoute encore que ce n'est pas un groupe qu'il lui faut mais un homme, un ami, un mari. Ici se rejoue un moment caractéristique chez elle : la difficulté à assumer une émotion qui monte progressivement. Pour elle, c'est tout ou rien mais surtout pas la médiocrité ou la banalité. Je vais vers elle pour l'accompagner dans un travail individuel, abandonnant les autres et leur indiquant qu'il ne tient qu'à eux d'en faire autant. Béatrice voudrait éclater mais je lui propose de commencer doucement. Elle démarre sur sa solitude, sur son vide affectif, descendant un peu dans sa souffrance mais débouchant rapidement sur la colère. C'est sa façon à elle de fuir la douleur; tout comme elle préfère agresser le groupe que de s'y insérer avec sentiment. Elle se met à pleurer, longuement, renonçant à crier ; elle relâche son corps, se roule en boule, se blottit contre moi. Pendant ce temps, deux autres couples se sont formés pour un travail primal. Les autres restent sur place, évaluant la situation, s'essayant aux sons et aux murmures. Quelqu'un leur propose de se regrouper pour s'aider à cette expression sonore. Après une dizaine de minutes, tout le monde a trouvé un partenaire et le fond sonore devient de plus en plus intense. Suzanne, l’infirmière, se fait proposer de l'aide par un homme jeune et timide ; elle voudrait crier mais n'arrive pas à sortir des sons et encore moins de cri ; ils terminent en bonding, dans les bras l'un de l'autre ; mais Suzanne n'en profite que très peu, parce qu'elle se tracasse de son échec au cri. Jean-Pierre, notre mauvais trip, se fait aider par un ancien relativement expérimenté, patient et bienveillant. Il a envie de crier, le craint moins que hier mais fait moins confiance aussi à son partenaire. Il se passe la même chose que la veille, le cri franc et massif qu'il s'arrache presque par surprise provoque très rapidement cette contorsion du corps et du visage qui doit le protéger contre un danger inconnu pour le moment. Sa tentative se prolonge, il se passe des phénomènes corporels qui l'intriguent beaucoup : une constriction de la gorge, un noeud dans le ventre, quelques fourmillements des mains. Il en parle avec la méticulosité d'un hypochondriaque, mais arrive quand même à s'en étonner plus qu'à s'en inquiéter. Eliane, l’écrivain, reste allongée, seule, à la recherche de cris et de gestes qui lui permettraient d'éclater. Chez elle aussi, la colère et l'affirmation de soi viennent rapidement stopper les descentes dans la souffrance. Sortant de son propre primal, Béatrice va vers elle pour l'assister parce qu'elle se sent des affinités avec elle. Puis leur collaboration passe en contact et en discussion. Moi-même, j'assiste encore deux autres personnes, m'accordant tout mon temps puisque tout le monde se prend en charge. Vers la fin de la séance, l'ambiance est douce et calme. Les émotions intenses se sont exprimées, analysées, résolues. Les partenaires se laissent aller au contact, au bonding, en silence. D'autres discutent, font plus ample connaissance. Il s'est aussi formé un groupe de quatre. Il m'est évidemment difficile de décrire ici ce qui se passe pour eux, ce qu'ils ressentent dans leurs corps, ce dont ils parlent, les éléments de compréhension qui surgissent au détour de ces activités. Ces moments sont pourtant aussi importants que les phases d'échange en grand groupe.
La dernière séance débute déjà avec l'angoisse de la fin de ce week-end. Jean-Pierre évoque le côté artificiel de tout ce qu'il voit et vit ici. Un ancien lui répond ironiquement : « Suis-je artificiel, moi ? », tout en sachant que c'est autre chose qui s'exprime en ce moment. Eliane annonce sa prise de parole : « II faut absolument que je dise encore quelque chose, sans cela je me sentirai insatisfaite. Je ressens beaucoup de force depuis que je suis ici, mais en même temps il me reste cette impression que je ne suis jamais entière ; il y a toujours une partie de moi qui ne participe pas et c'est cela qui m'ennuie le plus ». Je lui rappelle que la veille au soir, elle s'était sentie entière durant le rebirth, insistant sur cette expérience et sur le fait qu'il s'agit de moments ponctuels qu'on a trop tendance à négliger et à minimiser. Un autre ancien était allongé jusque là, absent à la dynamique de groupe. Tout d'un coup, il se redresse, s'assied, fait face au groupe et je lui lance : « Tiens, on dirait que tu veux enfin nous dire quelque chose ». « Oui, répond-il, j'en suis à mon troisième week-end. Au premier, j'ai fait un superbonding ; au second, un primal pas mal, mais ce coup-ci, je n'arrive à rien, je ne décolle pas" » – « Comment te sens-tu dans le groupe ? » – « Je m'en fous du groupe, je ne suis pas là pour m'occuper du groupe ». Je rétorque : « Mais crois-tu que tu peux t'ouvrir à toi-même pour un primal, ou à une partenaire si en même temps tu te fermes au groupe ? Il y a une globalité dans le mécanisme d'ouverture et de fermeture, ça va de pair et même par trois, au niveau psychique dans le travail de remémoration, au niveau relationnel dans la tendresse du contact, au niveau corporel dans la détente en groupe ». Je me tourne vers Suzanne, l’infirmière, ne voulant pas la laisser partir sans lui offrir la possibilité d'approcher son besoin le plus cher, de crier, elle aussi ! Elle commence par des « ah... ah... ah... » fluets et précautionneux ; son thorax est pourtant bien souple sous ma main. Elle continue ainsi pour un long temps et je la laisse faire. Il me semble entendre comme un petit enfant gémissant dans son berceau à cause d'une trop longue solitude. Je le lui dis, elle s'étonne. Puis je lui propose d'appeler « maman ». Elle s'émeut, sanglote tout doucement, écrase son chagrin par des rictus de la bouche et des spasmes respiratoires, tant et si bien qu'elle me propose de passer au père... « Si tu veux ». Mais tout s'arrête sur le champ. L'évocation du père bloque tout. Elle s'en veut d'avoir tari son moment émotionnel si gratifiant. « Ton père te frustre encore une fois ; maintenant il te prend ton émotion, autrefois il n'était jamais là ». – « Papa t'es jamais là » s'aventure-t-elle à prononcer et la souffrance revient aussi profonde qu'auparavant, mais pendant vingt à trente secondes, car elle se retient de nouveau. « Il était toujours à l'usine et jamais à la maison ; je ne sais pas ce qu'est un père... ni un enfant... ». Ainsi, de sons en légers cris, d'évocations en intuitions, se continue un travail qui reste toujours d'intensité faible, presque bienséante. « Je n'ai pas de force », dit-elle encore. Mais elle pense avoir crié très, très fort. Elle est satisfaite, contente du devoir accompli. Et puis ces deux moments émotionnels plus intenses, elle ne pensait pas les vivre aussi facilement. Gérard, notre psy, est seul, comme s'il m'attendait. Je lui propose de l'assister. Il me parle d'un noeud dans le ventre : il l'a toujours, toujours, comme une pierre et quand elle disparaît, rarement, il s'en affole presque comme si elle lui manquait. Il se met à crier, d'un son guttural et fort, régulier et rythmé. Je lui appuie sur le ventre, à l'endroit de son spasme. De temps en temps, il élargit son expression aux jambes et aux bras qui martèlent férocement, encore que la coordination soit difficile à établir. Mais la tête reste figée, la nuque raide. Je la lui mobilise au rythme des cris : « La boule, oui, perdre la boule », lance-t-il au plus fort de cette action. En fait, il n'arrive pas vraiment à la perdre, en ce moment, la boule. Il est trop volontariste et se contrôle. « Sortir, je veux sortir... », dit-il un peu plus tard. A la fin du week-end il me demande comment rentabiliser son travail somatanalytique, en perdant le moins de temps possible... (Il y a quelques années, il faisait deux cents kilomètres en voiture pour une demi-heure de psychanalyse!). Je lui réponds que c'est lorsqu'il saura vraiment le prendre, ce temps, qu'il saura rentabiliser. Marguerite, la musicienne, se terre dans un coin, seule. Elle est à nouveau pleine d'émotions : elle en respire, elle en pleure, elle se contorsionne et pourtant ça ne sort pas. Dès qu'un son plus puissant lui échappe, elle se recroqueville en chien de fusil. Elle réagit aux émotions qui viennent de la salle, mais ne peut aller au bout de ces réactions. Finalement, elle se calme: « Merde, je crois que je veux aller trop vite, que je suis trop pressée, je n'arrive pas à m'accorder le temps ». A l'autre bout de la salle, un ancien enchaîne : « Oh oui! que tu veux aller trop vite ! ». Il est cet ancien qui manifeste depuis le début du week-end contre l'invasion des nouveaux, non seulement contre leur nombre et leurs prestations plus qu’honorables, mais aussi contre le fait que je m'occupe beaucoup d'eux : « T'as de nouveau trouvé quelques hystériques qui démarrent au quart de tour et qui te gratifient de leurs cris. Moi, je ne suis pas d'accord. On te paye pour que tu nous fasses travailler et pas pour que tu prennes encore ton pied... En fait, ce n'est pas aux nouveaux que j'en veux, mais bien à toi... ». Eliane réagit et manifeste que cette agression lui fait mal.
C'est presque la fin et certains en profitent pour parler de leur vécu. Suzanne souligne sa satisfaction globale. Jean-Pierre est content mais commence à soupçonner que sa thérapie ne se fera pas une fois pour toutes en un week-end, ni même en deux ou trois. Eliane revient sur cette impression de force qu'elle sent en elle et que les autres lui renvoient. Mais son problème se cristallise justement là : si elle abandonne son attitude d'assistée, plus personne ne voudra d'elle. Je souligne la difficulté à abandonner une attitude connue pour une attitude encore incertaine même si on en entrevoit la nécessité... Ainsi s'arrête ce week-end sans conclusion véritable. La plupart des choses mises en route restent ouvertes pour les jours suivants et pour un prochain week-end, éventuellement ; cet atelier s'est donc déroulé sur deux jours. Sa description permet de saisir l'organisation et le protocole de la somatanalyse. On y voit la succession des quatre cadres organisationnels : Le mode d'action du travail somatanalytique apparaît clairement ici. Le groupe est une mise en situation privilégiée, une situation relationnelle intense qui fait rapidement surgir des besoins, des désirs et des émotions : la peur au début, la tristesse vers la fin, l'envie d'aller vers telle ou telle personne, la colère quand l'analyste vous oublie ou encore le plaisir dans un bonding... Ces besoins et désirs poussent à la mise en acte ; leur réalisation – ou son impossibilité – apaise ou intensifie encore plus ; les émotions demandent à s'exprimer et donnent lieu à des moments d'analyse féconds où s'associent la compréhension et le sens de ce qui se passe. Cette description fait aussi apparaître l'évolution du groupe en deux jours. Au début, il n'y a qu'une juxtaposition de participants qui s'observent en silence ou à l'occasion d'un échange verbal laborieux. Au deuxième jour, l'ambiance de groupe se développe : on s'entraide, on se prend dans les bras, on se laisse aller à ses émotions, on ne laisse personne tout seul dans son coin. Mais quand la fin du week-end s'approche, on s'isole de nouveau, on se reprend en main puisqu'il faudra à nouveau affronter l'extérieur tout seul. Il faut à présent revenir aux participants. J'ai insisté sur leur travail pendant ce week-end, sur leurs expressions émotionnelles, leurs positionnements, leurs interventions verbales... Il y a une cohérence profonde entre toutes ces manifestations, la personnalité et la problématique actuelle. Je vais essayer de faire la synthèse de toutes ces choses, en y associant l'autre temps fort et révélateur, celui du rebirth. Car la séance du samedi soir s’est déroulée avec cet exercice structuré qui perlabore la fonction respiratoire. Le sujet est allongé sur le dos, immobile, assisté par un autre participant. On lui demande juste de respirer et d'intérioriser ce qui se passe. La consigne respiratoire est simple : inspirer plus activement, expirer passivement et se concentrer sur le sommet des poumons. Cette autre façon de respirer par hyperventilation provoque des vécus très variables mais cohérents avec l'ensemble de ce qui se manifeste par ailleurs, cohérents surtout avec la personnalité globale.
Jean-Pierre, l’ancien drogué, a peur de ce travail respiratoire, il craint une modification de son état de conscience qui le replongerait dans la panique qu'il a vécue sous L.S.D. Il fait donc un rebirth précautionneux, ne s'abandonnant que très peu à cette respiration spécifique puis la refusant à plusieurs reprises sous prétexte de sensations corporelles bizarres. Les fourmillements tétaniformes des mains et des jambes qui accompagnent très facilement cette hyperventilation sont investis avec une angoisse quasi hypochondriaque. Son ventre aussi se met à réagir, mais Jean-Pierre bloque cette sensation et il en résulte comme « un gros caillou dur et pesant ». Il abandonne son effort avant la fin de la séance. Ce vécu peut se superposer au premier primai décrit ci- dessus, où il se laisse aller à deux, trois cris puissants et détendus pour se recroqueviller immédiatement après, dans une position panique et défensive. Les prises de parole, elles, sont précautionneuses dans la forme et le ton, alors que le contenu s'avère profond et réfléchi. Le problème fondamental de Jean-Pierre se dessine donc là : il présente une certaine fragilité de caractère qui fait que les fantasmes, les sensations somatiques ou les besoins relationnels émergent comme par effraction, font irruption et débordent les mécanismes structurants. Il en résulte de la peur, du malaise, du manque de confiance en soi et une certaine malhabileté relationnelle. Le travail thérapeutique consistera donc à laisser émerger peu à peu cet inconscient – psychique, somatique et relationnel – à s'y familiariser et à l'intégrer avec souplesse. C'est un travail parfaitement analytique. Suzanne, l’infirmière, est obsessionnelle. Elle se met à respirer scrupuleusement selon la consigne donnée. Son rythme respiratoire s'accélère rapidement et elle part dans un état de conscience assez diffus. A ce train là, les fourmillements tétaniques apparaissent bien vite. Suzanne se crispe et les picotements deviennent des spasmes douloureux. Cela part des pieds, remonte le long des jambes et envahit le bassin ; là elle prend peur d'être paralysée et s'arrête. Avec une respiration plus calme tout rentre dans l'ordre et ce qui la paniquait auparavant se transforme maintenant en chaleur et en sensations corporelles agréables. La référence scrupuleuse à la consigne la mène ainsi aux crispations tout comme la veille l'obsession de devoir crier a fait rater le bonding. Pendant le travail primal, l'idée toute intellectuelle d'évoquer aussi le père bloque le mouvement émotionnel ressenti au souvenir de la mère. C'est bien là le type d'organisation obsessionnelle: une émotion trop forte amène une déconnexion névrotique, ici par une compulsion idéatoire, par le recours au devoir: il faut crier... Mais quand l'émotion monte très doucement, quand le corps se met aux sensations légères, c'est accueilli avec attendrissement. Malheureusement ces sensations et émotions restent d'intensité trop faible et la déconnexion se fait par ennui. Ici le travail somatanalytique consiste à s'impliquer dans le groupe pour développer les émotions et les sentiments puis à analyser les mécanismes obsessionnels aux moments de leur survenue, lors des déconnexions, enfin à les gérer peu à peu au lieu d'y être soumis. Marguerite, la musicienne, entre très paisiblement dans ce rebirth : elle respire avec aisance ; le corps est souple, le visage serein et l'on devine qu'elle part dans un état de conscience profond et sans conflit. A la mise en commun : surprise ! Elle déclare qu'il ne s'est rien passé, qu'elle n'a rien ressenti, qu'elle n'a pas eu de contact avec celui qui l'assistait. C'était le vide. Peu à peu, elle reconnaît pourtant que c'était bien paisible et fort agréable. Et là nous retrouvons bien Marguerite : elle ne sait pas ce que c'est que d'être bien, tellement elle court après autre chose de plus intense ; mais après quoi ? Elle est musicienne, elle a une grande capacité de ressentir émotionnellement, elle est affectueuse mais ses modes d'expressions sont soit retenus (couchée en chien de fusil avec pleurs silencieux) soit violents et fugitifs (un ou deux cris aigus et stridents). Ce sont ces derniers qui la dérangent : si elle se laissait vraiment aller, elle serait vive, impétueuse, brutale même, tellement c'est fort. Mais ce n'est pas d'elle même qu'elle a peur, elle se sentirait soulagée en fait. C'est plutôt l'accueil donné à cette expression qui l'intimide. Elle a reçu une bonne éducation bourgeoise, et « ça ne se fait pas »! Elle refoule donc son impétuosité, et elle la refoule aussi fort qu'elle est elle-même impétueuse. Nous sommes là au coeur de sa personnalité : ouverture et intensité émotionnelle mais blocage de son expression par un refoulement constant. Or c'est cette tension qu'elle valorise au lieu de l'émotion sous-jacente : elle s'intéresse aux nouvelles occupations aussi longtemps qu'il faut apprendre, s'efforcer, faire attention et progresser. Dès qu'il s'agit de se détendre et de lâcher prise pour laisser s'exprimer le geste, le corps, le coeur ou l'instrument de musique, elle n'y est plus... Pour Gérard, le psy, tout s'entend, se voit et se sent dans son cri : méthodique, rythmé, d'intensité soutenue, rauque et presque monocorde. Il ne lui manque qu'une chose, c'est de « perdre la boule ». Mais perdre la boule, c'est savoir dépasser cette hyperadaptation aux autres, aux situations, aux devoirs. Six ans de parole sur le divan n'y ont rien changé. Six ans de cri y arriveront-ils ? Seulement s'il sait s'impliquer « à corps perdu » dans la dynamique du groupe ! Seulement s'il sait aussi « perdre son temps » à cela. Quand à Eliane, l’écrivain, elle a beaucoup parlé dans le groupe ; elle a crié à chaque séance et longuement, réussissant à intéresser chaque fois quelqu'un pour l'assister ; elle a sympathisé avec Béatrice. Au rebirth, elle respire avec application et sérénité. Elle rapporte après coup qu'elle a senti son corps s'agrandir et s'épanouir et y a puisé beaucoup de force. Au départ, elle a formulé sa demande : elle recherche des relations « profondes » avec les autres et, ici, dans le groupe, ces relations ne sont pas encore tout à fait « pleines ». Mais, au rebirth, c'était merveilleux, fantastique. Terminant la présentation du cinquième patient, je me rends compte que je décris surtout ce que j'ai entendu et vu dans les différents types d'expression. II s'agit de descriptions dynamiques beaucoup plus que de lecture statique, de descriptions faites sur le vif, dans le travail lui-même, beaucoup plus que de nosographie. Le rapprochement entre ces différentes manifestations dynamiques apporte une cohérence qui sert de grille de lecture à la compréhension et de base pour l'interprétation. Mais il faut aussitôt compléter avec l'idée de Freud : toute construction théorique faite sur un cas n'est qu'une grille de lecture ponctuelle et provisoire qu'il faut savoir abandonner à tout moment pour en reconstruire une autre dès que nécessaire.
La présentation de la socio-somatanalyse dans le tome I m’a amené à présenter le nouveau concept de dynamique de groupe comme un déroulement en quatre étapes : La troisième partie de ce deuxième tome nous proposera deux autres textes sur cette nouvelle proposition. Ici il nous suffit de pointer ce déroulement dans la pratique de ce groupe, même si j’ai surtout insisté sur la présentation des participants. Au départ, une tâche commune Un groupe se constitue toujours autour d’un tâche commune ; ici il s’agit de la thérapie analytique de ses participants. L’un d’eux insiste : « on te paye pour ! ». Première étape : le conflit Chaque participant a son idée personnelle de la façon d’accomplir cette tâche, d’où le conflit initial. Les anciens voulaient retrouver le même groupe et ne rencontrent que des absents et des nouveaux. Ils s’attendent à ma sollicitude comme avant et voici que je m’occupe des nouveaux… Deuxième étape : la sécurisation Mais comme on est condamné à passer deux jours ensemble, et qu’on paye pour cela, autant sortir du conflit – assez stérile – et constituer une base de sécurité qui permet à chacun de mieux travailler à la tâche prévue. Je m’y emploie moi-même en proposant une présentation des participants vu le grand nombre de nouveaux. Mais les analysants contribuent aussi à cette sécurisation : les anciens s’adressent directement à l’analyste qui est le garant du cadre ; ils quittent la salle à l’heure habituelle du repas pour rappeler le cadre ; des couples d’entraide se forment, sécurisants en début de week-end, plus créatifs vers la fin ; les anciens prennent des jeunes en charge, interpellent l’analyste qui n’est pas payé pour prendre son pied… Ce groupe est l’un des premiers de ma carrière et date de près de trente ans. J’y ai peu insisté sur la dimension groupale aussi les illustrations de la dynamique de sécurisation sont-elles minces et pourtant pertinentes. Troisième étape : le consensus Pour une tâche aussi subtile et grave que la thérapie, la sécurisation ne suffit pas. S’abandonner aux plus intenses des émotions et des affects nécessite un accordage, une ambiance, une convivialité que nous appelon consensus. (Nous réservons le terme « affectif » à ce qui unit un couple). Ce consensus groupal se caractérise par des processus multiples dont les plus importants sont : Nous retrouvons ces caractéristiques vers la fin du week-end de cet atelier : Quatrième étape : le don Il s’agit ici du don que fait le groupe en tant que groupe à ses membres dont il reconnaît enfin toute l’individualité, toute la spécificité et toute la créativité éventuelle. Dans ce groupe avec beaucoup de débutants, on n’en est pas arrivé jusque là. Les deux marqueurs principaux du don sont : Cette illustration de la sociodynamique nous annonce le grand chapitre socioanalytique de la troisième partie. En attendant, ce groupe de socio-somatanalyse nous éclaire encore plus sur la catharsis qui, même si elle est très post soixantehuitarde par son intensité, répond néanmoins aux principes mêmes de la catharsis éternelle, analytique en particulier.
La catharsis pose de nombreux problèmes pratiques. Elle est difficile à manier, délicate à assumer. C'est au niveau du détail que se joue la catharsis beaucoup plus que dans les positions systématiques et théoriques. Les problèmes se situent essentiellement à deux niveaux, apparemment contradictoires, et s'énoncent ainsi : le mécanisme cathartique est trop puissant, il met à mal le cadre thérapeutique ; ce mécanisme n'est pas reproductible à cause du rétablissement trop rapide de nouvelles résistances. Les manifestations excessives de la catharsis sont devenues historiques : Breuer a reçu trop de bouquets de roses et n'a trouvé de parade qu'en fuyant à Venise ; Freud, lui, s'est trouvé avec sa patiente autour du cou ; Ferenczi a dû assister à la rechute de nombreux clients en profonde régression néo-cathartique lorsque sa maladie lui fit interrompre les cures… Faut-il rappeler aussi que l'amour de la catharsis a obligé Reich à fuir l'Allemagne nazie ? Ces exemples presque caricaturaux dépeignent pourtant la réalité. La catharsis est un moment imprévisible, parfois brutal, souvent dérangeant, toujours étonnant de par sa puissance. Ainsi se confirme que la catharsis laisse émerger les processus les plus profonds et donne accès aux instances les plus éloignées, inconscientes, infonctionnantes, asociales. Cette puissance séduit les thérapeutes dynamiques et entreprenants. Elle dérange les gens plus calmes. La catharsis attire les jeunes praticiens en rupture d'école ; mais elle lasse peu à peu, jusqu'à être abandonnée lorsque l'âge fait ses ravages. Toutes les rationalisations et théorisations, aussi scientifiques et sensées soient-elles, ne font jamais oublier qu'on défend d'abord soi-même de cette puissance de la catharsis. Pourtant, l'argumentation introduite par Freud est évidente et logique : il faut contrôler et maîtriser le déroulement de la cure, la protéger des explosions intempestives, éviter de a retrouver dans les bras de sa cliente, du moins quand on en a peur ! Le moyen de ce contrôle est tout aussi évident : au lieu d'encourager les forces vives à s'exprimer et de risquer l'explosion lorsqu'elles rompent les barrières défensives, on déconstruit ces barrières, défenses et résistances, en espérant que les forces vives se manifestent alors progressivement et sans chaos. Pour plus de sécurité encore, Freud conçoit la stratégie de l'oignon, lui enlève couche après couche, en une gradation raisonnée et une approche circonspecte de son coeur tellement imprévisible. Cette démarche thérapeutique est le prototype de toute alternative à la catharsis, elle se présente comme l'inversion exacte de la catharsis, comme son opposé et, bientôt, comme sa rivale inconciliable. Paradoxalement, la plupart des « nouveaux thérapeutes » emboîtent le pas de la prudence freudienne en enfermant très rapidement l'acquis de la catharsis dans des structures préétablies, d'autres fois théoriques, idéologiques et même « sectaires ». Nous avons avec les participants du groupe de somatanalyse des illustrations très claires de l’une et l’autre pratique : explosion qui perfore les défenses et attaque des défenses qui libèrent la catharsis. En fait, ces deux démarches sont complémentaires en somatanalyse et cela se comprend simplement en décrivant deux types de catharsis, l’une de surprise, l’autre de négoce.
Ce premier type est celui que l’on désigne habituellement quand on décrit la catharsis. Quelque chose se passe par surprise, de façon inattendue, pour la première – et parfois seule – fois, parce que c’est précisément la première fois. Notre atelier de somatanalyse nous fournit de nombreux exemples avec les cinq nouveaux participants. Le mécanisme d'action est simple : c'est la surprise, la nouveauté, qui se retrouvent partout, dans toute thérapie. Un premier entretien psychothérapique peut le provoquer. C'est le coup de foudre. La situation est tellement imprévisible que les mécanismes de défense sont pris en défaut. Il n'y a pas de structure familière qui retient. Le processus se libère sans retenue, s'intensifie, explose en un moment violent, en un moment processuel quasiment pur qui souffre malheureusement d'un déséquilibre grave puisque la structure s'écroule tandis que le processus s'enfle de façon inhabituelle. Ce déséquilibre est intolérable et provoque très rapidement une nouvelle structuration défensive, de nouvelles résistances, nous le voyons dans l'atelier. Ces mécanismes de défense qui tiennent lieu de structures d'urgence dans ces situations imprévues se construisent à tous les niveaux, psycho-, socio- et somato- logiques, selon les sujets. Cette catharsis de surprise est très spectaculaire et impressionne énormément. Les thérapies corporelles post soixantehuitardes s'en font une spécialité. Malheureusement, la surprise ne se répète pas indéfiniment. Nous avons un don particulier pour nous en protéger. Cette constatation est aussi vieille que la thérapie elle-même : l'évocation d'Oedipe est depuis longtemps éventée ; le transfert n'émeut plus non plus, son concept du moins, pas sa réalité : Ferenczi et Reich le sentaient vers 1920 déjà. Le cri aussi se fait piéger. Pour pallier à ce retour du balancier, on pourrait multiplier et diversifier les settings et les techniques et pousser les clients à faire la tournée des différentes méthodes et pratiques. La catharsis de surprise révèle alors son point faible, à savoir son déséquilibre structuro-fonctionnel. Il se passe bien quelque chose au niveau de la grande défonce émotionnelle, à un niveau purement subjectif, mais pas au niveau objectif. La situation réelle est scotomisée tout comme les défenses sont court-circuitées. Il ne se fait pas encore d'élaboration par rapport aux référents objectifs. Pourtant, ce premier type de catharsis est inévitable. Il est utile quand on sait le replacer dans son contexte. Il représente le prototype et la promesse de ce qui peut s'acquérir de façon plus constante par la suite avec la catharsis négociée. Il donne envie de continuer la thérapie. On ne peut d'ailleurs pas ne pas évoquer les moments analogues qui se présentent spontanément dans la vie quotidienne sous forme de moments merveilleux, d'expériences paroxystiques, construits sur le modèle même de la catharsis de surprise. Ces moments, même agréables, restent souvent uniques parce qu'ils sont précisément paroxystiques, imprévus, non structurés. On peut ranger là beaucoup de coups de foudre et de grandes passions qui ne restent qu'événementiels parce que ponctuels et inquiétants. Ils restent uniques parce qu'on se défend efficacement contre tout retour de telles perturbations ! Il faut y ranger nombre de bouffées délirantes, dépressives, psychopathiques, qui ne s'emballent que parce qu'on est absolument démuni et surpris par leur survenue. L'apprentissage de la négociation permet d'enrichir la vie quotidienne et de ne pas se priver de tels moments.
Passé l'effet de surprise, la situation se précise. On connaît maintenant les moyens d'arriver à la catharsis et l'on perçoit aussi les mécanismes de défense spécifiques. On peut analyser les processus et les structures en attendant de les négocier les uns et les autres. La notion d'analyse prend tout son sens ici, non seulement celui de compréhension mais surtout celui, étymologique, des chimistes: de décomposition des comportements globaux en leurs éléments constitutifs. Les résistances qui se manifestent ne sont rien d'autre que les symptômes et syndromes habituels, névrotiques et psychotiques, fonctionnels et psychosomatiques, relationnels et comportementaux. Nos somatanalysants nous en fournissent des illustrations pertinentes. L'avant et l'après des moments cathartiques font ressortir l'attitude consciente, volontaire et de plus en plus maîtrisée qui préside à cette montée en catharsis. Les obstacles sont abordés de front, même si c'est avec ruse ; les moyens proposés par la méthode sont utilisés avec art pour arriver à ce moment d'émotion, d'intensité et de présence qu'est la catharsis. Mais, une fois arrivé, ça se passe tout seul, spontanément, sans contrôle ni maîtrise ; ça arrive, ça tombe bien, ça s'écoule. C’est le moment primaire, l’expérience plénière. La caractéristique majeure réside dans l'équilibre entre les processus d'une part et les structures d'autre part. Grâce à cet équilibre, s'acquiert une capacité de prise de conscience à la fois pleine et suffisamment légère pour ne pas perturber le processus en cours. Il s'acquiert aussi le maniement progressif des mécanismes qui favorisent ces processus. Cette catharsis négociée ne suscite aucun nouveau mécanisme de défense puisqu'elle est équilibrée et structurée. Elle met en oeuvre les mécanismes thérapeutiques mis en évidence ci-dessus: la libération des processus subjectifs, la restauration des rapports avec les référents objectifs et le réaménagement de l'équilibre global. L'aspect le plus difficile à comprendre reste cette attitude subtile à la fois consciente, volontaire et négociée qui permet néanmoins aux processus de se dérouler sans entrave, sans censure, sans contrôle. Cela se fait ainsi, en pleine conscience, en plein accord, en pleine insertion dans la situation... Nous verrons dans la troisième partie de ce nouveau tome que ça s’appelle aussi pulsation plénière et que ça ressort tout simplement du modèle ontodynamique. La différenciation en catharsis de surprise et catharsis de négoce oblige à nuancer l'opposition qu'on voudrait installer entre les deux modes thérapeutiques apparemment ennemis dont l'un favorise la libération processuelle et l'autre le déblaiement des résistances. Le premier rappelle plus la surprise et le second, le négoce mais il y a passage progressif du premier au second, au fil du temps. Dans une cure prolongée, on se retrouve finalement à même enseigne. La psychanalyse connaît – fort heureusement – des moments extrêmement émouvants et violents, jusques et y compris des bouffées délirantes. Quant aux méthodes dites émotionnelles, elles passent aussi par les méandres contournés du discours, de l'analyse et de la négociation laborieuse. On arrive donc à une rencontre entre les différentes positions concernant la catharsis grâce à cet élargissement aux deux types, de « surprise » et de « négoce ». Il ne reste plus qu'une seule caractéristique qui oppose vraiment les tenants et les opposants de la catharsis prise dans son sens restreint, celle de l'intensité, de l'explosion, des manifestations extrêmes et... des éventuelles complications socio-professionnelles. Là, il faut situer les choses très clairement et très simplement, quittant la grande théorie, pour s'autoriser de plus de bon sens, parce qu'il ne s'agit que d'un point de détail, même s'il est tonitruant ! La catharsis n'est pas nécessairement intense ni explosive. Nos illustrations l'ont montré. Inversement l'intensité n'est pas nécessairement cathartique, c'est l'expérience qui se fait amèrement avec les techniques les plus actives comme le cri et le mouvement. De plus, l'intensité n'est pas une fin en soi mais un moyen thérapeutique. Si on peut se passer de la forme explosive, c'est tant mieux. Mais parfois elle est nécessaire. L'élargissement des indications de thérapie à une population de plus en plus large et diversifiée impose ce moyen pour un nombre de personnes de plus en plus important. Certes, certains thérapeutes essayent de faire de nécessité vertu et de prendre les moyens pour la fin. L'idéal de « l'homme primal » janovien, qui ressemble à ce qu'on pourrait appeler aussi « l'homme cathartique » est suffisamment suspect pour qu’on le traite de zombie. Et je comprends cette critique. Les détracteurs soulignent avec raison que la qualité de vie se situe dans le calme, l'intériorité, un certain recul par rapport aux événements. C'est ce qui se dessine d'ailleurs dans l'évolution d'une cure non directive comme la somatanalyse : les moments cathartiques les plus intenses se situent au début et au milieu de la thérapie alors que la fin s'annonce par beaucoup de calme, de profondeur et d'élaboration intériorisée, ou alors d'activité et de détermination sereine. La catharsis n'est pas une fin en soi, du moins pas la catharsis limitée aux moments de surprise et d'explosion. Mais la catharsis comme moment primaire est l'un des buts de la thérapie. Car le moment primaire n'est autre que le moment d'être, plein, harmonieux, présent et authentique. C’est l’expérience plénière, facteur de guérison. Pour un certain nombre de personnes, seule l'explosion intense donne accès au moment primaire ! Elle en fraye le chemin, puis est abandonnée lorsque l'accès au moment primaire se fait simplement et calmement. Il ne reste donc plus qu'à se poser une dernière question: cette intensité, transitoirement nécessaire comme moyen, ne laisse-t-elle pas des séquelles préjudiciables et dangereuses ? N'a-t-elle pas des effets secondaires disproportionnés avec son utilité ? Ne devient-on pas obligatoirement un zombie primal à force de crier, de taper, d'hyperventiler, de mettre en acte et d'accéder à l'orgasme ? Certes, tout comportement répété se fixe et s'automatise. Tout travail thérapeutique prolongé modèle son sujet, même la psychanalyse. Dominique Frischer a entendu auprès des psychanalysés interviewés qu'ils s'intériorisent, se coupent de l'extérieur, cultivent leur jardin et se retrouvent plus seuls. Inversement, la répétition du cri, de l'hyperventilation ou de l'expression colérique pousse à être énergique, dynamique et actif. Le travail au corps rend sensuel et la présence au groupe développe le besoin relationnel et affectif. La plupart des somatanalysants quittent la thérapie pour investir plus dynamiquement leurs vies professionnelles, relationnelles et sensuelles. Il est donc vrai qu'une thérapie prolongée déteint sur le patient et lui fait aimer l'ambiance de la thérapie elle-même. C'est l'un des effets secondaires – pas nécessairement négatif – de toute thérapie. Il faut donc dire à celui qui veut vivre dans la sérénité d'un ashram de ne pas s'habituer à crier ; au bureaucrate qui reste immobile derrière son bureau de ne pas prendre plaisir à bouger ; au conjoint mal marié, de ne pas se laisser tenter par la douceur des corps et des coeurs... sinon, ils ne tiendront plus dans ces situations. Ils seront amenés à changer et à affronter des crises avant de se rééquilibrer dans de nouveaux modes de vie. Mais n'est-ce pas cela même que la thérapie ? Parfois, la guérison est à ce prix ; le bien-être, lui, l'est encore bien plus souvent. La décision en revient évidemment au patient. C'est lui qui décide de changer ou non et d'encourir les risques correspondants. L'aptitude à réagir émotionnellement est bien utile dans notre société moderne, la capacité d'aimer profondément est requise de plus en plus et l'aisance relationnelle devient l'une des conditions de la vie occidentale. Alors, autant acquérir cette capacité cathartique, au-delà de la surprise, dans une maîtrise négociée. C'est au patient de choisir, en dernier ressort. Hélas, le thérapeute choisit trop souvent pour lui. L'indication de telle ou telle thérapie tourne souvent autour de l'intensité de la catharsis qui s'y manifeste et, surtout, de l'intensité que le thérapeute peut et veut supporter lui-même. La théorie ne vient que justifier ce choix tout à fait subjectif et ne reste que rationalisation. Le client, lui, n'a que rarement les informations suffisantes pour dénicher ce qui lui conviendrait. La somatanalyse a l'ambition de réunir en un même lieu l'intensité et la douceur, quitte à imposer à son animateur la quadrature du cercle, la présence à l'une comme à l'autre. Car le client a besoin et de l'intensité et de la douceur, à son heure et a son rythme. C’est ce que nous appelons le « couplage méthode-pathologie » et « l’accordage thérapeute-patient ». Pour cela, il faut avoir une boîte à outils diversifiée et savoir décomposer la pathologie en ses paramètres diagnostics. C’est le thème de la quatrième partie de ce livre, après une prise de position préalable sur les choix les plus pertinents dans les quatre dimensions de la psychothérapie/analyse : somatologique, psychodynamique, sociodynamique et anthropologique.
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