Pysch'Inté

Table des matières

Deuxième partie : les apports cliniques

  • Introduction

  • L’historique des principales psychopathologies nous conduit à la situation plutôt inattendue de l’athéorisme. Aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle, on en sait moins qu’avant, moins que prévu. On ne sait même que décrire, inventorier, compter, avec statistiques. Le terrain est de nouveau quasiment vierge. Les psychiatres en leurs hôpitaux et les psychothérapeutes en leurs écoles se sont mutuellement neutralisés. Quant aux sciences, elles vont d’effet d’annonce en démenti, sur la question si subtile de la maladie mentale.

    Alors autant y aller de ses propres propositions et hypothèses, de ses théories personnelles et validations statistiques. La nature a horreur du vide ; elle nous arracherait presque ce qu’on ne veut pas encore transmettre officiellement ! Mais pas n’importe comment, malgré tout. Il y a des règles à la fois méthodologiques, épistémologiques et éthiques. Revoyons comment cela s’est passé pendant les 2500 ans évoqués ci-dessus. On peut en extraire les cinq paramètres qui participent à la naissance et au développement de la psychopatholologie : 

    • un nouvel état des pathologies,

    • un nouvel observatoire adapté à cet état,

    • un changement de la société qui le cautionne,

    • des nouvelles thérapies pour en tester la validité,

    • une épistémologie pour les fonder et les accompagner.

    Si les psychoses les plus graves restent relativement stables, de phrénitis en dégénérescence, de démence précoce en schizophrénie, les nouveaux états de maladie évoluent rapidement d’hystérie (janétienne et freudienne) en troubles de la personnalité et de neurasthénie en troubles alimentaires, par exemple. Il faut évidemment capter ces nouveaux lieux de souffrance, quitte à intercaler un état-limite entre psychose et névrose comme le fait Bergeret.

    De nouveaux lieux d’observation se constituent pour suivre ces transformations. Les hôpitaux se spécialisent en centres de crise, appartements thérapeutiques ou ferment même comme en Italie, laissant la place à des communautés autogérées (type synanon). Les nouvelles psychothérapies s’organisent en véritables laboratoires expérimentaux où se révèle du neuf. Ils s’enrichissent et s’affinent, permettant à la pathologie de se manifester sous de nouveaux aspects. Et nous n’évoquons même pas les apports des sciences médicales et neurosciences qui multiplient les découvertes, de l’inflammation des méninges invoquée autrefois jusqu’aux zones cérébrales dysfonctionnelles mises en avant aujourd’hui.

    Nous inspirant du travail d’Evelyne Pewzner, nous avons acquis ce regard qui associe intimement psychopathologie, société, culture et politique. Cela est toujours vrai avec ces nouveaux lieux expérimentaux évoqués ci-dessus, avec la dé-pathologisation d’un côté, de l’homosexualité et du transsexualisme par exemple mais aussi l’hyper-stigmatisation de l’autre, de la pédophilie récemment… L’ambiance sociale permet l’utilisation de nouveaux outils thérapeutiques en un va-et-vient permissif/restrictif, en particulier pour les outils corporels, relationnels ou spirituels, cautionnant ainsi les nouveaux « laboratoires expérimentaux ».

    Les nouvelles thérapies hospitalières ont permis de créer l’hôpital moderne avec son traitement « moral », puis « antipsychiatrique », jusqu’à cette « Teaching and Learning Community » qui évitent que la schizophrénie ne soit vouée à la chronicité et soit maintenue au stade de la psychose aiguë réversible, par exemple. Une biographie d’Henri Collomb vient enfin de paraître (Robert Arnault 2006). Il était directeur de l’hôpital psychiatrique de Fann au CHU de Dakar et instigateur de la fameuse « école de Dakar ». J’y étais allé pour faire mon internat de psychiatrie sous sa conduite. Reçu major de l’internat, je n’y serai resté que l’instant d’un stage. Mais cela lui a suffi, à Collomb, pour me transmettre cette réalité de la psychose aiguë qui reste de durée brève grâce à l’insertion sociale et qui passe à la chronicité dès que cette socialisation se perd. Mais c’est en permettant aux écoles psychothérapiques d’intégrer des processus de plus en plus complexes, subtils et/ou intenses, corporels, affectifs, conscientiels par exemple, que la société participe à l’approche des psychopathologies et à leur changement. La sexothérapie a déplacé le problème du pur sexuel à l’affectif et le viagra, de la puissance érectile à son utilisation dans le couple.

    La psychopathologie est donc tributaire de nombreux éléments et, last but not least, des théories médicales, psychologiques et humanistes. Nous n’avons pas beaucoup évoqué Freud dans ce tome II de la « Psych’ Inté », mais nous nous rappelons que sa métapsychologie a rapidement influencé la psychopathologie psychiatrique avec la phénoménologie de Binswanger et la schizophrénie de Bleuler entre autres. Mais les corpus théoriques qui ont (trop bien) réussi deviennent aussi des carcans qui empêchent d’accueillir les changements spontanés. C’est ainsi que les freudiens se sont opposés au pacs des homosexuels et à l’homoparentalité, promettant de nouvelles pathologies au cas où !

    Si donc on veut y aller, de ses propositions et hypothèses propres, ça ne peut pas se faire n’importe comment et surtout pas par une simple rationalisation de ce qui marche ! Parler, ça guérit ; c’est donc la non-verbalisation qui fait maladie. L’absence de sexualité rend hystérique, professaient Hippocrate et Galien. Mais la présence de sexualité ne suffit pas à en être exempt. S’aventurer dans la complexité de la psychopathologie nécessite une méthodologie, une épistémologie et une éthique. Dans cette deuxième partie, nous voulons exposer nos fondements en ces domaines.

    Nous commencerons par décrire notre « laboratoire expérimental » sous sa forme la plus originale, à savoir la somatanalyse.

    Nous continuerons par présenter le développement du modèle théorique qui permet de décrypter les manifestations nouvelles de la maladie. Ces deux étapes englobent les cinq aspects esquissés ci-dessus et se basent sur de nombreux cas cliniques, garantissant ainsi les dimensions éthiques et humanistes. Ces cas cliniques nous permettent de mettre en évidence les « paramètres diagnostics » des maladies, à savoir ses éléments de base dont nous en retiendrons quatre : 

    • la polarité, structurelle ou fonctionnelle ;

    • la gravité, en trois degrés ;

    • la temporalité, avec l’étape de vie qui a vu la mise en place de la pathologie ;

    • la fonctionnalité ou lieu fonctionnel impactée de préférence par le mal.

    Il s’agit de déconstruction des ensembles en leurs parties comme lorsque Bleuler parle des « troubles primaires » et de la « lutte du sujet contre l’envahissement psychotique », le sujet étant ici le schizophrène ; ou encore lorsqu’il oppose les symptômes primaires et les symptômes secondaires. Bergeret a lui aussi déconstruit les trois grandes familles de maladies selon la temporalité : psychose avant l’Œdipe, névrose après l’Œdipe, troubles borderline à cheval sur ce « bord » ou « limite ».

    Nous avions déjà déconstruit les méthodes thérapeutiques en leurs « facteurs organisateurs ». Nous pourrons situer des « paramètres diagnostics » en face et effectuer le couplage méthode-pathologie à ces deux niveaux élémentaires.

    Exemple :

    Cela semble bien compliqué ! Mais nous verrons que les cas cliniques présentés ci-après sont pleins de vie et de souffrance, sont abordés globalement et complètement (en psycho-, socio- et somato-), sont décrits avec émotion et respect même si le recul nécessaire à la science se fait parfois par l’humour et si la prise de distance peut sembler quelque peu cynique.

    Nous commencerons par une thèse de médecine qui regarde notre premier « laboratoire d’observation » de loin, à savoir la somatanalyse en individuel et en groupe surtout. Deux cas cliniques sont longuement interviewés, des cas graves, une hystérie quasi historique et une psychose schizo-affective. Une description d’un atelier de cette socio-somatanalyse complétera cette première approche par le vif tout en se prolongeant par une réflexion sur la catharsis. Intense en somatanalyse, la catharsis peut être douce mais c’est dans sa forme très spectaculaire qu’elle livre son secret, à savoir l’essentiel du processus thérapeutique/analytique.

    Puis nous retrouverons le modèle structuro-fonctionnel longuement exposé dans le tome I qui nous permettra de systématiser un troisième cas, celui de Marjolaine. L’inscription de cette histoire tragique avec ses souffrances et jouissances en schémas doit montrer tout le travail de réflexion qui préside à notre démarche d’intégration de la clinique et des psychopathologies.

    Après la démonstration de la force de la catharsis et après l’illustration de la justesse que donne l’approche structuro-fonctionnelle, nous verrons le rôle de la temporalité. L’analyse des étapes ontogénétiques d’Elisabeth nous persuadera que l’empilement des étapes dysfonctionnelles se fait dans un certain ordre, là encore. Lorsque deux étapes sont amalgamées, la suivante ne peut que se cliver. Ce chapitre permet d’asseoir la notion de paramètre diagnostic (P.D.), ici la temporalité, après que Marjolaine ait déjà dévoilé le paramètre structuro-fonctionnel. Ces P.D. sont encore quelque peu mystérieux mais c’est sur eux que doit déboucher notre démarche intégrative, puis sur le couplage F.O. – P.D.

    Un dernier chapitre un peu plus léger, plein d’humeur sinon de cynisme, nous présentera un autre paramètre diagnostic, celui des fonctions impactées par la souffrance. Il s’agit de rôles conjugaux déclinés selon les six fonctions de base du modèle structuro-fonctionnel : émotion, intuition, sensation, réflexion, action, communication. Mais qu’est ce que ça donne en amour ? Les passions fantasmatiques, émotionnelles et sensuelles ; un rationalisateur du couple et un entrepreneur du cocon conjugal.

    Mais laissons-nous d’abord gagner par l’émotion de ces histoires riches et tristes, intenses et douloureuses. Puis accueillons les inscriptions méthodologiques et épistémologiques. ça structure ce qui ne serait que pure fonctionnalité.

     

    • Chapitre 5 : Un nouveau champ d’observation : la somatanalyse

    •  La somatanalyse est ce nouveau laboratoire expérientiel sinon expérimental qui offre une observation du patient de par son approche globale. Elle intègre la dimension corporelle à la psychanalyse et se décline en trois settings : en groupe, duel et en solo. Nous l’avons longuement décrite dans le tome I et proposerons une rapide présentation ci-après dans sa forme quasi originelle d’il y a trente ans quand mai 68 faisait encore vibrer par le cri, le contact et dans le groupe, théorisant le processus thérapeutique par la catharsis breuero-freudienne. Mon travail avait motivé une psychiatre à faire sa thèse de médecine sur le thème et nous en avons tiré un livre : Lieux du corps en psychothérapie. J’en reprends la présentation de la méthode et surtout deux cas cliniques longuement analysés. Trois particularités sont à souligner qui donnent de cet observatoire une image partielle et particulière :

      • il n’intervient que la forme groupale de somatanalyse, et très peu les formes individuelle et solo ;

      • il n’apparaît principalement que le travail cathartique le plus intense, sous sa forme émotionnelle expressive, d’autant plus que les deux patientes présentent une forte rigidité de caractère ;

      • enfin ma propre introduction à ce texte d’Odile Dunstetter se centre sur la prise en charge des psychotiques.

      Cette pratique peut sembler anachronique. En effet, la somatanalyse actuelle est plus douce, nuancée, autant intériorisée qu’extériorisée. Cette pratique peut sembler dangereuse : nous débattrons de cet aspect. Enfin, les deux cures citées peuvent sembler chaotiques… et elles le sont effectivement !

      Des analyses aussi longues et profondes d’ « hystériques historiques », à la Léonie (de Janet), de psychoses schizo-affectives (c’est le diagnostic final de Fabienne) ne peuvent être que chaotiques. Ferenczi, Searles, Esterson (avec Mary Barnes), et tous les analystes de psychotiques (ou de personnalités archaïques graves) le savaient et l’assumaient. J’en ai fait de même, au risque de relancer la méfiance des professionnels qui n’appréciaient pas beaucoup ma hardiesse de l’époque et qui ne connaissent pas encore toute la finesse des élaborations ultérieures.

      Et pourquoi donc prendre ce risque ?

      Parce que ce travail analytique avec des patients profondément atteints a été un apprentissage fantastique pour moi. Ce sont elles, Monique et Fabienne, qui m’ont appris mon métier autant que mes maîtres et mes manuels. Cet enseignement est encore là, dans la thèse d’Odile Dunstetter, et je privilégie cet apport de deuxième main pour prendre du recul par rapport à ma seule approche qui serait nécessairement partiale.

      Mais cette approche personnelle s’effectuera néanmoins pour compléter cette présentation distanciée. Nous proposons la description d’un atelier de somatanalyse, live, sur le vif. La lecture en est vivante mais compliquée par le grand nombre de patients dont l’histoire et le travail thérapeutique sont donnés par touches successives. C’est bien ainsi que se présente la clinique, en miettes, de séance en séance, au fil du temps, ce qui nous oblige à ce travail de généralisation que nous entreprenons ici. Cet atelier sur le vivant se poursuit par une réflexion sur la catharsis, distinguant catharsis de surprise et catharsis de négoce, effet immédiat et effet à long terme.

      Nous relirons ces textes sur :

       

      • la prise en charge des psychotiques en somatanalyse,

      • la présentation de la socio-somatanalyse

      • deux cas cliniques : Monique et Fabienne.

      Puis nous terminerons sur l’apport de la somatanalyse à la psychopathologie comme lieu d’observation nouveau, laboratoire quasi expérimental et élément méthodologique pour enrichir nos connaissances.

       

      • Richard Meyer et la somatanalyse par O. Dunstetter

      •  La somatanalyse, développée par R. Meyer, psychiatre et psychanalyste, nous apparaît comme l'heureuse intégration des différents aspects développés par les thérapies corporelles (contact corporel, expression émotionnelle) et du cadre analytique, en un "setting" original.

        Le concept d'unité psychosomatique est élargi à l'ensemble psycho-, socio-, et somato- et l'hypothèse thérapeutique de base est la simultanéité des trois aspects "impression, expression, compréhension", réalisant le "moment primaire". Ces trois fonctions, d'impression/expression/compréhension, sont l'équivalent fonctionnel des trois référents, soma, socius et psyché.

        Commençons par quelques aspects théoriques qui montrent déjà que le corps n'est que partie de la personne et l'expression corporelle, nouveau canal de communication élargissant les autres, verbal et relationnel.

        L'accent est mis sur l'aspect global du changement. Pour tenir compte de cette globalité, la somatanalyse propose :

         

        • l'hétérogénéité des techniques corporelles utilisant :

           

              • le geste, le mouvement,

              • le son, le cri, la voix (comme manifestation de soi),

              • la respiration,

              • la circulation de l'énergie, de l'émotion en une globalité expressive,

                 

        • l'interprétation, qui donne sens à un fait relationnel, corporel et/ou verbal, permettant de l'intégrer aux autres référents,

        • l'analyticité au sens freudien.

        Pour réaliser le cadre analytique, le travail se fait au sein d'un groupe non directif. Il s'agit d'un groupe analytique où communique "le corps aussi" qui se ressent et s'exprime dans l'émotion, dans la dimension relationnelle, et le langage. C'est ce qui fait l'originalité de ce type de groupe par rapport aux autres groupes rencontrés qui sont, soit des groupes analytiques purement verbaux, soit des groupes directifs centrés sur des exercices corporels et émotionnels. La non directivité nécessite le développement d'une "intelligence" de la vie relationnelle : la personne doit d'abord sentir ce dont elle a besoin, et vers qui diriger sa demande. Cela responsabilise la personne devant ce qui lui arrive, évitant du même coup l'effet de suggestion et de manipulation. Le risque d'intrusion idéologique des groupes directifs qui proposent un "modèle" de santé psychique et physique est ainsi évité.

        La conception de la vie et de la maladie reste dans la lignée freudo-reichienne et vient l'enrichir. Le fonctionnement de l'individu peut se résumer à un flux vital, et la maladie correspond au blocage de ce flux. Le but de la somatanalyse, conformément aux autres thérapies reichiennes et freudiennes, consiste à restituer ce mouvement vital.

        Au niveau théorique, Meyer propose le "modèle structuro-fonctionnel", comme représentation du vécu immergé dans son environnement et se structurant selon les clivages fondamentaux de l'individu. Ce modèle est le reflet de la situation présente, permettant d'insérer le vécu subjectif du patient dans la réalité objective à la fois psychique, somatique et sociale. (…)

        Le moment primaire apparaît comme le processus thérapeutique fondamental. Il est à la fois : moment subjectif ressenti comme moment plein, et moment qui s'insère dans la réalité objective. Vécu subjectivement comme un moment plein, il efface transitoirement les clivages qui redeviennent mobiles et donne accès à la santé. Il s'accompagne d'un sentiment d'unification de la personne.

         

        Schéma 4: Le moment primaire

        La somatanalyse, en multipliant les canaux de communication verbal, corporel et groupal, multiplie les voies d'accès au moment primaire et permet d'en repérer les caractéristiques, donnant un profil dynamique de la personne. Puis, leur ayant restitué leur sens, le travail d'analyse se poursuit dans la déconstruction de ces situations figées et exclusives ouvrant le sujet à un maximum de lieux de vie. La somatanalyse se veut, pour cette raison, une succession de moments primaires.

        Voici les caractéristiques de ce moment.

         

        • Un vécu subjectif unifié, global, où quelque chose est simultanément ressenti, exprimé et compris, c'est-à-dire appréhendé corporellement, psychiquement et relationnellement. La personne est, à ce moment-là, en contact avec elle-même et ouverte au monde extérieur, entièrement autonome.

        • Ce moment est, par définition, limité dans le temps.

        • Selon la nature du symptôme et le niveau de fonctionnement envisagés, le moment primaire se présente différemment. Il peut être cathartique, résolutif, réalisant...

           

        • La catharsis

        •  La catharsis est à la base du moment primaire. Elle globalise, intègre les différentes fonctions: intuitions, sensations, réflexion, mouvement, et cette totalité donne un vécu nouveau. Bien qu'ayant été l'objet de nombreuses suspicions, en relation avec son côté spectaculaire, la catharsis apparaît structurante. La prise de conscience et la compréhension équilibrent les faits corporels, qui donnent assise à l'inconscient révélé.

          En réponse à d'autres reproches faits à la méthode cathartique, concernant en particulier l'épuisement de ses effets, les risques de déstructuration et de dépendance au thérapeute, l'effet de suggestion... R. Meyer distingue deux phases dans le phénomène cathartique, la catharsis de surprise et la catharsis de négoce, phénomène que les critiques semblent ignorer en s'attaquant isolément à la catharsis de surprise.

          La catharsis de surprise vient d'abord et n'est possible que parce que les défenses n'ont pas eu le temps de se mettre en place, débordées par la nouveauté du processus. Elle garde malgré tout sa valeur expérientielle, en faisant faire l'expérience d'autres états d'être.

          La catharsis de négoce se fait une fois passé l'effet de surprise: on connaît alors les moyens d'arriver à la catharsis et on perçoit les mécanismes de défense correspondants. La notion d'analyse prend tout son sens, ouvrant à un travail sur les résistances. Au cours de la thérapie, il y a passage progressif du premier type au second.

          Par ailleurs, on confond souvent catharsis et explosion, intensité. Or la catharsis n'est pas nécessairement intense, et l'intensité n'est pas toujours cathartique. L'intensité n'est d'ailleurs jamais une fin en soi mais un moyen thérapeutique. Pour certaines personnes, seule l'explosion intensive donne accès au moment primaire. Elle en fraye le chemin, puis est abandonnée, lorsque cet accès se fait simplement et calmement. La catharsis, comme moment primaire, est l'un des buts de la somatanalyse.

          Le moment primaire apporte également la résolution musculaire. La résolution renvoie à la cuirasse caractérielle de Reich, aux tensions qui se placent préférentiellement sur les anneaux musculaires. En végétothérapie et en bioénergie, la détente musculaire s'obtient par des manipulations et des exercices localisés. Dans le moment primaire, l'attaque des niveaux de contraction et de spasticité se fait de façon globale, grâce à l'émotion et à son expression. Ainsi peuvent s'atteindre, autant que les tensions musculaires, les tensions des organes internes, les spasticités digestives, sexuelles ou respiratoires.

          Enfin, le moment primaire peut être réalisation. Cette réalisation consiste à passer des intentions, désirs, besoins, aux actes, ce qui permet souvent de dépasser une attitude d'inhibition. Précisons qu'il s'agit ici d'une "mise en acte" dont la nature est définie au départ par le protocole et non du "passage à l'acte" évoqué par la psychanalyse, qui correspond à une transgression du code établi. Bien sûr, tout ce qui transgresse le contrat de départ reste passage à l'acte.

          Un autre aspect de la réalisation vise à donner un sens aux actes, aux sensations et aux émotions.

          Au total, le moment primaire peut être assimilé à un vécu de base qui prend sens et se structure grâce à sa qualité de plaisir-déplaisir. Or, tout vécu a une histoire et le sens qualitatif, plaisant-déplaisant, fait automatiquement référence à une situation, à un environnement à la fois présents et passés. "Il suffit donc de vivre le corps pour qu'il y ait somatanalyse". On retrouve Reich.

          Ce corps qualitatif se situerait entre le corps matériel, anatomo-bio-physiologique et le corps signifié de la psychanalyse. Il reste du côté du vécu évoquant les aspects particuliers de ce vécu qui le rendent unique, atemporel, souvent indicible, sujet à "castration temporelle" et, de surcroît, structurant.

          Sur un plan méthodologique, la somatanalyse met tout en œuvre pour permettre l'accès répétitif aux moments primaires, grâce à l'élargissement des canaux de communication :

           

          • en proposant un groupe thérapeutique ouvert, non directif, lieu privilégié d'expression de soi puisque aucun modèle n'y est suggéré ;

          • en facilitant le fonctionnement unifié: de nombreux moyens sont à la disposition de chacun afin qu'il puisse trouver l'expression adéquate pour une émotion précise : le son, poussé jusqu'au cri, les mouvements, gestes et diverses mises en acte, le contact élargi jusqu'au bonding, la diversité des participants du groupe, les positionnements en grand groupe, petit groupe, en couple ou seul permettant d'appréhender le versant relationnel. Pour R. Meyer, "seule la réunion de plusieurs techniques peut créer un ensemble complet et, surtout, un ensemble contrasté qu'on aura du mal à piéger et à détourner de son but" ;

          • enfin, la continuité avec les réalités extérieures est le troisième temps thérapeutique qui amène la personne à être en accord avec elle-même, son passé, son imaginaire, son corps, et les autres, et lui permet de prolonger le travail thérapeutique à l'extérieur du groupe qui lui a donné l'occasion d'expérimenter de nouvelles sensations, attitudes et relations.

          La somatanalyse, à visée analytique, se conçoit comme une cure prolongée qui met en jeu le corps de manière préférentielle. L’attachement et le transfert se manifestent dès que la thérapie a une certaine durée. (Les thérapies brèves, structurées, prévoient pour cette raison un nombre limité de séances, entre 10 et 15, au delà duquel vont naître l’attachement et le transfert).

          Le transfert est un outil essentiel dans toute méthode analytique et ce qui diffère d'une méthode à l'autre, c'est la manière dont il se manifeste. En thérapie corporelle, il peut se manifester aussi bien par le cri, par le toucher que par la parole et donc par une plus grande intensité qu'en psychanalyse, mais il n'est aucunement provoqué et reste analysable de la même façon.

          Chacun retrouve dans la relation transférentielle le mode de relation affective que la situation familiale avait permis et favorisé. Mais cet aspect de répétition prend vite une signification et s'adresse à son destinataire exact, que ce soit papa, maman...

          Le transfert prend tout son sens, à la fois actuel, de mode préférentiel d'entrée en relation affective, et ancien, de répétition du mode intrafamilial de cette même relation affective. Avec la somatanalyse, on retrouve cette autre caractéristique analytique qui veut qu'une grande partie du travail se fasse dans la dimension relationnelle, transférentielle.

          Nous en resterons là quant à l'exposé théorique des principales notions reprises et développées par la somatanalyse dont nous avons essayé de montrer la spécificité par rapport aux autres méthodes de thérapies dites "corporelles". » (O. Dunstetter).

          Avant de suivre O. Dunstetter dans la présentation des deux patientes longuement interviewées, j’intercale d’abord une présentation personnelle du lieu de naissance et d’exercice de la somatanalyse et de sa vocation d’intégrer des patients psychotiques dans ses groupes, malgré la difficulté de la chose.

           

        • La prise en charge des psychotiques en somatanalyse

          • Quinze années de fonctionnement du «Centre Européen de Somatanalyse»

          •  Le Centre Européen de Somatanalyse est situé dans un village traditionnel de l'Alsace, dans la grande banlieue strasbourgeoise et occupe une ferme ; la grange est installée en salle de thérapie. Cette structure tout à fait officielle est reconnue par l'Ordre des Médecins comme «plateau technique» spécifique à la thérapie qui s'y pratique. La Sécurité Sociale rembourse cette « thérapie de groupe» selon sa nomenclature propre (en lettre K) et accorde les accords préalables sans difficulté. La somatanalyse est un travail thérapeutique intensif qui privilégie le corps dans un groupe analytique. Des séances de trois à quatre heures répétées deux à trois fois par jour, deux à trois jours d'affilée, font progresser du silence à la parole, puis au travail émotionnel poussé jusqu'au cri et au contact des corps, pour déboucher sur l'analyse de ces matériels, au niveau somatologique de préférence. Dans une approche phénoménologique, on dirait qu'il y a là un travail « découvrant», mais, en fait, le protocole analytique est plus subtil que cela et favorise tout autant la mise en place des structures que l'accès aux processus. Il s'agit d'un travail thérapeutique global, psycho-, socio- et somato-logique. Mais qui vient donc en somatanalyse, une à deux fois par mois, sur plusieurs années parfois, parallèlement à une thérapie individuelle le plus souvent ? En gros, une clientèle de psychiatre-psychothérapeute libéral puisque je suis cela. Cette clientèle regroupe en grande partie celle de la psychanalyse et de la psychothérapie analytique mais s'élargit, grâce au corps et au groupe :

            • aux névroses rigides, aux états-limites jusqu'à certaines psychoses en état de rémission pour rester dans notre nosographie habituelle ;

            • aux symptômes spécifiquement ancrés dans le corps comme l'assuétude aux drogues et aux médicaments, l'hypochondrie, mais aussi aux handicaps corporels à répercussion existentielle sévère ;

            • aux troubles de la vie relationnelle et affective : solitude, ruptures répétitives, problèmes sexuels...

             Je veux aujourd'hui me focaliser sur cette frange de clientèle qui a déjà été en hôpital psychiatrique ou qui est susceptible d'y aller. En effet, j'ai régulièrement 10 à 15% de participants qui ont déjà fait un ou plusieurs séjours à l'hôpital. J'évalue à 15 et même 20% le nombre de personnes que je considère susceptibles de devoir recourir à l'hôpital, tôt ou tard, en l'absence de thérapie approfondie qui ne peut être, très souvent, qu'une thérapie émotionnelle de groupe. Elles décompenseraient leurs toxicomanies, recourraient au suicide, déprimeraient gravement ou aboutiraient à des maladies et des troubles du comportement dangereux pour eux-mêmes ou leurs proches. Il s'agit là d'un sentiment difficile à prouver mais solide. A cette énumération on se rend compte que la constitution du groupe de somatanalyse ne correspond pas à ces clichés de rencontres mondaines que voudrait donner des nouvelles thérapies une littérature superficielle, sociologique même, comme les Cultes du corps d'Eliane Perrin.

            A quoi tend cette thérapie ? Il va de soi qu'elle ne vise pas les décompensations aiguës, ni les bouffées délirantes, ni l'alcoolique en pleine crise ou le drogué non sevré. Par contre, elle adore le déprimé, surtout lorsqu'il est névrosé. J'ai eu récemment deux hommes dépressifs, décompensants pour des difficultés professionnelles : l'un de cinquante ans a finalement préféré la clinique privée et les médicaments ; l'autre, de trente ans, est venu au groupe et y a viré son humeur en un seul atelier. A terme, la structure d'accueil et de thérapie proposée ici peut devenir un centre de crise pour des problèmes existentiels et psychiatriques d'intensité moyenne. Le protocole analytique non directif et non spécifique permet à la plupart des problèmes de s'exprimer et de s'y élaborer. Quant aux cas plus lourds évoqués ci-dessus, ils aiguillonnent la dynamique du groupe et le travail émotionnel.

            Le travail principal reste un travail de fond, progressif et prolongé. Il se fait entre les crises. Prenons l'exemple de la douzaine de patients qui ont passé chez moi après des bouffées délirantes aiguës, l'hospitalisation et le retour à une vie particulièrement pauvre et déficitaire. Nous savons tous que le seul souvenir de ces épisodes est inhibiteur et que la médication de précaution renforce encore le rétrécissement des capacités restantes. Tout ce qui rappelle de près ou de loin la pulsion est étouffé par peur qu'elle ne prélude à une nouvelle décompensation. La raison refoule, le corps réprime et le cœur s'assèche. Les comportements sont neutres en attendant de devenir bizarres. La psychothérapie classique est décevante ou, pour le moins, pénible. Dans le groupe analytique, ces personnes peuvent commencer par s'y réfugier tout simplement, obligées à rien, acceptées dans leur silence, leur inaction et leur peur. Les autres participants travaillent de toute façon et les entraînent peu à peu à travers leurs propres élaborations. Parfois, au contraire, elles se défendent très activement, agressent et testent leurs mécanismes de défense avant de les assouplir... Toujours est-il que les processus vitaux reviennent progressivement aux trois niveaux psycho- socio- et somato- logiques. Leurs souvenirs, fantasmes et autres productions imaginaires et spirituelles sont réadmis, souvent intensément, sous forme de flashs accompagnant une émotion. Le corps se laisse aller aux sensations, mouvements, contacts et à l'énergétisation, sensuelle aussi. La vie relationnelle s'enrichit de l'ouverture au groupe d'abord, du mouvement transférentiel ensuite, parfois massif, mais protégé par le groupe et amorti par le corps.

            Citons deux exemples. Un étudiant en médecine avait fait une bouffée délirante après une interprétation psychanalytique faite lors d'un premier entretien avec Lucien Israël. Il a passé à l'hôpital puis a mené une vie complètement repliée. On l'a repéré aux stages d'externat lui déconseillant l’exercice libéral et il s'est longtemps rabattu sur la biologie, pensant être inapte au contact avec les patients. Lors de sa somatanalyse, il a de nouveau accédé à sa problématique pathogène mais en l'assumant cette fois-ci sans réprimer. Actuellement il est marié et exerce comme généraliste. Un homme de trente ans avait été hospitalisé quatre semaines pour un délire consécutif à une prise de LSD. Il vivait seul jusqu'à sa thérapie. Maintenant il vit en couple stable depuis cinq ans.

            Il y a aussi les déroulements moins harmonieux comme ces nouvelles rechutes que l'on aime attribuer aux thérapies émotionnelles pour les discréditer. J'aborde très explicitement ce problème dans l’un de mes livres. Il y a effectivement des rechutes parmi ces patients prédisposés et les deux questions qui se posent sont celles de la cause de ces rechutes et de la légitimité d'une thérapie intensive (Meyer 1986).

            Pour l'anecdote, je dirai d'abord qu'à mon installation en cabinet j'avais drainé toute une cohorte de psychotiques que je soignais auparavant en policlinique psychiatrique universitaire. Au premier printemps, une bonne demi-douzaine d'entre eux a rechuté provoquant chez moi les interrogations les plus alarmistes, jusqu'au jour où je vais les visiter dans mon ancien service et qu'une infirmière me dit : «Vous savez bien, docteur, qu'au printemps les psychotiques rechutent". C'était avant les groupes. Mais cette année encore, le printemps a hâté la décompensation de deux personnes en somatanalyse. Alors, la thérapie est-elle responsable ? Je ne le pense pas, encore qu'il faille nuancer le propos. D'abord il faut avouer que ce type de travail n'empêche pas l'aggravation d'un épisode qui se dessine. Mais elle ne le provoque pas non plus, en tout cas pas dans un cadre non directif comme l'est celui de la somatanalyse où on ne pousse pas les patients au-delà de ce qu'ils ont envie de faire. Il faut donc expliquer très clairement la chose quand on accueille une telle personne dans ce cadre et l'avertir qu'une rechute peut se produire, qu'on la vivra ensemble et que le patient devra accepter tout changement de thérapie nécessaire à ce moment : arrêt du groupe, prise de médicament et hospitalisation éventuelle. Malheureusement, nous savons bien que, dans ces moments, les intéressés ne réagissent plus avec logique et perdent même parfois la confiance en leur thérapeute. Par contre, cette confiance revient dès la fin de l'épisode fécond et permet l'analyse de ce processus tout comme la reprise de la thérapie de groupe. Ainsi, tout comme on améliore la qualité de vie entre les périodes aiguës, on amène à envisager ces périodes elles-mêmes de façon positive.

            Ainsi je réponds déjà à la deuxième question : on peut proposer une thérapie intensive même à des patients anciennement hospitalisés, avec les précautions énoncées ci-dessus, même au risque d'une rechute. Et là le débat se corse car il faut aller plus loin encore et énoncer l'idée qu'un moment fécond puisse être positif en lui-même. Je ne dois cette conviction ni aux seuls anti-psychiatres ni aux dites médecines parallèles mais à mon ancien patron, Lucien Israël, qui l'a formulée à plusieurs reprises devant moi. Un épisode aigu ne relance pas seulement la vie pulsionnelle du patient, l'arrachant à ses déficits et paralysies, même si c'est chaotique, mais, accepté dans ce contexte, il permet au thérapeute d'entreprendre tout ce qui est en son pouvoir sans la peur paralysante de son éventualité. Faut-il alors être psychiatre pour entreprendre de tels traitements ? C'est évidemment souhaitable ou alors, pour les non-médecins, la collaboration avec des psychiatres est indispensable. Les nouveautés s'essayent souvent par des non-spécialistes ou, plutôt, ces derniers laissent aux premiers le soin d'essuyer les plâtres ! C'est une réalité sociologique. Pour ma part, j'ai appris auprès de certains de ces nouveaux thérapeutes non-psychiatres à avoir nettement moins peur des décompensations. Je leur en sais gré même si maintenant je leur conseille de travailler en étroite collaboration avec les gens de l'art.

            Evidemment, tout serait plus simple si on refusait cette thérapie aux patients à risque, non seulement à cause des décompensations mais aussi à cause de cette évidence bien connue qu'un psychotique dit guéri et rendu à la vie sociale est plus dérangeant qu'un psychotique malade et prudemment maintenu dans le carcan asilaire et chimiatrique. Certains moments plus pénibles de ces dix dernières années m'ont amené parfois à cette attitude sélective. Mais alors c'est le groupe lui-même qui m'a réveillé parce qu'il lui manquait quelque chose quand il n'y avait pas l'une ou l'autre personnalité psychotique et le psychiatre en moi se sentait manquer à sa mission avec la seule cohorte de gentils névrosés.

            L'un des deux cas approfondis par Odile Dunstetter, Fabienne, illustre cet aspect. Cette femme, qui approche de la cinquantaine, a vécu près de vingt trois ans à l'ombre de son mari, retirée, déçue, rigide et frigide, dans une mésentente conjugale sévère. Elle commence à se révolter en allant à un groupe d'analyse transactionnelle où on la pousse maladroitement au divorce. Après ce dernier, elle fait, trois années de suite, trois accès de mélancolie délirante avec hospitalisation et une tentative de suicide. Une psychothérapie analytique avec un chef de clinique éveille un transfert massif mais le départ brutal et mal préparé de l'analyste la précipite dans un refus tout aussi massif d'un autre thérapeute. Il lui faut de nombreuses recommandations et la nouveauté de la somatalyse pour venir me voir. Elle participe aux ateliers résidentiels, n'y crie pas, parle peu, mais affectionne le contact corporel et la méditation musicale. Elle accède à un certain bien-être dans les occupations les plus simples, dans les contacts amicaux ; elle connaît une véritable jouissance dans le chant choral et la musique. Elle transfère massivement. Un an plus tard, elle rechute et les signes avant-coureurs s'inscrivent dans la méfiance vis-à-vis du groupe et du thérapeute ce qui aboutit à une mauvaise prise en charge et une hospitalisation. Elle revient après celle-ci et analyse assez bien son épisode mélancolique. Elle tient deux ans, améliorant encore la qualité de sa vie puis rechute encore, restant en contact avec moi mais refusant le traitement médicamenteux sous des prétextes vaguement écologistes. Elle est réhospitalisée, revient me voir et nous nous acheminons lentement vers un traitement de fond au lithium et la continuation de la somatanalyse. Il s’agit de Fabienne que nous retrouverons tout de suite, présentée par O. Dunstetter.

            Ce texte date de 1986 mais il est toujours d'actualité. La patiente va bien, même très bien, grâce à une relation transférentielle solide en plus du... lithium ! Ma conviction se renforce progressivement. On peut — et l'on doit — intégrer des psychotiques dans les groupes de thérapie émotionnelle. De nombreux somatanalystes le font tant à Paris et Avignon qu'à Metz et Namur. Il ne faut pas avoir peur des rechutes, ni même des premiers épisodes féconds. Ce n'est pas la thérapie qui les provoque. Parfois elle les hâte et, les intégrant dans une prise en charge globale, en permet l'analyse pour les transformer en facteur d'évolution positive. Certes il faut du courage au thérapeute et beaucoup d'amour. Ce n'est pas ce qui manque fondamentalement, c'est plutôt l'assurance qu'il agit bien qui pourrait flancher. Mais ne sommes-nous pas aussi les enfants de l'antipsychiatrie et les rejetons de Kingsley Hall ?

             

        • Chapitre 6 : Monique et Fabienne : deux somatanalyses prolongées et approfondies

        •  Nous avons rencontré deux personnes, Monique et Fabienne, effectuant un travail suivi en somatanalyse et souhaitons rapporter le plus fidèlement possible ce qu'elles ont bien voulu nous dire à propos de leur thérapie. Chacune d'elle était déjà une habituée des circuits psychiatriques avant d'entrer dans le groupe de somatanalyse. Nous commencerons donc par évoquer, pour chacune, son histoire personnelle et psychiatrique, avant d'essayer de retracer, à travers leur discours, leur vécu en somatanalyse. Une entrevue avec le Dr Meyer nous renseignera sur sa vision des choses.

          Pour donner une vue aussi complète que possible, nous avons essayé d'aborder la somatanalyse dans ses trois dimensions, relationnelle, somatothérapique et analytique. Nous avons systématisé nos questions, visant dans chacun de ces trois volets, quelques items plus précis :

          1) dans la dimension relationnelle, nous envisageons:

          • le comportement dans le groupe,

          • la relation transférentielle.

          2) dans la dimension somatothérapique :

          • les settings investis,

          • ce qu'apporte le corps dans la thérapie.

          3) dans la dimension analytique:

          • le transfert,

          • l'interprétation.

          En dernier lieu, nous donnerons notre point de vue et tenterons d'apporter nos conclusions personnelles.

           

          • Monique

          •  Monique a 34 ans quand nous la rencontrons. Elle a travaillé pendant six ans en somatanalyse, travail qu'elle estime achever depuis un an et demi. Retracer son histoire et son "cursus" hospitalier n'est pas tâche facile vue la complexité de sa biographie.

            La vie de Monique commence par un abandon : sa mère, allemande, célibataire, alors âgée de 17 ans, l'abandonne à trois semaines. Elle est recueillie par un orphelinat tenu par des sœurs, en Allemagne, où se déroule la première partie de sa vie, jusqu'à l'âge de dix ans. Elle ne sera jamais scolarisée durant cette période, dont il ne lui reste que de mauvais souvenirs. Elle ne retient que la froideur et l'injustice des sœurs par qui elle était souvent frappée, ce à quoi elle réagissait par l'inhibition et le repli sur elle-même, n'ayant pas d'amis, n'osant ni jouer, ni rire.

            Sa mère réapparaît dans sa vie quand elle a dix ans. Elle est alors mariée avec un batelier d'origine alsacienne qui, apprenant qu'elle a une fille, décide de l'adopter et la fait sortir de l'orphelinat pour la scolariser. C'est la mère de ce père adoptif, âgée de 70 ans et veuve, qui va la prendre en charge pendant la période scolaire, tandis que les vacances se passent sur le bateau avec les parents.

            Elle s'entendait assez bien avec cette grand-mère. Son père se montrait gentil avec elle, la "gâtant beaucoup", tandis que la relation avec sa mère est d'emblée mauvaise, empreinte de violence et de ressentiment. Celle-ci, qui par ailleurs boit et se prostitue à l'occasion, la "frappe jusqu'au sang" en se cachant de son mari, et la menace.

            Monique se décrit comme une enfant craintive, renfermée, ayant toujours peur d'être battue. Sa mère ne reste que très peu de temps dans sa vie. En effet, à treize ans, elle apprend par son père le divorce des parents, ce qui la ''bouleverse". Son père a des problèmes de santé : artérite, diabète... pour lesquels il est hospitalisé régulièrement et subira, quelques années plus tard, à 48 ans, une amputation des deux jambes. Lorsque Monique a 18 ans, son père, ne pouvant plus travailler, vient s'installer chez sa propre mère.

            Pour elle, "c'est là que tout a commencé". Ce père, avec qui elle avait jusqu'à présent de bonnes relations, change de visage, abusant d'elle et de sa naïveté. Il s'instaure alors une relation incestueuse qui durera dix ans, jusqu'à la mort de ce père qu'elle ressent comme un soulagement. Ne se sentant pas en mesure de se défendre, Monique préférait subir en silence plutôt que de risquer un deuxième abandon, dont la menaçait son père, ou d'en parler à sa grand-mère qui ne survivrait peut-être pas à une telle nouvelle. Elle se sentait toujours redevable envers ce père qui l'avait sortie de l'orphelinat, et, le sachant condamné, pensait sa mort prochaine.

            Les problèmes gynécologiques puis "psychiatriques" surviennent dans ce contexte. Les hospitalisations apparaissent à Monique comme seul refuge, ce qui explique en partie leur fréquence.

            Vues les circonstances, la scolarité de Monique n'a guère de place dans sa vie. Elle ne sera scolarisée que de 10 à 14 ans et n'atteindra qu'un niveau inférieur au certificat d'études, du fait d'un handicap lié à la langue. Elle fait un apprentissage de vendeuse à 14 ans, n'obtient pas le C.A.P., mais est gardée comme employée car elle donne satisfaction. Elle sera donc employée dans un grand magasin de 14 à 22 ans, puis mise en invalidité.

            Toutes ces difficultés existentielles se soldent tout d'abord par une symptomatologie gynécologique apparaissant aux alentours de ses 18 ans. Douleurs pelviennes, dysménorrhées, métrorragies mènent à un bilan gynécologique complet ; une laparotomie diagnostique une sclérose kystique des ovaires. Présentant un volumineux kyste à droite, Monique subit une ovariectomie partielle droite à 19 ans.

            Les douleurs reprennent quelques mois plus tard, plus vives et s'accompagnent d'épisodes lipothymiques. Monique est hospitalisée pour la première fois en psychiatrie suite à une "perte de connaissance survenue dans la rue, précédée de douleurs abdominales et provoquant une douleur au genou". Le diagnostic de crise comitiale, d'abord évoqué, n'est pas retenu, au profit du diagnostic de crises hystériques. Dès lors, la vie de Monique sera ponctuée par ces crises donnant lieu à de nombreuses interventions du SAMU et à des hospitalisations le plus souvent courtes, entre avril 1972 et mars 1973.

            Les bilans pratiqués, neurologiques, gynécologiques, rénaux... restent négatifs. Ces crises focalisant tout d'abord l'attention médicale, restent rebelles à toutes les tentatives thérapeutiques entreprises, traitement anticomitial, neuroleptique, psychothérapie. Le bénéfice secondaire est évident : son père, hospitalisé pour amputation d'une jambe, à qui elle rend visite, est témoin d'une de ces crises, particulièrement spectaculaire et elle souligne que "c'est la première fois que je l'ai vu pleurer, quand il a su ce qui m'arrivait". La symptomatologie s'aggrave à l'annonce de la deuxième amputation de son père, de sa sortie...

            Une année après, elle présente "une symptomatologie somatique accentuée sur le mode hypochondriaque avec douleurs des genoux empêchant la marche normale, douleurs du bas ventre" qui font envisager une affection rénale. Ces douleurs cèdent à l'injection d'eau distillée. Elle fait part d'une "impulsion à se jeter sous les voitures" et d'idées de suicide. L'élément manipulation apparaît évident, Monique redoutant alors de quitter l'hôpital et d'affronter la maladie de son père encore hospitalisé et sa grand-mère...

            La persistance de symptômes dans la sphère génitale va conduire à une seconde intervention gynécologique à 21 ans, ovariectomie gauche, pratiquée dans une clinique allemande où était hospitalisé son père. En allant lui rendre visite, elle aurait en effet présenté une importante hémorragie, nécessitant l'hospitalisation immédiate. Deux mois plus tard, Monique se fait réadmettre en psychiatrie pour état dépressif. Alors qu'elle est encore hospitalisée, sa mère vient lui rendre visite, avec son deuxième mari. Celle-ci tiendrait un restaurant en Allemagne et propose à Monique de venir travailler avec elle, ce qu'elle accepte.

            Elle fugue de l'hôpital, tout va bien pendant deux à trois mois puis les relations se dégradent. D'après elle, sa mère, qui boit toujours, est rapidement jalouse d'elle, l'insulte... Son séjour chez sa mère dure huit mois environ el se termine par une tentative de suicide médicamenteuse, suivie d'une nouvelle hospitalisation en psychiatrie, en Allemagne. Monique se sent incapable de vivre seule, n'a plus d'endroit où aller. L'intervention du médecin la décide finalement à revenir chez son père et sa grand-mère, espérant que tout va s'arranger.

            Mais très rapidement, "tout recommence" et Monique revient à l'hôpital. Les médecins font mention de son attitude revendicatrice à leur encontre. Monique a un comportement d'opposition, refusant les médicaments, menaçant de faire la grève de la faim... Au cours de ces multiples hospitalisations, Monique a été vue par de nombreux médecins, et a mis en échec toute tentative de prise en charge. Les entretiens glanent au hasard quelques détails de son histoire et de ses préoccupations, parfois contradictoires. Mais elle avoue n'avoir jamais abordé le problème réel, à savoir sa relation incestueuse à son père. Le premier dossier médical ouvert à 19 ans se referme là, à 22 ans.

            Peu de temps après, pourtant, elle est réhospitalisée, mais dans un autre hôpital cette fois. Elle y fait un séjour, sort, refait des "malaises" qui la font réadmettre encore ailleurs. El ainsi de suite... Monique fait le tour des hôpitaux de la région. Elle s'étonne de l'insistance des médecins à lui parler psychothérapie. Elle se décide finalement à consulter une psychiatre privée, qui lui a été recommandée. Mais très rapidement, après quatre ou cinq séances, elle interrompt en disant que c'est inutile.

            Plus tard, elle consultera un autre psychiatre, ça ne durera que quelques mois. Elle nous dit avoir parlé, "mais jamais de mon père, de ma mère, de ma grand-mère", et encore moins d'elle-même ! "J'inventais des histoires". Enfin, elle voit un neuropsychiatre, pensant qu'il serait plus compétant mais se lasse après quelques séances, déçue dans son attente. Elle dit avoir toujours gardé une attitude fermée, ne voyant pas la nécessité de parler, et attendant des médecins qu'ils fassent "des miracles". Bien sûr, elle n'obtenait pas les résultats spectaculaires attendus et abandonnait.

            Ceci nous amène à ses 24 ans, Monique ne parvient à parler ni en psychothérapie, ni à son père à qui elle voulait dire que c'est à cause de lui, de son attitude vis-à-vis d'elle, qu'elle est malade, mais dont elle a bien trop peur. Cette même année, Monique subit une troisième intervention gynécologique, radicale cette fois, puisque c'est une hystérectomie totale. D'après les médecins, il y aurait eu un processus tumoral débutant au niveau du col de l'utérus et cette intervention "prophylactique" serait indispensable malgré le jeune âge de Monique. Son gynécologue lui aurait confié "n'avoir jamais compris pourquoi elle était allée si loin", ne s'expliquant pas les réactions "fortes" de son corps.

            On ne note aucun changement dans sa vie jusqu'à 25 ans, hormis le fait qu'elle refuse alors toute proposition de psychothérapie.

            Mais c'est là, n'en pouvant plus, qu'elle consulte son médecin pour se faire réhospitaliser, et, devant son refus, se décide à faire une nouvelle démarche psychothérapique auprès du Dr Meyer. Les premiers mois se passent en entretiens individuels. Là encore, Monique ne parle "de rien", annonçant parfois, en début de séance, qu'elle restera silencieuse, attendant que l'heure passe, et se demandant ce qu'elle faisait là. Puis le groupe de somatanalyse lui est proposé. Elle poursuit, entre les week-ends, des séances individuelles.

            Pour éviter le risque d'une interprétation hâtive et rester au plus près de ce qui s'est vécu réellement, nous avons choisi d'adopter le style de l'interview et rapporterons directement les propos de Monique, exprimés dans un langage très simple. Il sera souvent fait allusion au thérapeute, Richard, comme l'appellent les participants du groupe de somatanalyse.

            Tout d'abord, Monique nous parle de ses symptômes, de l'hôpital : "J'étais très malheureuse... je n'ai pas pu m'exprimer... je ne pouvais pas détruire mon père... j'avais honte de lui. Les kystes, c'était un refus... Je faisais des crises tout le temps. Je me laissais tomber. Je hurlais dans la rue, de souffrance ; je ne pouvais pas exprimer ma souffrance mais je ne comprenais pas, à l'époque. Je me sentais incapable de réagir toute seule, Je voulais que les autres réagissent à ma place".

            Plus tard, elle fait encore des "crises" mais prend conscience de ce qui se passe : "en sortant de chez Richard, je ressentais une souffrance morale : je souhaitais avoir un symptôme et j'avais une chute de tension ; je tombais. En reprenant conscience, je hurlais. Je voulais qu'on s'occupe de moi, on, mon père, ma mère... J'ai compris pourquoi je voulais tomber".

            Puis elle aborde le groupe de somatanalyse. "Dès le premier week-end, j'ai commencé à crier. Je ne savais pas ce qui se passait mais je sentais que c'était un soulagement. Je me suis sentie prête à revenir... c'est un peu le groupe qui a fait que je suis restée en thérapie... ça m'a permis de me dégager de mes douleurs... Je ne parlais pas beaucoup, mais j'exprimais beaucoup, surtout par le cri... J'ai commencé à parler de moi, d'abord à Richard... seulement un an après dans le groupe.

            Au début, je me mettais à l'écart du groupe, j'avais l'impression qu'on ne m'écoutait pas – je me sentais rejetée... Je voulais que les autres voient comme j'ai souffert... II n'y avait que Richard qui comptait. Très vite, je l'ai vu comme mon père - j'ai eu peur - j'ai voulu partir - j'avais envie de le frapper- il m'a expliqué que c'était le transfert... En travaillant le cri, les images revenaient très fort. Parfois j'avais peur que ça devienne trop fort, que je n'arrive plus à contrôler, je m'agitais. J'avais peur de me tuer dans ce cri... Plusieurs fois, j'ai quitté la salle en ressentant une émotion trop forte. Richard est venu me chercher. C'était peut-être un appel par les gestes.

            "Les autres fois, Richard n'est plus venu- je me sentais abandonnée. J'ai revécu une scène avec ma mère : elle m'avait emmenée faire les courses avec elle, puis m'a laissée dans un café pendant quatre heures - j'avais peur qu'elle ne revienne pas - je devrais retourner chez les sœurs... J'étais consciente que c'était à ma mère que s'adressait cette demande de ne pas m'abandonner- je revivais cette situation -je ressentais des douleurs. Cela s'est reproduit plusieurs fois - à la longue, je n'avais plus besoin de cela..."

            Après quelque temps, Monique attend les week-ends avec impatience pour exprimer ses émotions, essayant de contrôler ses "malaises" entre les week-ends. "Je préférais crier un bon coup que de tomber et recommencer tout le tralala, le Samu ... J'aurais eu honte de tomber dans le groupe..." Par la suite, le travail du cri fait revenir les symptômes que Monique connaît déjà si bien. Elle peut analyser de plus près ce qui se passe. "Dès que je vivais quelque chose avec mon père ou ma mère, ça commençait par des bourdonnements d'oreille, puis j'avais l'impression de m'envoler et si je laissais venir, je tombais... après je connaissais le système, quand j'avais des bourdonnements, j'en parlais, je m'exprimais".

            "D'autres fois, je criais, puis, tout à coup, je n'avais plus d'image, c'était un blocage... après j'avais des maux de tête… peut-être que je n'avais pas tout exprimé... En commençant à crier, j'avais une mauvaise respiration, j'avais des crises tétaniques, j'espérais que je ferais un arrêt du cœur... c'était une fuite... puis j'ai vu qu'il ne se passait rien, je me suis dit : arrête ton cinéma... je pouvais respirer tout doucement".

            Bien sûr, le thérapeute prend une importance primordiale à travers le transfert et Monique voudrait l'exclusivité de son attention. "J'aurais voulu qu'il reste des heures avec moi. Quand il partait, je me sentais abandonnée, c'était terrible... Je regardais combien de temps il travaillait avec les autres - et avec moi. Je lui reprochais de rester moins de temps avec moi. Je criais "j'ai besoin de toi", je l'appelais, et je voyais mon père - je m'accrochais à lui comme à mon père... enfant, j'étais toujours "accrochée à ses pantalons"... J'étais consciente de mon attitude... A la fin du week-end j'avais toujours un sentiment de frustration. Ce n'était jamais assez - j'allais entre ses genoux, comme avec mon père - j'avais quand même quelque chose".

            Monique établit aussi des transferts latéraux, avec d'autres membres du groupe. Elle en évoque deux, qui lui ont permis, à travers des femmes, de travailler sa relation avec sa mère. "Avec Eliane, j'étais crispée. Elle buvait comme ma mère - j'avais peur d'elle - je sentais de la colère. J'avais peur qu'elle ne sache plus ce qu'elle faisait, une fois saoule. Je revoyais ma mère, elle changeait de visage, ça m'angoissait. Je m'imaginais qu'elle allait me frapper ou m'étrangler... On est devenues très amies. Mais en fait, ce n'était pas une amitié, elle me faisait pitié. Je n'osais pas la quitter, je n'osais rien lui dire ; je ne supportais pas de la voir boire, mais je restais... J'ai travaillé là-dessus. Il m'a fallu longtemps pour réagir et pour accepter... Je n'ai plus besoin d'elle".

            "Carole me rappelait ma mère physiquement, elle avait les mêmes manières, s'inventait des problèmes comme elle… Quand elle m'assistait pour le cri, je voyais ma mère qui me battait, me privait de tout. Je lui criais : tu me fais mal, arrête de me battre- je ressentais une grande souffrance morale. Je lui demandais : pourquoi ne m'as-tu pas aimée ?... Je ne comprenais pas pourquoi j'avais eu une mère comme ça. Je revoyais les images du passé, ressentais des douleurs morales et physiques, des maux de tête, de ventre, des crampes. Je m'effondrais, je ne pouvais pas réagir... je ne voulais pas voir qu'elle était aussi négative. Après je me mettais en colère contre elle - j'ai crié ma haine... Un jour, j'ai eu l'image de ma mère enceinte... je me voyais dans son ventre, je ne voulais pas sortir - j'étais en position fœtale - j'étais bien, j'aurais voulu rester là..."

            Plus tard, Monique a pu travailler le contact physique en bonding, plus particulièrement avec le thérapeute, puis avec d'autres personnes. Elle a pu aborder là ses difficultés de contact, surtout avec les hommes. Au début, elle disait ne même pas pouvoir toucher un homme. Les premiers bondings font revenir l'image de son père ; elle interrompt l'expérience: ‘’j'étais très crispée, je tremblais, j'étais comme paralysée... je voyais mon père me tripoter..." Puis elle semble subir les choses : "je restais passive, j'attendais... c'était parfois très fort, je le sentais, je voyais..."

            Puis elle accède à d'autres expériences : "j'étais crispée, dans ses bras, je pensais déjà à la séparation... je ne pouvais pas prendre de plaisir... Plus tard, je l'appelais quand il était parti- je revoyais ma mère et mon père en même temps. Quand il ne revenait pas, j'avais un vide, je pleurais pendant des heures, je souffrais... J'étais bien dans ses bras sans le regarder- je ne pouvais pas le regarder... J'ai vécu des moments de bien-être, quand j'étais enfant, dans ses bras- ça me faisait pleurer, je ne comprenais pas pourquoi c'était fini..." Elle exprime ses sentiments vis-à-vis de son père : "je vivais de la haine ou de l'amour, aussi fortement... je le criais, j'avais envie de le frapper...". Elle évoque ses désirs : "j'avais envie d'une présence affective, de caresses".

            Elle se sent mieux dans le groupe. "J'étais là, avec les autres du groupe, je ne pouvais pas parler, mais au moins, j’étais là... Je ne sais pas discuter, mais maintenant, je l'accepte, j’écoute, je ne me sens plus "bête"... j'ai retrouvé le rire... je communique plus facilement".

            Après six années de thérapie qui ne peuvent évidemment pas être rapportées in extenso ici, Monique n'a plus éprouvé le besoin de venir. "On attend toujours quelque chose du thérapeute - ce n'est pas Dieu non plus ; pour le reste, il faut se prendre en charge", ce qu'elle fait effectivement. Si le décès de son père, à ses 25 ans, la laisse sans regrets, celui de sa grand-mère cinq ans plus tard, est vécu comme un choc et elle fera, à cette occasion, une poussée de psoriasis qui, dit-elle, "a disparu tout seul quand j'ai accepté sa mort". Le décès de cette grand-mère était un cap difficile de sa vie, qu'elle a, somme toute, assez bien franchi. Monique vit seule actuellement avec un copain qui vit seul également. Elle a repris une activité professionnelle (garde d'enfants à domicile), et sa vie relationnelle et affective la satisfait. Elle ressent un besoin nouveau d'indépendance et envisage sans crainte de vivre des moments de solitude.

            Elle se sent capable, comme tout un chacun, d'affronter les moments difficiles et ne veut surtout pas retomber dans le "cercle vicieux" de la thérapie et encore moins de la psychiatrie.

            Nous voudrions à présent apporter un autre regard sur Monique, celui du thérapeute qui a bien voulu répondre à nos questions. Nous conserverons le style de l'interview adopté précédemment pour cet exposé, reprenant les trois dimensions de la somatanalyse.

             

            • La dimension relationnelle

            • Concernant le comportement de Monique dans le groupe, on retiendra plusieurs points.

              • "Elle est timide, réservée, complexée par le niveau intellectuel des dialogues.

              • Elle adopte une attitude gamine, de jeu, en dehors des séances ou en aparté.

              • Sa présence dans le groupe est très émotionnelle, volontiers démonstrative, plus rarement verbale.

              • Sa demande affective est très grande. Selon la réponse de l'entourage, soit elle est très ouverte, soit elle se bloque.

              • Elle établit deux ou trois relations privilégiées.

              • Elle travaille souvent à contre-temps par rapport au reste du groupe - elle donne à voir.

              • Elle devient la locomotive du groupe pour le travail émotionnel, le cri... c'était un cadeau pour moi..."

              Quant à l'évolution de ses investissements dans le groupe.

               

              • "Par rapport aux personnes : elle passe d'un travail émotionnel exclusivement avec l'analyste à un travail émotionnel avec d'autres personnes, puis à une prise en charge solitaire.

              • Par rapport aux modalités du travail : elle passe du cri à l'assistance d'un autre participant, puis au bonding (contact physique).

              La relation transférentielle de Monique, "est massive... la difficulté, au début, était d'accueillir la massivité de son transfert... mon attitude au départ a été chaleureuse... Le travail corporel et émotionnel a permis à ce transfert massif de se fixer, puis d'évoluer... Dans le transfert, elle reproduit sa relation à son père, qu'elle aimait et qui introduit le risque sexuel. Peu à peu, elle a pu séparer l'affection de l'agression sexuelle. Elle a pu retrouver, grâce au transfert, sa capacité amoureuse, et déconnecter l'image de son père et sa vie actuelle, ce qui, par la suite, a été élargi à d'autres personnes puis transposé dans sa vie privée, correspondant à la liquidation du transfert. J'étais le "premier maillon de la chaîne", d'autres maillons sont venus compléter, Monique établissant des transferts latéraux, en particulier avec des femmes. Ces différents transferts sur des personnes distinctes apportent, en thérapie de groupe, l'avantage de la simplicité et donc d'une compréhension plus facile. Pour Monique, la gymnastique d'esprit nécessaire en travail individuel, du fait que des transferts différents se portent sur la même personne, n'était peut-être pas évidente...

               

              • La dimension somatothérapeutique

              •  Les settings investis par Monique sont d’abord le cri et le bonding dans un deuxième temps.

                • "Au départ, elle criait très facilement, se sentait valorisée de ce fait. C'est une visuelle, ses souvenirs revenaient sous forme d'images, nombreuses, précises, qui s'enchaînaient naturellement... cela fait référence à l'hypermnésie des hystériques... Grâce au cri, elle pouvait donner toute l'intensité à son émotion, ce qui permettait d'éliminer les blocages... Après un travail primal, elle était transformée, unifiée... Les moments pleins survenaient dans l'intensité émotionnelle. Une évolution s'est dessinée : la phase de travail primal dans l'intensité a fini par s'épuiser... des crispations et des blocages survenaient. Son corps ne voulait plus crier... Même la complaisance de l'hystérique s'arrête.

                • Dans le bonding, le contact physique a permis de dissocier les sensations et les images, la tendresse et les remémorations incestueuses... L'intensité des sensations est telle qu'elles prennent toute la place... Des caresses ou un léger massage du dos, de la nuque, visent à faire prendre conscience de la tension musculaire. La conscience saturée par les sensations corporelles ne laisse plus de place aux images, souvenirs, réflexions. Il se crée un vécu nouveau, associé à une signification positive. Le souvenir pénible, surgissant alors dans un corps agréable, détendu,
                  perd sa charge négative.

                • Par contre, Monique n'a pas du tout investi la méditation dynamique ni le rebirth... Ce sont des séances analytiques basées sur la danse et la respiration. C'est un travail trop intériorisé pour elle, qui se fait seul, à un niveau émotionnel bas... Il lui fallait au contraire l'intensité émotionnelle et la charge affective.

                • Les différents settings, ou séquences de la séance-type selon qu'ils sont investis ou non, donnent une image dynamique de la personne. Il y a les participants qui parlent et ceux qui ne parlent pas, les patients qui crient et ceux qui ne crient pas, ceux qui préfèrent travailler en grand groupe, petit groupe, ou encore seuls... La mise en évidence du choix de ce "lieu" privilégié, son analyse et sa compréhension occupent une grande place en début de cure. Ensuite, s'il y a vraiment analyse au sens étymologique, c'est-à-dire déconstruction de ces situations figées et exclusives, il se fait un assouplissement, élargissant la possibilité d'entrer en état primaire dans d'autres settings, d'autres situations".

                Ce qu'apporte le corps dans la thérapie :

                 

                • Pour Monique, le corps a d'abord été un moyen d'entrer en thérapie : c'est ce qui a permis le transfert. Sans le corps, il n'y aurait pas eu accès à toute cette profondeur dans le travail.

                • La prise de conscience des mécanismes de défense se fait à travers le corps ; au début, le travail émotionnel est très rapide, brut... peu à peu, il devient beaucoup plus fin... Les résistances étaient dans le corps... A la fin, quand elle travaillait seule, elle éliminait peu à peu ses mécanismes de défense : elle travaillait sa voix, se détendait, respirait calmement... Elle apprenait son corps.

                • Le corps est le lieu du changement : Par exemple, dans sa vie sexuelle, elle est passée de la frigidité initiale à la jouissance. Il y a eu disparition des symptômes fonctionnels.

                • Le corps est un langage, une forme d'expression, de communication privilégiée pour Monique. Elle était reconnue dans le groupe à travers ses cris".

                   

                • La dimension analytique

                •  En somatanalyse, l'interprétation se fait à plusieurs niveaux.

                  • "Elle peut être verbale, quasi psychanalytique.

                  • D'autres situations donnant lieu à une interprétation ont déjà été évoquées précédemment : ''Le transfert, en particulier, a pu être analysé. Monique a bien compris ce qu'était le transfert, et ce qui se joue à travers lui. Ce transfert, au début, a donné lieu à des passages à l'acte, qui, peu à peu, ont disparu. La frustration a pu être assumée".

                  • Le choix des settings préférentiels ouvre également à un travail d'analyse : travail verbal ou vocal, intensif ou doux, en groupe, en couple ou seul....

                  • L'interprétation peut se faire au niveau du corps : Dans le bonding, par exemple, j'attire l'attention sur les tensions musculaires tout simplement en les touchant et massant pour amener à une prise de conscience. Cela se fait également dans d'autres situations.

                  • La perlaboration par la parole est devenue possible : Monique verbalisait de façon très simple ce qu'elle avait vécu, en faisant le lien entre ses expériences passées et actuelles".

                     

                  • Commentaires

                  •  Nous ne repasserons pas en revue tous les aspects de la thérapie qui apparaissent déjà clairement dans les propos du thérapeute. Richard Meyer a déjà souligné quelques-uns des avantages introduits par le corps et le groupe, et la démarche qui permet de passer du corps à la dimension analytique. Notre réflexion essayera de mettre en évidence les éléments qui nous sont apparus essentiels dans ce travail.

                    Monique apparaît atteinte d'une névrose hystérique grave à laquelle des années de psychiatrie n'apportent pas de solution. On ne note aucune amélioration de son attitude : elle offre aux médecins des symptômes, avec une tendance à l'escalade et un "discours de séduction", ajoutant parfois un détail piquant supplémentaire à son histoire. Mais elle reste incapable d'aborder ses préoccupations réelles.

                    Les quelques tentatives de psychothérapie verbale ne viennent que confirmer l'incapacité de Monique à investir cet abord purement verbal, à laquelle nous pouvons entrevoir plusieurs raisons :

                     

                    • tout d'abord, son faible niveau d'instruction fait qu'elle ne comprend pas le sens d'une psychothérapie,

                    • d'autre part, du fait de son attitude qui reste fermée, ne trouvant peut-être pas un accueil suffisant du côté du thérapeute, aucun transfert ne peut s'établir.

                    • Il ne se passe rien, Monique est confinée dans son comportement habituel, hystérique. Elle ne continue à s'exprimer que par symptôme interpose qui, nous avons pu le noter, s'aggrave particulièrement en présence de son père.

                    Par contre la somatanalyse lui permet d'établir très rapidement et très fortement une relation transférentielle par le biais du travail corporel et émotionnel. Elle lui ouvre également un champ plus large d'expression, au sein duquel elle peut trouver sa place, à travers des "settings" bien particuliers qui correspondent à sa dynamique personnelle. Conformément au principe de répétition, elle s'exprime, au début, dans l'exhibition, l'intensité émotionnelle du cri, cherchant régulièrement à se démarquer du groupe.

                    En dehors de ces moments d'ouverture dans l'émotionalité, Monique reste réservée ou dans une attitude de jeu avec quelques personnes privilégiées, faisant preuve de sa difficulté à établir une communication véritable avec autrui. Son cri, comme auparavant son discours, est une réponse à l'attente du thérapeute mais, très vite, elle ne peut plus le contrôler, contrairement à son discours. Les images et l'émotion qui surgissent sont trop fortes.

                    Elle a alors accès à autre chose, au moment primaire. Elle vit tout d'abord l'effet cathartique de surprise ouvrant à un vécu unifié auquel elle ne pouvait accéder jusqu'alors que par le symptôme qui était, pour cette raison, désiré. Elle découvre ainsi qu'il existe d'autres voies de détente que le symptôme, découverte qui apparaît comme un soulagement. Mais cet effet cathartique de surprise ne dure qu'un temps, le temps pour les défenses de se remettre en place. Les siennes sont de deux ordres.

                     

                    • Tout d'abord, le passage à l'acte vient interrompre le vécu émotionnel et réinstaurer le jeu hystérique. Mais il constitue un progrès par rapport au symptôme, car il a une signification plus claire ; il est analysable.

                    • Puis les défenses du corps deviennent efficientes, sources de blocages, crispations... qui ne permettent plus d'accéder à la décharge émotionnelle aussi facilement.

                     Nous avons vu, à travers les propos de Monique et ceux du thérapeute, tout le travail qui peut se faire alors, comment il se fait à force de négociation, et la prise de conscience qui en résulte. Le corps est le support de cette prise de conscience, I’illustration indispensable pour Monique du phénomène de résistance, qu'elle n'aurait sûrement pas pu appréhender autrement. Ainsi abandonne-t-elle progressivement le symptôme puis le passage à l'acte, en ayant compris leurs significations Elle trouve une expression plus adéquate à ses émotions en acceptant de les reconnaître et de les vivre. Le corps lui permet d'accéder à !a compréhension d'elle-même par le biais du symptôme, puis du passage à l'acte, enfin, des résistances. Elle parvient alors à ce que Richard Meyer dénomme catharsis de négoce, lui permettant d'explorer plus clairement ses sentiments, de les exprimer ou d'accéder à des situations de bien-être, tel le niveau intra-utérin dont elle nous fait part, moment plein par excellence, qu'il n'est nullement besoin d'interpréter.

                    Pour Monique, le corps apparaît comme un moyen d'expression et de communication privilégié grâce auquel elle peut passer du symptôme, langage erroné car coupé de sa signification réelle, au cri, langage souvent poignant de vérité.

                    On peut encore constater que Monique, quand elle était poussée à s'exprimer verbalement en thérapie, à l'hôpital, avait tendance à la fabulation, ce qui explique sans doute que ses souvenirs parlés apparaissent plus ou moins fluctuants, voire contradictoires. Dans le revécu émotionnel, au contraire, les images s'imposent à elle, s'enchaînent naturellement, se répétant identiques à elles-mêmes tant que leur contenu n'a pas été perlaboré ; on peut penser, de ce fait, qu'elle correspondent plus exactement à la réalité. Et Monique est donc confrontée à cette réalité, à ces conflits que la fabulation et les ‘’faux souvenirs" lui permettaient de fuir.

                    Petit à petit, l'intensité émotionnelle et le travail exclusif avec le thérapeute par lesquels elle continuait à répéter son comportement antérieur ''hystérique" ne lui sont plus nécessaires. Elle accède à d'autres modes de communication en travaillant avec d'autres personnes, puis dans d'autres settings, plus spécifiquement dans le bonding où elle sera confrontée directement à ses difficultés de contact et surtout à leur source : la relation incestueuse à son père.

                    Cette évocation insistante, sous forme d'images, l'empêche d'être dans le bonding, dans le moment. Son corps reste tendu, fermé à la sensualité, à la tendresse. La prise de conscience des tensions musculaires et de l'origine de ces tensions lui permet peu à peu de les abandonner, de se laisser aller au plaisir tendre. Elle peut vivre alors des moments pleins dans le calme, l'affection, découvrir une autre façon d'être qui lui était restée interdite jusque là, du fait du traumatisme sexuel qu'elle avait subi.

                    Grâce à ces expériences positives, Monique peut dépasser ses souvenirs pénibles et retrouver sa capacité amoureuse dans le transfert puis dans le groupe, enfin, dans sa vie privée - capacité amoureuse que sa maladie lui avait fait perdre. Enfin, son travail d'individuation se poursuit, Monique éprouvant le besoin de rester seule avec ses émotions et parvenant, par la suite, à verbaliser son vécu et à faire le lien entre ses expériences passées et actuelles.

                    Cette évolution en trois temps, soulignée par Richard Meyer : recherche de sécurisation, ici par le thérapeute, recherche d'affection dans la relation de couple, enfin isolement pour l'individuation, "est dans l'ordre des choses en somatanalyse".

                    En dernier lieu, on remarque les settings ou cadres thérapeutiques qui ne sont pas investis par Monique : la méditation, le rebirth, qui nécessitent un travail trop intériorisé, à niveau émotionnel bas, et ne correspondent pas du tout, de ce fait, à sa personnalité.

                    Tout ce travail qui consiste en définitive à restituer le flux vital, reste d'esprit reichien. Il s'agit pour Monique d'exprimer l'émotion qui était bloquée, ne pouvant se traduire, du fait des clivages, que sous forme de symptômes puis de passages à l'acte. Le moment primaire lui permet de vivre entièrement cette émotion d'abord dans le cri, l'intensité, puis dans la tendresse, le calme. Les clivages deviennent perméables, permettant d'autres modes d'être. Le corps vécu est le centre du travail. D'hystérique, Monique est devenue une femme à la sensibilité fine et aux émotions fortes, tout simplement. Mais si le travail au corps a nécessairement retrouvé les grands principes reichiens, l'organisation de ce travail est, ici, non-directive et analytique, ayant laissé toute sa place à l'originalité extrême de Monique.

                     

                  • Fabienne

                  •  Fabienne a 47 ans. Divorcée depuis 1980, mère de deux filles âgées respectivement de 19 ans et demi et 16 ans, une troisième fille étant décédée à cinq semaines, par inhalation de biberon, elle est employée dans une administration. Issue d'un milieu modeste, Fabienne est l'aînée de trois enfants : elle a une sœur, dont elle ne nous parlera guère, et un frère, avec qui elle dit bien s'entendre.

                    Elle nous livre rapidement ses impressions vis-à-vis de ses parents : "avec ma mère, la communication ne passait pas ; elle était toujours angoissée, parlait beaucoup sans écouter ce qu'on lui disait. Elle me culpabilisait..." Concernant son père, elle est beaucoup plus ambivalente : "il y avait une certaine connivence... il était indifférent... exigeant... pour lui faire plaisir, il fallait que je mange…' Sa grand-mère maternelle qui a vécu longtemps dans la famille, semble avoir rempli le rôle de substitut maternel. Elle avait une très bonne relation avec elle.

                    De son enfance, elle nous dira simplement qu'elle s'est toujours sentie incomprise. A son adolescence, elle note un "décalage entre son désir de faire quelque chose et la réalité". Elle appartenait à de nombreux groupes, mouvements de jeunes, mais se sentait incapable de parler en groupe, du fait de sa timidité. Plus tard, un décalage persiste entre son désir et la réalité.

                    Elle se marie à 26 ans, désirant avoir des enfants. Avec son mari, elle vit une vie pleine d'insatisfactions, lui reprochant d'être toujours absent et de la laisser assumer seule les enfants. Elle dit de celui-ci : "il était un peu comme ma mère, on ne pouvait pas dialoguer avec lui". Bien sûr, elle n'est sans doute pas étrangère à cet état de fait. Elle semble avoir eu un caractère plutôt rigide avec tendance à la dépression, souffrant d'inhibition, de frigidité. Elle vit alors dans "une grisaille continue". Le couple va de moins en moins bien, chacun ayant des affinités différentes, ce que Fabienne semble mal accepter. Elle dit de son mari "qu'il n'avait pas envie de me perdre. Il ne pouvait accepter d'être bien et que ça dure..." On peut se demander s'il ne s'agirait pas là de ses propres sentiments.

                    En 1981, à 43 ans, Fabienne participe à un groupe d'analyse transactionnelle où elle dit s'être beaucoup impliquée, et décide brusquement, suite à ce groupe, de se séparer de son mari, décision qui lui aurait été plus ou moins suggérée. Elle garde un très mauvais souvenir de ce groupe où elle nous dit s'être fortement investie, puis avoir ressenti une grande déception du fait du manque de continuité. Après ces événements qui bouleversent sa vie, elle présente une première décompensation psychotique.

                    Il n'y a pas d'antécédent psychiatrique dans la famille. La première hospitalisation remonte à août 1981, suite à une tentative de suicide médicamenteuse qui survient dans un contexte délirant ayant démarré assez brusquement, un mois auparavant. Ce délire à tonalité dépressive, associant des hallucinations sur tous les modes, des idées de persécution, des interprétations multiples, un vécu d'étrangeté, d'incommunicabilité, est source d'impulsions réactives aboutissant finalement au geste suicidaire.

                    Suite à cette hospitalisation, une psychothérapie verbale est entreprise fin 1981. Le vécu délirant disparaît totalement. Fabienne parle beaucoup et attend énormément de cette thérapie. Après quelques mois, elle fait, d'elle même, une courte interruption "probatoire" de la thérapie pour s'assurer qu'une continuité est possible. Rassurée sur ce point, elle accorde toute sa confiance au médecin. La thérapie se poursuit jusqu'à la rentrée 1982 où le psychothérapeute lui apprend qu'il quitte la région. Pour Fabienne "le monde basculait".

                    Elle voit alors un autre médecin recommandé par le premier. "Il restait un lien", mais elle ne peut investir cette nouvelle relation. Quelques mois plus tard, elle fera un voyage à l'autre bout de la France pour revoir son premier thérapeute, voyage dont elle se dit fort déçue.

                    Fabienne présente une deuxième décompensation, début 1983. Elle sera hospitalisée assez longuement après un voyage pathologique "vers le sud, vers la mer", où elle provoque un accident, sans doute dans un but suicidaire. Elle apparaît alors dépressive et délirante ; extériorisant peu son vécu délirant surtout persécutif, elle présente des troubles du comportement, refuse de manger, s'isole, se sent "coupée de tout le monde..."

                    Après cet épisode, on lui conseille de reprendre une thérapie, et bien qu'elle n'y croie plus, elle entreprendra, à partir de septembre 1983, un travail de psychothérapie et de somatanalyse. Elle fait une nouvelle rechute en août 1984, sous la forme d'un "état dépressif majeur avec inhibition psychomotrice, aspect figé du visage, idées de mort, d'incurabilité, manifestations liées à l'anxiété, accompagnées d'idées de persécution mal systématisées. D'après sa fille, cet épisode serait moins grave que les précédents. Elle reste hospitalisée deux mois.

                    Pour elle, deux faits sont significatifs durant cette hospitalisation :

                     

                    • Un rêve, où elle voit deux rayons lumineux qui se croisent. Elle les interprète comme représentant Richard Meyer et elle-même et conclut : "je n'avais pas su le rencontrer, on s'était croisés".

                    • Et une visite que le thérapeute lui fait à l'hôpital, qui a pour elle une grande importance : "il est venu me voir, même dans ma folie". EIle retrouve espoir, et son état psychique s'améliore.

                    Voyons maintenant ce qu'elle nous rapporte à propos de son travail en somatanalyse. Fabienne commence les groupes de somatanalyse en janvier 1984, après quelques mois d'entretiens individuels. Elle a très peur de venir à ces groupes, à cause de ses expériences préalables, dit-elle. Pendant les premiers ate­liers, elle se sent mal, ne parvient pas à communiquer avec les autres. "J'avais l'impression d'être une plante, je n'avais goût à rien. Il fallait qu'il me ressuscite... impression d'être dans un cercueil... plus d'énergie pour vivre... J'avais beaucoup de mal à être présente... Je n'arrivais pas à être bien... Les autres m'im­pressionnaient. J'avais peur... on m'a agressée... Je pensais que je devais dire quelque chose, je ne savais pas quoi... ça ne sonnait pas juste".

                    Peu à peu, Fabienne se détend, est plus présente dans le groupe. "Dans le groupe, il faut trouver sa place, comme dans la vie - ce n'est jamais acquis... je me sens souvent paumée parce qu'il y a des tas de gens qui parlent très facilement et ce n'est pas mon cas... C'est parce qu'on n'utilise pas seulement la parole dans ce groupe que je m'y sens à l'aise... quand l'émotion vient, la parole vient toute seule... On peut se laisser aller à crier, à penser à quelque chose qui fait peur, parce qu'il y a les autres… La thérapie... trouver une unité... ce sont de petites choses qui se passent, qui se mettent en place. J'ai peur des grandes choses, des grandes décisions, j'avance tout doucement..."

                    Fabienne a trouvé son propre rythme, ce qui lui convient dans le groupe. Elle apprécie particulièrement la méditation dynamique, dont elle nous raconte quelques séquences : "Au début, j'avais tellement peur de me désagréger que je n'ai pas dansé- je faisais de tous petits mouvements- puis c'est venu... "J’étais une fleur qui ouvrait ses pétales... il y avait une ambiance de brume, la montagne. Je me suis levée, je marchais en levant la tête, faisant de grands mouvements avec mes bras- j'allais à la découverte du monde... j'occupais beaucoup d'espace..." J'étais entièrement dans mes sensations, c'était très agréable- en en parlant après j'en ai compris la signification.

                    "Je me suis sentie en harmonie avec Richard... je me suis allongée criant fort sur des sons différents... crier pour ressusciter pour un an... Je faisais des gestes désordonnés comme une poupée en chiffon. Puis je me suis retournée sur le ventre et me suis mise à bouger les bras... mes ailes... d'une façon maladroite. Je me trouvais être un grand oiseau... Sur la partie criée, j'ai réussi à accélérer le rythme et à sentir plein de vibrations dans mon corps si bien qu'après, dans le silence, je l'ai senti se détendre... Sur la dernière partie, dansée, je faisais de tout petits mouvements avec tout mon corps, comme si je voulais m'éveiller à quelque chose..."

                    Autre séquence, autre vécu : "je me balançais comme un balancier de pendule... à plusieurs reprises, je réalisais que je respirais en même temps que Richard, au même rythme, mais j'avais parfois du mal à suivre... l'énergie circulait en moi... puis la musique douce, invitant à s'éveiller au voyage".

                    Le "cercle rapproché vocal" où tous les participants se tiennent par les mains, émettent des sons est bien vécu également. "J'ai fait le carillon de Westminster. J'ai sonné les trois heures de ma naissance (je suis née à trois heures). J'avais un autre regard sur moi... Pour moi, c'est renaître dans un cadre différent, avec plus de possibilités pour moi..."

                    Dans le bonding, le vécu est parfois lié au partenaire. Ainsi, après un bonding avec le somalanalyste : "Je ne trouve pas de mots pour exprimer cette détente, ce bien-être au bout desquels je me trouvais sereine- et j'ai trouvé extraordinaire de ressentir cela aussi fort, aussi longtemps... même en me retrouvant dans les bras de Pierre par après, puis ensuite dans mon lit. Je me sentais merveilleusement bien et entière- le lendemain matin encore, je ressentais cette impression d'unité", et avec une femme : "J'étais dans les bras d'une femme- j'étais bien, oui mais c'était une femme..."

                    Pour la troisième séquence de la séance, il faut se confronter au groupe, aux autres : "J'aurais aimé que Bruno me fasse crier- il a refusé - je l'ai trouvé salaud... Pas le droit de pleurer, de faire du bruit... être .sage... Me cacher sous la couverture, seule, au chaud, comme lorsque j'étais enfant... Accepter que quelqu'un me dise non, sans en être aussi affectée... Il y a cette connivence avec les anciens qui se crée, week-end après week-end et, aussi, une plus grande réceptivité vis-à-vis des nouveaux... je ressens plus rapidement leur distance ou leur chaleur.,"

                    Actuellement, Fabienne est dans un processus transférentiel intense. Le thérapeute retient toute son attention : "J'ai un "programme" en ce qui concerne Richard... il faudra me déprogrammer". Après un week-end où il n'a pas travaillé avec elle, elle est en colère, se sent délaissée, le trouve injuste : "Les trois derniers week-end, il n'est pas venu vers moi pour me faire travailler... Mais jamais il n'oublie Monique et encore moins Cécile. Elle a droit à tous les égards... J'ai envie de faire le vide, de me caparaçonner. Je ne veux pas souffrir à cause de Richard...

                    ... Solitude face à la mer... à la mère... à Richard?

                    Je lui ai parlé des nuances que je remarquais en lui quand il s'occupe de l'un ou l'autre et de Cécile en particulier... Cécile... ma sœur ? face à ma mère? ... J'ai besoin que Richard s'occupe aussi de moi... quand je le lui dis, il ne vient pas plus".

                    "Une autre fois : je m'isolais, je me mettais à l'écart du groupe, j'avais envie que Richard vienne... je me sentais de plus en plus seule... je pensais qu'il ne voulait plus me voir... puis le week-end suivant, Je me sens bien... Il est venu vers moi... pour la première fois j'ai eu l'impression de lui donner de la tendresse, qu'il la prenait, qu'il l'acceptait".

                    Enfin, pour conclure, Fabienne nous dit : "A la fin du week-end, il y a une ambiance chaleureuse, comme si on était dans le ventre de sa mère... Ma vie se peuple de choses positives, ça permet de ne pas se laisser submerger par le négatif… je mourais petit à petit, j'ai appris à renaître". Son travail en somatanalyse, débuté depuis plus de deux ans, n'en est pas pour autant achevé et se poursuit toujours, double d'entretiens individuels.

                    Voici, à présent, l'avis du somatanalyste.

                     

                    • La dimension relationnelle

                    •  Dans le groupe, "Fabienne est très complexée au niveau intellectuel, parle peu, ne crie pas. Dans le groupe verbal, elle vit les choses intensément mais souffre car elle ne parvient pas à placer un mot. Elle a deux ou trois relations privilégiées, un peu symbiotiques - elle a besoin d'une petite fusion... Si l'on n'est pas attentif à elle, elle s'assombrit brusquement, passant d'une humeur enjouée à une humeur quasi mélancolique - elle déconnecte. Un fait minime suffit parfois pour qu'elle se ferme - elle reste dans cet état jusqu'à ce qu'un signe vienne lui prouver qu'elle se trompe, que son attitude est erronée - sinon ça peut durer très longtemps. Il persiste des difficultés de communication".

                      • La relation transférentielle

                      •  "Sa demande est fusionnelle - elle cherche à rétablir une relation de type symbiotique avec le thérapeute. Elle avait établi des transferts massifs avec les thérapeutes antérieurs… Elle a été traumatisée par les ruptures, a été refroidie… Elle a mis longtemps avant de venir me voir, trois quatre mois avant de me faire confiance… Elle a eu alors une phase d'euphorie, un grand espoir de réalisation - elle venait à tous les ateliers, puis les problèmes d'argent l'ont mise face à la réalité - elle a décompensé, attribuant cette rechute à mon attitude… Elle n'avait pas la continuité qu'elle souhaitait…

                        Du fait qu'elle ne fait pas de travail émotionnel intensif, '' nous manque l'occasion d'être ensemble pendant et après ce travail, j'allais moins souvent vers elle… elle se sentait frustrée... Il fallait un minimum de bonding, ce contact physique pour remplacer le travail expressif. Quand j'oubliais cela, elle en souffrait beaucoup... elle est très sensible aux différences par rapport aux autres femmes".

                         

                        • La dimension somatothérapique

                        • Les settings investis de manière préférentielle sont :

                          • "la méditation musicale, dans laquelle elle est très bien,

                          • le rebirth, le cercle rapproché vocal, où elle est assez bien,

                          • et le bonding dont elle a besoin,

                          • elle est rassurée par le groupe.

                          Elle ne crie pas, fait du travail émotionnel mais toujours en pleurs : elle pleure, est malheureuse, frustrée, voit tous les échecs de sa vie, ressent un vécu douloureux de vide intérieur… Dans le bonding, elle vit des moments de bien-être. En méditation musicale, elle s'ouvre à des vécus très riches, qui se sont répercutés dans sa vie privée.

                          Dans le groupe, elle vit des états de bien-être, banaux en soi, mais qu'elle ne connaissait pas auparavant. Elle a aussi des joies très intenses dans des moments doux et tendres. Le moment primaire se passe dans la douceur... surtout dans le transfert, mais plus exclusivement avec le thérapeute - elle parvient aussi à s'investir ailleurs... Par contre, elle ne peut pas accéder à l'intensité émotionnelle. Dans sa vie relationnelle, on retrouve la même chose : elle est bien avec des amis mais pas avec des amants - sa frigidité est liée à cette impossibilité de vivre l'intensité émotionnelle...

                          Mais cet enrichissement d'un bien-être doux et calme ne lui suffit pas encore. Elle espère toujours quelque chose d'autre, de l'ordre du fantasmatique - ça reste un de ses grands conflits. Par exemple, dans le bonding, il lui arrive de s'emballer alors que tout semblait aller, mais elle n'a pas la conviction que c'est ça... Dans le groupe verbal c'est pareil, verbalisant peu, elle n'est pas satisfaite de sa place... De même dans sa vie sociale, intellectuelle, elle est déçue par rapport à ses ambitions, qui sont beaucoup plus élevées, et qu'elle reporte sur ses filles qui la déçoivent également… Pour l’instant elle n’accepte pas de se mettre à sa place qui se dessine pourtant de façon assez claire dans le groupe, à travers ses investissements préférentiels".

                           

                          • Ce qu'apporte le corps

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                            • "Tout d'abord, "c'est le corps qui lui permet de trouver sa place. C'est à travers ce qu'elle vit dans son corps qu'elle pourra se rendre compte qu'elle est bien dans un mode de vie calme, doux, tendre, qu'elle comprendra ce qu'elle doit investir et ce à quoi elle doit renoncer...

                            • Pour l'instant le corps est le seul lieu où elle vit quelque chose de vraiment positif : au niveau relationnel, c'est difficile ; au niveau amoureux, c'est plutôt négatif ; au niveau intellectuel et social, c'est décevant pour elle par rapport à ses ambitions.

                            • Enfin le corps introduit la discontinuité: les moments pleins sont limités dans le temps - elle sait comment ils viennent et peut accepter qu'ils s'arrêtent, sachant qu'ils peuvent revenir, qu'ils sont reproductibles.

                            • On peut parler de "castration temporelle". Elle accepte cela, sauf quant elle est malade...

                            • Le corps peut être moyen de communication, dans le bonding en particulier.

                            • A propos du corps. Fabienne reste encore un peu complexée dans son corps, elle ne l'aime guère".

                               

                            • La dimension analytique

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                              • Pour Fabienne, le travail thérapeutique vise surtout à l'acceptation de la séparation et des frustrations. C'est la séparation qui lui permettra d'accéder à l'individuation.

                              • C'est la prise de conscience de la répétition, à travers des situations clefs pour elle, qui peut amener une meilleure compréhension.

                                 

                              • Quelques remarques par rapport à l'évolution de la cure

                              •  Fabienne est une psychotique qui a fait des rechutes de mélancolie délirante. La somatanalyse a réussi à espacer ces rechutes sans les éviter totalement, malgré un traitement de fond (lithium + neuroleptique à dose filée). Aucune psychothérapie ne peut éviter ce déroulement. Par contre, la somatanalyse a grandement amélioré les intervalles libres où la qualité de vie s'enrichit sensiblement.

                                Fabienne nous évoque une personnalité borderline, relativement compensée sur un mode rigide tant que sa vie reste structurée par le biais du couple. La séparation qui entraîne à la fois une perte d'objet et d'un cadre de référence, fait resurgir le versant psychotique et dépressif de la personnalité. Par la suite, chaque nouveau vécu de séparation est à l'origine d'une décompensation psychique. Il s'agit, semble-t-il, d'épisodes de mélancolie délirante. Avant ces accès dépressifs, elle aurait présenté des phases d'hypomanie, plus difficiles à détecter.

                                En ce qui concerne la thérapie verbale entreprise par Fabienne avec le Dr A., on constate que la relation qu'elle établit est massive, tendant à être fusionnelle. La rupture, de ce fait, est vécue comme catastrophique. Ceci retrace vraisemblablement la relation de Fabienne avec son mari, puis avec l'animateur du groupe d'analyse transactionnelle auquel elle participe ; cette relation est de type symbolique. C'est le prototype de la relation qu'elle tend à établir avec autrui.

                                En somatanalyse, la relation transférentielle répète encore une fois le même processus auquel on peut distinguer plusieurs phases : une phase de mise en confiance qui est de plus en plus longue du fait d'expériences négatives antérieures, une phase d'espoir de réalisation de cette relation continue, fusionnelle, qui est souhaitée, puis la confrontation à la réalité comme source de déception entraîne la première fois une décompensation psychique, enfin, à un degré moindre, une grande souffrance et une tendance à la déconnexion, à l'isolation.

                                Mais dans cette répétition, la somatanalyse introduit, par le biais du corps, de nouveaux rythmes. Contrairement au transfert fantasmatique qui se prolonge entre les séances et tend à être continu, le transfert "qui passe par le corps" respecte le rythme du corps. Par son rythme cyclique, plaisir - saturation de plaisir, le corps introduit la discontinuité. Le bien-être vécu dans le corps, le moment plein, apparaît limité dans le temps. L'introduction de ces ruptures temporelles, que Richard Meyer dénomme castration temporelle, permet l'acceptation progressive de la séparation.

                                Ce travail sur la séparation est central pour Fabienne. On assiste à ses réactions face à cette mise à distance favorisée par le groupe qui impose le "partage" du thérapeute : des phases d'acceptation partielle supportées par l'espoir d'un retour à la symbiose possible alternent avec des phases de refus où elle exprime toute la souffrance qu'elle vit dans cette séparation, et sa façon de s'en protéger par le repli, l'isolation.

                                Par ailleurs, grâce au corps, Fabienne peut faire l'expérience de l'unité, de la plénitude. Ces expériences sont rassurantes et positivent sa vie, lui permettant de vivre mieux la psychose, entre les accès aigus, et, espère-t-elle, de "ne pas se laisser submerger par le négatif". Les différents types de mise en jeu du corps la reconnectent avec son corps, lui donnant un sentiment d'unité corporelle et sont en même temps source d'expression de soi plus globale, autant par le biais du corps que par la libre association.

                                Dans le travail dansé et l'analyse respiratoire, c'est la détente corporelle qui permet d'accéder à ce vécu unifié, permettant une libre circulation énergétique, tandis que, dans le bonding, c'est la diffusion du plaisir dans tout le corps qui prépare la détente musculaire et l'impression de plénitude qui en découle. Ici encore, on remarque que les settings investis par Fabienne correspondent bien à sa dynamique personnelle. En effet, sa crainte de l'intensité émotionnelle est liée à sa crainte de l'éclatement, du morcellement; de même, elle a besoin de travailler tout doucement, ayant pris conscience de sa fragilité en partie à cause de ses expériences passées. Elle est sécurisée en groupe et accède au moment primaire dans la douceur. Son travail est plutôt intériorisé, la communication restant son point faible. Elle y parvient parfois, communiquant toute sa tendresse dans le bonding, par exemple.

                                Les moments pleins expérimentés au sein du groupe pourront ensuite être vécus à l'extérieur. C'est déjà ce qui se passe pour Fabienne quand elle fait du tanking, quand elle chante dans une chorale et dans certains moments de sa vie quotidienne où elle se sent bien. Elle peut ainsi abandonner de temps à autres ses mécanismes de défense contre la psychose : l'isolation, la projection..., et acquérir un fonctionnement plus souple.

                                Le sentiment qu'elle éprouve en thérapie, de se remplir de choses positives, lui permet de lutter contre son impression de vide intérieur, ses tendances dépressives, et lui redonne goût à la vie. Le bien-être nouveau ressenti par Fabienne est parfois parasité par son insatisfaction fondamentale, liée au fait qu'elle espère toujours "autre chose", qu'elle ne s'accepte pas comme cette femme "ordinaire" qu'elle est. Sa perception de son corps qui la complexe peut être mise en parallèle avec son vécu psychique.

                                Comme elle le souligne elle-même, sa difficulté consiste à "trouver sa place" dans le groupe comme dans la vie et est à l'origine d'un sentiment d'échec. Et, de l'avis du thérapeute, cette place apparaît déjà assez clairement à travers ses investissements préférentiels. C'est grâce aux situations vécues dans son corps qu'elle pourra la trouver. C'est un autre volet du travail qui lui reste à faire : s'accepter comme elle est, trouver sa place, son identité.

                                Sur un plan évolutif, Fabienne se situe actuellement dans les deux premières phases de recherche de sécurisation par le groupe et de recherche d'affection en relation de couple, mais elle n'a pas encore accès à l'individuation qui déclenche l'angoisse. On peut espérer avec elle que la somatanalyse l'aidera à traverser ces étapes encore conflictuelles de son développement.

                                 

                                • Commentaires

                                •  La clinique vient soutenir notre thèse de l'intérêt de l'utilisation du corps au sein d'une thérapie à visée analytique. Elle est l'occasion pour nous de revenir sur quelques points.

                                  Tout d'abord, nous constatons à travers les exemples cliniques, que les conceptions reichiennes, d'un lien entre fluidité corporelle et psychique, tension musculaire et refoulement, phénomène émotionnel et énergétique, se confirment. En effet, l’accès au moment primaire ne peut se faire que dans la détente corporelle, et tout ce qui vient entraver cette détente, spasme ou contracture musculaire, pensée inopportune, peur... arrête le processus en cours. La cuirasse se referme, "carapace" qui protège et éloigne le sujet de lui-même, en maintenant les clivages et la déconnexion d'une partie du vécu. Soulignons encore l'importance du vécu corporel. La clinique nous montre qu'il est structurant et mène à une prise de conscience réelle, dont elle illustre les méandres.

                                  C'est le corps vécu qui ramène le sujet à sa globalité, lui permettant de reconnecter sensation corporelle, émotion, compréhension, et lui donnant cette impression de plénitude, d'unité décrite par nos patientes. Cette unité est parfois directement ressentie comme résultant de la restitution du flux vital ainsi que nous le communique Fabienne.

                                  Proposant un champ d'expression et d'expérience plus vaste que la psychothérapie purement verbale, la thérapie corporelle permet d'élargir les indications de psychothérapie analytique au delà des possibilités d'intellectualisation du patient. D'autre part, elle semble d'un abord moins difficile au début, débordant plus facilement les défenses et ouvrant à de nouvelles expériences, moteur de la poursuite de la thérapie.

                                  Le transfert se manifeste différemment et de multiples manières en somatothérapie, permettant au thérapeute d'accueillir plus facilement un transfert massif qui trouve ainsi à s'exprimer là où il ne se passait "rien" en thérapie verbale. Nous avons vu que ce transfert "qui passe par le corps", introduit une discontinuité qui va de pair avec le rythme cyclique du corps, en opposition au transfert fantasmatique qui tend à être continu, discontinuité structurante, ouvrant à la notion de "castration temporelle" développée par R. Meyer.

                                  Enfin, la pratique du travail corporel au sein d'un groupe présente divers avantages. Nous avons pointé l'ouverture du patient au monde relationnel et l'intérêt des "transferts latéraux" dans la compréhension des phénomènes transférentiels. Une réflexion sur le travail en groupe nécessiterait de plus amples développements mais déborderait largement le cadre des thérapies corporelles.

                                   

                              • Conclusion

                              •  Nous avons montré tout au long de ce travail comment et pourquoi on en est venu à introduire le corps en thérapie. Diverses utilisations du corps ont été faites avec leurs écueils propres et les leçons à en tirer.

                                L'apport principal des thérapies corporelles se situe dans la complémentarité au langage, le "dis-corps" venant remplacer le discours là où il fait défaut. Le corps donne accès à une prise de conscience directe, par des voies différentes que l'intellectualisation propre aux thérapies verbales.

                                Dans la perspective d'une approche plus globale de la personne, la combinaison des thérapies corporelles, verbales et de groupe nous apparaît souhaitable. Nous avons envisagé le volet corporel dans cette optique.

                                Nous conclurons par quelques propositions permettant d'inclure le corps dans une approche thérapeutique globale. 

                                • Il apparaît nécessaire de donner un cadre analytique au travail corporel, ce qui évite la mystification et la confusion entre thérapeute et gourou.

                                • Le corps favorise l'expérience directe, vécue, dans l'ici et maintenant. Mais cette expérience se doit d'être non limitative et n'est pas une finalité. Le but reste l'analyse de ce qui se présente, expérience ou résistance à l'expérience. Le transfert doit être reconnu et analysé.

                                • La démarche corporelle n'est pas synonyme d'exclusivité, ni en matière de réfèrent corporel, ni dans l'utilisation du registre de l'ici-maintenant. L'expression verbale, l'exploration du passé, de l'histoire personnelle s'avèrent tout aussi importants. L'univers communicationnel peut aussi être exploré grâce à l'introduction du travail en groupe. Le domaine de l'analyticité est élargi par l'introduction du corps, mais ne doit pas être restreint au corps uniquement.

                                • En favorisant un maximum de canaux de communication, on agrandit d'autant le champ de l'analyse, donnant une ouverture aussi large que possible sur l'univers intérieur et extérieur du patient.

                                • Ces modes de communication ne doivent pas être imposés au patient, mais proposés. Un travail non directif nous paraît souhaitable, respectant les rythmes personnels, la spontanéité, la créativité de chacun.

                                • Le rôle du thérapeute, enfin, et sa place sont importants à préciser. Délogé de son fauteuil, il se trouve engagé au cœur de la problématique globale du sujet. Son propre désir d'être actif ne doit pas se substituer à celui du patient. Sa flexibilité et son ouverture sont tout aussi importantes que la méthode proposée et conditionnent l'exploitation plus ou moins fructueuse d'une même méthode, son impact thérapeutique.

                                • En définitive, le corps n'est thérapeutique que s'il ouvre sur un sens, au sein d'une relation, c'est cela le travail d'analyse. (O. Dunstetter, opus citadin) 

                                Voilà ce magnifique travail de thèse d’O. Dunstetter dirigé par le Pr. Michel Laxenaire de Nancy. C’est un texte universitaire qui veut tester le nouveau courant psycho-corporel. Les deux patientes ont joué le jeu et se sont senties valorisées par cette attention supplémentaire qu’on leur porte. Cette prise de recul a plutôt allégé le transfert et facilité la fin de la cure. Nous retrouvons à présent un groupe de somatanalyse décrit minutieusement.

                                 

                                • Chapitre 7 : Le groupe de Socio- Somatanalyse : catharsis et sociodynamique

                                • Nous nous sommes concentrés sur des cas cliniques individuels jusqu’à présent tout en évoquant leur participation au groupe de somatanalyse. Il est important que ce dernier soit aussi présenté en une description minutieuse, avec quelques cas cliniques supplémentaires, mais plus encore avec toute l’intensité dramaturgique de ce sociodrame, et avec sa sociodynamique propre. En effet, ce groupe analytique à la fois psycho- et somato-, donc pluriglobal, manifeste sa dynamique de façon presque pure même si l’atelier présenté ci-après est relativement dirigé à cause de la présence de cinq nouveaux patients. Nous analyserons cette sociodynamique après coup. Mais la socio-somatanalyse constitue aussi le cadre idéal pour le travail émotionnel et donc l’expérience cathartique. Nous compléterons l’exploitation de ce workshop par une réflexion plus théorique sur ce processus cathartique à la fois central en psychothérapie et critiqué lorsqu’il est trop intense ou chaotique. Mais plongeons-nous d’abord dans l’un des ateliers.

                                   

                                  • Un atelier de deux jours

                                  • Le week-end décrit ci-dessous dure deux jours, comporte quatre séances et réunit seize personnes. Il a lieu pendant les vacances scolaires ce qui introduit un brassage inhabituel et permet d'intégrer cinq débutants. Une présentation plus détaillée de ces cinq personnes peut donner une idée assez juste des indications de la somatanalyse.

                                     

                                    • Les indications de la socio-somatanalyse : cinq nouveaux analysants

                                    •  Eliane est une femme de 30 ans, célibataire, qui vit seule ou chez des amis lorsqu'elle n'a pas d'argent. Malgré des études universitaires, elle occupe des emplois subalternes, épisodiquement, car elle peut rester cloîtrée chez elle pendant des semaines. Elle aime écrire et a réussi à placer quelques textes dans des revue» Son premier contact avec moi s'est d'ailleurs fait par une longue lettre dans laquelle elle s'exprime avec beaucoup de lucidité, percevant clairement sa situation mais ne trouvant pas les moyens d'en sortir. Elle a essayé la psychanalyse, mais le mutisme de l'analyste l'a découragée. Puis elle est tombée sur les livres de Janov et de Lowen en y percevant cette bouée de sauvetage qu'elle recherchait désespérément. Les problèmes d'argent l'ont encore retenue pendant plus d'un an, des problèmes d'argent et... de peur évidemment. Eliane se sent habitée par de grandes capacités mais n'arrive pas à les valoriser à cause de sa quasi-paralysie dans le vie relationnelle. Elle a peur des gens, elle fuit les contacts et ne s'insère pas dans les milieux de travail. Au niveau affectif, il en va de même sauf l'une ou l'autre fois où elle était trop impliquée avec des partenaires très amoureux: elle en a pris peur et a rompu. Ces échecs l'ont encore renforcée dans son repli et sa peur des autres. Eliane sera notre « écrivain ».

                                      Gérard est un infirmier en psychiatrie de 40 ans ; il est marié et père de deux enfants. Il est venu une première fois au workshop de Daniel Casriel par curiosité professionnelle mais il y a bien vite décelé son besoin de travailler « au corps ». Il a fait six ans de psychanalyse et en est content ; il voudrait aussi développer quelque chose au niveau corporel. Son corps est très long, très mince, le thorax est étroit et ne respire pas beaucoup. Le visage garde des traits enfantins ; toute l'attitude exprime une docilité dont ce quadragénaire s'accommode de moins en moins bien. Sa vie relationnelle est conformiste et normalisée, et cela le fatigue. C’est notre « quadra-psy ».

                                      Suzanne a 35 ans, elle est infirmière, célibataire, vit seule et voit épisodiquement un ami pour une nuit ou un week-end. Elle est fille unique et ses parents se sont peu occupés d'elle, préférant leur vie mondaine. Aussi a-t-elle développé un caractère neutre, inaffectif, ordonné et méticuleux jusqu'à l'obses­sion. Ses relations sentimentales répondent à ce besoin, puisqu'elle a presque toujours trouvé des hommes peu disponibles, habitant loin. Cette situation commence néanmoins à lui peser, et ses obsessions l'angoissent. Son inaffectivité provoque en elle de plus en plus de moments d'ennui ; même les voyages organisés ne lui ménagent plus ces rencontres ponctuelles qui l'arrangeaient. Elle est en psychothérapie depuis deux ans, sur un mode verbal au début, demandant surtout à comprendre. Elle s'offre même deux thérapeutes à la fois, une psychiatre et un psychologue. Comprenant peu à peu qu'il ne suffit pas de « savoir », elle essaye les thérapies corporelles, très prudemment, com­mençant par les formes douces. A un certain moment, elle participe simulta­nément à trois groupes différents dans son besoin inconscient de ne pas investir trop profondément un seul endroit. Ce travail corporel lui fait du bien ; elle sent son corps s'ouvrir et apprécie l'émergence des émotions et des besoins relationnels. Les méthodes qu'elle a choisies étant directives et limitées dans le temps, elle vient aussi en somatanalyse, sachant que cette méthode est intensive, non directive et non limitée dans le temps. C’est notre « infirmière ».

                                      Marguerite est étudiante, elle a 21 ans et vit en concubinage. Elle présente une très grande sensibilité, une émotionnalité intense et une affectivité profonde. Elle est musicienne et trouve un mode d'expression satisfaisant au violon mais sans pouvoir aller jusqu'à l'art : « quelque chose » l'inhibe. Elle développe une grande lucidité sur les gens et sur son couple, acceptant – intel­lectuellement du moins – les besoins spécifiques de son ami, même certaines infidélités. Par ailleurs, elle se débat encore avec sa famille trop accaparante. Mais elle connaît des problèmes d'études. Elle ne travaille pas assez, et mal, malgré une grande ambition. Pendant de longues périodes, elle n'apprend pas du tout, n'étant pas assez motivée, pas assez stressée. Puis quand les examens approchent, elle se sent trop stressée et assimile tout aussi peu. Elle court toujours après quelque chose, commençant un tas d'occupations, des sports, des hobbies, s'arrêtant à un certain niveau pour passer à autre chose. Cela s'est passé assez souvent pour lui apparaître clairement. Mais la somatanalyse en­tre aussi dans cette quête : nous l'avons analysé ensemble au cours des séances individuelles préliminaires. Ce sera notre « musicienne ».

                                      Pour Jean-Pierre, le problème immédiat est clair : depuis trois ans, depuis qu'il a fait un mauvais trip au L.S.D., il craint toute émergence de fantasmes, d'idées insolites et même d'émotions un tant soit peu intenses. Il a peur d'un état confusionnel qu'il ne contrôlerait plus et qui pourrait l'envoyer en hôpital psychiatrique. A 27 ans, il vit seul et limite sa vie relationnelle depuis cet événement. Il présente un caractère labile, se laissant facilement submerger par les réactions émotionnelles. Aussi devient-il méfiant, réservé, dans son comportement. La lecture du « Cri primal » l'avait enthousiasmé ; il a trouvé dans les cas présentés beaucoup de points communs. Mais il a encore mis neuf mois avant de faire la démarche et il hésite jusqu'à la dernière minute pour participer à ce workshop. C’est notre « trip ».

                                      La présentation de ces cinq candidats révèle comment on entre en somatanalyse. II existe une motivation principale qui est un symptôme ou une souffrance, un besoin ou un désir de mieux-être. Les entretiens préliminaires permettent d'esquisser le terrain sur lequel elle se développe et par rapport auquel peut se proposer le projet somatanalytique. C'est le premier atelier qui permet de compléter cette approche en renvoyant au postulant une image dynamique de lui-même. Il lui permet également d'apprécier si c'est bien cela qu'il lui faut, sous cette forme et à ce moment-là.

                                       

                                      • Première séance, le groupe verbal

                                      •  Le workshop se déroule dans une salle qui offre des lieux de regroupement et des lieux d'isolement. Nous débutons en cercle, assis sur des matelas. Lorsqu'il n'y a que des anciens, cela se fait en silence, sans consigne de ma part ; chacun peut entrer en lui-même et prendre l'initiative de l'expression et de la mise en acte. Mais aujourd'hui, du fait des cinq nouveaux candidats, j'indique qu'il serait intéressant que les gens se présentent, qu'ils fassent part de leur attente et de leur état émotionnel. Il s'ensuit néanmoins dix à quinze minutes de silence, de recueillement et d'observation, permettant aux retardataires d'arriver.

                                        Une ancienne qui revient au groupe après six mois d'interruption, exprime son besoin d'échapper aux relations trop superficielles. Eliane notre écrivain, enchaîne en expli­quant que ses difficultés relationnelles proviennent précisément de son besoin de rapports profonds dans lesquels elle reste « elle- même », où elle fonctionne « intuitivement ».

                                        Un nouveau silence s'installe.

                                        Quelques anciens regrettent l'absence des « piliers » du groupe et se montrent agressifs envers tous ces nouveaux participants.

                                        Cette expression parlée démarre très lentement : elle s'adresse d'abord à l'analyste et ne débouche que peu à peu sur des échanges entre analysants. On fonctionne ainsi comme un groupe verbal pendant presque deux heures. Au­cun leader n'émerge, aucune émotion intense ne se profile à l'horizon...

                                         

                                        • Le groupe verbal

                                        • Pour éviter que cette séance ne se perde ainsi dans le seul verbal, je propose de nous rapprocher en cercle pour « ronronner ». Il s'agit là d'un passage aux sons et aux murmures qui permettent de donner une expression plus libre et plus intense à l'émotion du moment. Les vibrations sonores lèvent les tensions musculaires et diminuent le contrôle conscient, laissant ainsi plus d'espace aux émotions. Chacun recherche le son, la force, le rythme, le timbre qui conviennent le mieux. Il y a aussi des fous rires et des bâillements. Deux anciennes participantes ne veulent pas entrer dans ce cercle et s'isolent dans un coin pour passer directement au cri. L'effet de ce travail vocal est impressionnant puisque neuf personnes – sur seize – vont passer au travail primal dans l'heure qui reste. Il est vrai que deux heures de parlote frustrent suffisamment pour faire enrager!

                                          • Le groupe éclaté primal

                                          •  C'est Eliane encore qui exprime la première son besoin de crier ; je lui propose de s'allonger. Je m'assieds à côté d'elle et pose ma main sur le thorax pour accom­pagner son mouvement respiratoire. Ses cris montent progressivement, d'abord douloureux et mêlés de larmes. Assez ra­pidement la tonalité change, « je ne veux pas, je ne veux plus, non, non et non... » Le ton passe à la colère. Ses bras et ses jambes accompagnent cette émotion avec des battements vigoureux. Mais il reste quelque retenue, bien que l'attitude globale soit assez volontariste. Eliane fuit la douleur du départ dans une colère revendicative.

                                            Suzanne, l’infirmière, reste dans le cercle et émet quelques faibles murmures. Elle se sent ridicule dans cette situation et se demande ce qu'elle est venue faire là!

                                            Marguerite, la musicienne, s'amuse beaucoup à cette « recherche de sons ». Elle rit, regarde, fait l'espiègle. Mais lorsque Eliane se met à crier, elle réagit douloureuse­ment, quitte le cercle et s'allonge sur le côté en position foetale, lâchant quel­ques sanglots. Un ancien va vers elle pour l'aider à exprimer son émotion : la respiration devient plus intense, le thorax est souple et répond librement au mouvement de la main ; mais de son, il n'en sort pas. Juste l'une ou l'autre fois, un cri aigu et strident qui l'effraye elle-même et fait tout arrêter à nouveau.

                                            Après 20 minutes d'assistance à Eliane, je la laisse et m'approche de Jean-Pierre, notre « trip », qui est seul. Je m'assieds à ses cotés et lui propose de respirer librement et amplement pour donner du volume à ses sensations. Il est ému par tout ce qu'il entend et s'isole pour se protéger. Mais son corps est souple et relative­ment ouvert. L'attitude évoque la crainte. Il s'essaye à des sons de plus en plus forts qui sortent très vigoureusement dans un premier temps, avec force et aisance. Tout à coup, il se replie brutalement, se crispe, met les deux mains devant la tête comme pour parer des coups, le visage se fige dans un masque de panique. Après quelques de secondes, Jean-Pierre se détend à nouveau et redémarre avec des sons clairs, vigoureux, de plus en plus forts, jusqu'à un seuil où la même panique le reprend. Ce scénario se répète près d'une dizaine de fois au cours de la demi-heure de travail en commun. Il y a là irruption d'un phénomène réactionnel puissant, inconscient, que le corps seul exprime pour le moment et dont le sens n’émergera que peu à peu.

                                            Cette première séance se prolonge pour permettre à chacun d'aller au bout de son expression émotionnelle, aux nouveaux arrivants surtout qui démarrent de façon particulièrement active. Quelques anciens réagissent assez mal à l'attention que j'accorde aux débutants et quittent la salle plus tôt, pour aller manger, car le repas est prêt et attend. Le lendemain matin, je fais écho à la mauvaise humeur des anciens, abordant le plus véhément d'entre eux et le provoquant ainsi à la parole. « Je ne peux pas démarrer sur commande » répond-il.

                                            Mais c'est quelqu'un d'autre, Béatrice, qui prend la parole. La veille, son cri avait débouché sur l'impression très nette que c'est elle-même qui s'étouffait et s'empêchait de réussir, dans la vie affective en particulier; Elle évoque deux personnages en elle, l'un actif mais étouffant et l'autre passif, restant en retrait. Elle se propose de monter sur le « hot seat », sur la « chaise brûlante » de Perls pour dialoguer avec elle-même, jouant alternativement l'un et l'autre personnage. Elle passe très rapidement d'une position à l'autre, s'empêchant ainsi de ressentir trop profondément ce qui s'évoque là. Vers la fin, elle se persuade d'être unifiée et suffisamment bien comme elle est. Les autres participent en cercle autour d'elle, et je lui propose d'affirmer son bien-être à chacun, lentement et avec conviction, en le regardant dans les yeux : « Je suis bien comme je suis ». Le ton change, baisse un peu, devient doux, plus plein, surtout vers la fin du tour de groupe. On sent l'émotion monter. Mais c'est là qu'elle coupe, nous disant qu'elle préférerait que le groupe l'agresse pour qu'elle puisse riposter violemment. Auparavant, déjà, elle avait exprimé l'envie d'exploser dans un immense cri, comme la veille. Elle ajoute encore que ce n'est pas un groupe qu'il lui faut mais un homme, un ami, un mari. Ici se rejoue un moment caractéristique chez elle : la difficulté à assumer une émotion qui monte progressivement. Pour elle, c'est tout ou rien mais surtout pas la médiocrité ou la banalité. Je vais vers elle pour l'accompagner dans un travail individuel, abandonnant les autres et leur indiquant qu'il ne tient qu'à eux d'en faire autant. Béatrice voudrait éclater mais je lui propose de commencer doucement. Elle démarre sur sa solitude, sur son vide affectif, descendant un peu dans sa souffrance mais débouchant rapidement sur la colère. C'est sa façon à elle de fuir la douleur; tout comme elle préfère agresser le groupe que de s'y insérer avec sentiment. Elle se met à pleurer, longuement, renonçant à crier ; elle relâche son corps, se roule en boule, se blottit contre moi.

                                            Pendant ce temps, deux autres couples se sont formés pour un travail primal. Les autres restent sur place, évaluant la situation, s'essayant aux sons et aux murmures. Quelqu'un leur propose de se regrouper pour s'aider à cette expression sonore. Après une dizaine de minutes, tout le monde a trouvé un partenaire et le fond sonore devient de plus en plus intense.

                                            Suzanne, l’infirmière, se fait proposer de l'aide par un homme jeune et timide ; elle voudrait crier mais n'arrive pas à sortir des sons et encore moins de cri ; ils terminent en bonding, dans les bras l'un de l'autre ; mais Suzanne n'en profite que très peu, parce qu'elle se tracasse de son échec au cri.

                                            Jean-Pierre, notre mauvais trip, se fait aider par un ancien relativement expérimenté, patient et bienveillant. Il a envie de crier, le craint moins que hier mais fait moins confiance aussi à son partenaire. Il se passe la même chose que la veille, le cri franc et massif qu'il s'arrache presque par surprise provoque très rapidement cette contorsion du corps et du visage qui doit le protéger contre un danger inconnu pour le moment. Sa tentative se prolonge, il se passe des phénomènes corporels qui l'intriguent beaucoup : une constriction de la gorge, un noeud dans le ventre, quelques fourmillements des mains. Il en parle avec la méticulosité d'un hypochondriaque, mais arrive quand même à s'en étonner plus qu'à s'en inquiéter.

                                            Eliane, l’écrivain, reste allongée, seule, à la recherche de cris et de gestes qui lui permettraient d'éclater. Chez elle aussi, la colère et l'affirmation de soi viennent rapidement stopper les descentes dans la souffrance. Sortant de son propre primal, Béatrice va vers elle pour l'assister parce qu'elle se sent des affinités avec elle. Puis leur collaboration passe en contact et en discussion.

                                            Moi-même, j'assiste encore deux autres personnes, m'accordant tout mon temps puisque tout le monde se prend en charge. Vers la fin de la séance, l'ambiance est douce et calme. Les émotions intenses se sont exprimées, analysées, résolues. Les partenaires se laissent aller au contact, au bonding, en silence. D'autres discutent, font plus ample connaissance. Il s'est aussi formé un groupe de quatre. Il m'est évidemment difficile de décrire ici ce qui se passe pour eux, ce qu'ils ressentent dans leurs corps, ce dont ils parlent, les éléments de compréhension qui surgissent au détour de ces activités. Ces moments sont pourtant aussi importants que les phases d'échange en grand groupe.

                                             

                                            • Quatrième séance

                                            •  La dernière séance débute déjà avec l'angoisse de la fin de ce week-end. Jean-Pierre évoque le côté artificiel de tout ce qu'il voit et vit ici. Un ancien lui répond ironiquement : « Suis-je artificiel, moi ? », tout en sachant que c'est autre chose qui s'exprime en ce moment. Eliane annonce sa prise de parole : « II faut absolument que je dise encore quelque chose, sans cela je me sentirai insatisfaite. Je ressens beaucoup de force depuis que je suis ici, mais en même temps il me reste cette impression que je ne suis jamais entière ; il y a toujours une partie de moi qui ne participe pas et c'est cela qui m'ennuie le plus ». Je lui rappelle que la veille au soir, elle s'était sentie entière durant le rebirth, insistant sur cette expérience et sur le fait qu'il s'agit de moments ponctuels qu'on a trop tendance à négliger et à minimiser.

                                              Un autre ancien était allongé jusque là, absent à la dynamique de groupe. Tout d'un coup, il se redresse, s'assied, fait face au groupe et je lui lance : « Tiens, on dirait que tu veux enfin nous dire quelque chose ». « Oui, répond-il, j'en suis à mon troisième week-end. Au premier, j'ai fait un superbonding ; au second, un primal pas mal, mais ce coup-ci, je n'arrive à rien, je ne décolle pas" » – « Comment te sens-tu dans le groupe ? » – « Je m'en fous du groupe, je ne suis pas là pour m'occuper du groupe ». Je rétorque : « Mais crois-tu que tu peux t'ouvrir à toi-même pour un primal, ou à une partenaire si en même temps tu te fermes au groupe ? Il y a une globalité dans le mécanisme d'ouverture et de fermeture, ça va de pair et même par trois, au niveau psychique dans le travail de remémoration, au niveau relationnel dans la tendresse du contact, au niveau corporel dans la détente en groupe ».

                                              Je me tourne vers Suzanne, l’infirmière, ne voulant pas la laisser partir sans lui offrir la possibilité d'approcher son besoin le plus cher, de crier, elle aussi ! Elle commence par des « ah... ah... ah... » fluets et précautionneux ; son thorax est pourtant bien souple sous ma main. Elle continue ainsi pour un long temps et je la laisse faire. Il me semble entendre comme un petit enfant gémissant dans son berceau à cause d'une trop longue solitude. Je le lui dis, elle s'étonne. Puis je lui propose d'appeler « maman ». Elle s'émeut, sanglote tout doucement, écrase son chagrin par des rictus de la bouche et des spasmes respiratoires, tant et si bien qu'elle me propose de passer au père... « Si tu veux ». Mais tout s'arrête sur le champ. L'évocation du père bloque tout. Elle s'en veut d'avoir tari son moment émotionnel si gratifiant. « Ton père te frustre encore une fois ; maintenant il te prend ton émotion, autrefois il n'était jamais là ». – « Papa t'es jamais là » s'aventure-t-elle à prononcer et la souffrance revient aussi profonde qu'auparavant, mais pendant vingt à trente secondes, car elle se retient de nouveau. « Il était toujours à l'usine et jamais à la maison ; je ne sais pas ce qu'est un père... ni un enfant... ». Ainsi, de sons en légers cris, d'évocations en intuitions, se continue un travail qui reste toujours d'intensité faible, presque bienséante. « Je n'ai pas de force », dit-elle encore. Mais elle pense avoir crié très, très fort. Elle est satisfaite, contente du devoir accompli. Et puis ces deux moments émotionnels plus intenses, elle ne pensait pas les vivre aussi facilement.

                                              Gérard, notre psy, est seul, comme s'il m'attendait. Je lui propose de l'assister. Il me parle d'un noeud dans le ventre : il l'a toujours, toujours, comme une pierre et quand elle disparaît, rarement, il s'en affole presque comme si elle lui manquait. Il se met à crier, d'un son guttural et fort, régulier et rythmé. Je lui appuie sur le ventre, à l'endroit de son spasme. De temps en temps, il élargit son expression aux jambes et aux bras qui martèlent férocement, encore que la coordination soit difficile à établir. Mais la tête reste figée, la nuque raide. Je la lui mobilise au rythme des cris : « La boule, oui, perdre la boule », lance-t-il au plus fort de cette action. En fait, il n'arrive pas vraiment à la perdre, en ce moment, la boule. Il est trop volontariste et se contrôle. « Sortir, je veux sortir... », dit-il un peu plus tard. A la fin du week-end il me demande comment rentabiliser son travail somatanalytique, en perdant le moins de temps possible... (Il y a quelques années, il faisait deux cents kilomètres en voiture pour une demi-heure de psychanalyse!). Je lui réponds que c'est lorsqu'il saura vraiment le prendre, ce temps, qu'il saura rentabiliser.

                                              Marguerite, la musicienne, se terre dans un coin, seule. Elle est à nouveau pleine d'émotions : elle en respire, elle en pleure, elle se contorsionne et pourtant ça ne sort pas. Dès qu'un son plus puissant lui échappe, elle se recroqueville en chien de fusil. Elle réagit aux émotions qui viennent de la salle, mais ne peut aller au bout de ces réactions. Finalement, elle se calme: « Merde, je crois que je veux aller trop vite, que je suis trop pressée, je n'arrive pas à m'accorder le temps ».

                                              A l'autre bout de la salle, un ancien enchaîne : « Oh oui! que tu veux aller trop vite ! ». Il est cet ancien qui manifeste depuis le début du week-end contre l'invasion des nouveaux, non seulement contre leur nombre et leurs prestations plus qu’honorables, mais aussi contre le fait que je m'occupe beaucoup d'eux : « T'as de nouveau trouvé quelques hystériques qui démarrent au quart de tour et qui te gratifient de leurs cris. Moi, je ne suis pas d'accord. On te paye pour que tu nous fasses travailler et pas pour que tu prennes encore ton pied... En fait, ce n'est pas aux nouveaux que j'en veux, mais bien à toi... ». Eliane réagit et manifeste que cette agression lui fait mal.

                                               

                                              • Le groupe retrouvé convivial

                                              •  C'est presque la fin et certains en profitent pour parler de leur vécu. Suzanne souligne sa satisfaction globale. Jean-Pierre est content mais commence à soupçonner que sa thérapie ne se fera pas une fois pour toutes en un week-end, ni même en deux ou trois. Eliane revient sur cette impression de force qu'elle sent en elle et que les autres lui renvoient. Mais son problème se cristallise justement là : si elle abandonne son attitude d'assistée, plus personne ne voudra d'elle. Je souligne la difficulté à abandonner une attitude connue pour une attitude encore incertaine même si on en entrevoit la nécessité... Ainsi s'arrête ce week-end sans conclusion véritable. La plupart des choses mises en route restent ouvertes pour les jours suivants et pour un prochain week-end, éventuellement ; cet atelier s'est donc déroulé sur deux jours. Sa description permet de saisir l'organisation et le protocole de la somatanalyse. On y voit la succession des quatre cadres organisationnels :

                                                • grand groupe verbal,

                                                • groupe rapproché vocal,

                                                • groupe éclaté primal,

                                                • groupe retrouvé convivial.

                                                Le mode d'action du travail somatanalytique apparaît clairement ici. Le groupe est une mise en situation privilégiée, une situation relationnelle intense qui fait rapidement surgir des besoins, des désirs et des émotions : la peur au début, la tristesse vers la fin, l'envie d'aller vers telle ou telle personne, la colère quand l'analyste vous oublie ou encore le plaisir dans un bonding... Ces besoins et désirs poussent à la mise en acte ; leur réalisation – ou son impossibilité – apaise ou intensifie encore plus ; les émotions demandent à s'exprimer et donnent lieu à des moments d'analyse féconds où s'associent la compréhension et le sens de ce qui se passe.

                                                Cette description fait aussi apparaître l'évolution du groupe en deux jours. Au début, il n'y a qu'une juxtaposition de participants qui s'observent en silence ou à l'occasion d'un échange verbal laborieux. Au deuxième jour, l'ambiance de groupe se développe : on s'entraide, on se prend dans les bras, on se laisse aller à ses émotions, on ne laisse personne tout seul dans son coin. Mais quand la fin du week-end s'approche, on s'isole de nouveau, on se reprend en main puisqu'il faudra à nouveau affronter l'extérieur tout seul.

                                                Il faut à présent revenir aux participants. J'ai insisté sur leur travail pendant ce week-end, sur leurs expressions émotionnelles, leurs positionnements, leurs interventions verbales... Il y a une cohérence profonde entre toutes ces manifestations, la personnalité et la problématique actuelle. Je vais essayer de faire la synthèse de toutes ces choses, en y associant l'autre temps fort et révélateur, celui du rebirth. Car la séance du samedi soir s’est déroulée avec cet exercice structuré qui perlabore la fonction respiratoire. Le sujet est allongé sur le dos, immobile, assisté par un autre participant. On lui demande juste de respirer et d'intérioriser ce qui se passe. La consigne respiratoire est simple : inspirer plus activement, expirer passivement et se concentrer sur le sommet des poumons. Cette autre façon de respirer par hyperventilation provoque des vécus très variables mais cohérents avec l'ensemble de ce qui se manifeste par ailleurs, cohérents surtout avec la personnalité globale.

                                                 

                                                • La séance du soir : rebirth

                                                •  Jean-Pierre, l’ancien drogué, a peur de ce travail respiratoire, il craint une modification de son état de conscience qui le replongerait dans la panique qu'il a vécue sous L.S.D. Il fait donc un rebirth précautionneux, ne s'abandonnant que très peu à cette respiration spécifique puis la refusant à plusieurs reprises sous prétexte de sensations corporelles bizarres. Les fourmillements tétaniformes des mains et des jambes qui accompagnent très facilement cette hyperventilation sont investis avec une angoisse quasi hypochondriaque. Son ventre aussi se met à réagir, mais Jean-Pierre bloque cette sensation et il en résulte comme « un gros caillou dur et pesant ». Il abandonne son effort avant la fin de la séance. Ce vécu peut se superposer au premier primai décrit ci- dessus, où il se laisse aller à deux, trois cris puissants et détendus pour se recroqueviller immédiatement après, dans une position panique et défensive. Les prises de parole, elles, sont précautionneuses dans la forme et le ton, alors que le contenu s'avère profond et réfléchi. Le problème fondamental de Jean-Pierre se dessine donc là : il présente une certaine fragilité de caractère qui fait que les fantasmes, les sensations somatiques ou les besoins relationnels émergent comme par effraction, font irruption et débordent les mécanismes structurants. Il en résulte de la peur, du malaise, du manque de confiance en soi et une certaine malhabileté relationnelle. Le travail thérapeutique consistera donc à laisser émerger peu à peu cet inconscient – psychique, somatique et relationnel – à s'y familiariser et à l'intégrer avec souplesse. C'est un travail parfaitement analytique.

                                                  Suzanne, l’infirmière, est obsessionnelle. Elle se met à respirer scrupuleusement selon la consigne donnée. Son rythme respiratoire s'accélère rapidement et elle part dans un état de conscience assez diffus. A ce train là, les fourmillements tétaniques apparaissent bien vite. Suzanne se crispe et les picotements deviennent des spasmes douloureux. Cela part des pieds, remonte le long des jambes et envahit le bassin ; là elle prend peur d'être paralysée et s'arrête. Avec une respiration plus calme tout rentre dans l'ordre et ce qui la paniquait auparavant se transforme maintenant en chaleur et en sensations corporelles agréables. La référence scrupuleuse à la consigne la mène ainsi aux crispations tout comme la veille l'obsession de devoir crier a fait rater le bonding. Pendant le travail primal, l'idée toute intellectuelle d'évoquer aussi le père bloque le mouvement émotionnel ressenti au souvenir de la mère. C'est bien là le type d'organisation obsessionnelle: une émotion trop forte amène une déconnexion névrotique, ici par une compulsion idéatoire, par le recours au devoir: il faut crier... Mais quand l'émotion monte très doucement, quand le corps se met aux sensations légères, c'est accueilli avec attendrissement. Malheureusement ces sensations et émotions restent d'intensité trop faible et la déconnexion se fait par ennui. Ici le travail somatanalytique consiste à s'impliquer dans le groupe pour développer les émotions et les sentiments puis à analyser les mécanismes obsessionnels aux moments de leur survenue, lors des déconnexions, enfin à les gérer peu à peu au lieu d'y être soumis.

                                                  Marguerite, la musicienne, entre très paisiblement dans ce rebirth : elle respire avec aisance ; le corps est souple, le visage serein et l'on devine qu'elle part dans un état de conscience profond et sans conflit. A la mise en commun : surprise ! Elle déclare qu'il ne s'est rien passé, qu'elle n'a rien ressenti, qu'elle n'a pas eu de contact avec celui qui l'assistait. C'était le vide. Peu à peu, elle reconnaît pourtant que c'était bien paisible et fort agréable. Et là nous retrouvons bien Marguerite : elle ne sait pas ce que c'est que d'être bien, tellement elle court après autre chose de plus intense ; mais après quoi ? Elle est musicienne, elle a une grande capacité de ressentir émotionnellement, elle est affectueuse mais ses modes d'expressions sont soit retenus (couchée en chien de fusil avec pleurs silencieux) soit violents et fugitifs (un ou deux cris aigus et stridents). Ce sont ces derniers qui la dérangent : si elle se laissait vraiment aller, elle serait vive, impétueuse, brutale même, tellement c'est fort. Mais ce n'est pas d'elle même qu'elle a peur, elle se sentirait soulagée en fait. C'est plutôt l'accueil donné à cette expression qui l'intimide. Elle a reçu une bonne éducation bourgeoise, et « ça ne se fait pas »! Elle refoule donc son impétuosité, et elle la refoule aussi fort qu'elle est elle-même impétueuse. Nous sommes là au coeur de sa personnalité : ouverture et intensité émotionnelle mais blocage de son expression par un refoulement constant. Or c'est cette tension qu'elle valorise au lieu de l'émotion sous-jacente : elle s'intéresse aux nouvelles occupations aussi longtemps qu'il faut apprendre, s'efforcer, faire attention et progresser. Dès qu'il s'agit de se détendre et de lâcher prise pour laisser s'exprimer le geste, le corps, le coeur ou l'instrument de musique, elle n'y est plus...

                                                  Pour Gérard, le psy, tout s'entend, se voit et se sent dans son cri : méthodique, rythmé, d'intensité soutenue, rauque et presque monocorde. Il ne lui manque qu'une chose, c'est de « perdre la boule ». Mais perdre la boule, c'est savoir dépasser cette hyperadaptation aux autres, aux situations, aux devoirs. Six ans de parole sur le divan n'y ont rien changé. Six ans de cri y arriveront-ils ? Seulement s'il sait s'impliquer « à corps perdu » dans la dynamique du groupe ! Seulement s'il sait aussi « perdre son temps » à cela.

                                                  Quand à Eliane, l’écrivain, elle a beaucoup parlé dans le groupe ; elle a crié à chaque séance et longuement, réussissant à intéresser chaque fois quelqu'un pour l'assister ; elle a sympathisé avec Béatrice. Au rebirth, elle respire avec application et sérénité. Elle rapporte après coup qu'elle a senti son corps s'agrandir et s'épanouir et y a puisé beaucoup de force. Au départ, elle a formulé sa demande : elle recherche des relations « profondes » avec les autres et, ici, dans le groupe, ces relations ne sont pas encore tout à fait « pleines ». Mais, au rebirth, c'était merveilleux, fantastique.

                                                  Terminant la présentation du cinquième patient, je me rends compte que je décris surtout ce que j'ai entendu et vu dans les différents types d'expression. II s'agit de descriptions dynamiques beaucoup plus que de lecture statique, de descriptions faites sur le vif, dans le travail lui-même, beaucoup plus que de nosographie. Le rapprochement entre ces différentes manifestations dynamiques apporte une cohérence qui sert de grille de lecture à la compréhension et de base pour l'interprétation. Mais il faut aussitôt compléter avec l'idée de Freud : toute construction théorique faite sur un cas n'est qu'une grille de lecture ponctuelle et provisoire qu'il faut savoir abandonner à tout moment pour en reconstruire une autre dès que nécessaire.

                                                   

                                                • La socio-dynamique

                                                • La présentation de la socio-somatanalyse dans le tome I m’a amené à présenter le nouveau concept de dynamique de groupe comme un déroulement en quatre étapes :

                                                  La troisième partie de ce deuxième tome nous proposera deux autres textes sur cette nouvelle proposition. Ici il nous suffit de pointer ce déroulement dans la pratique de ce groupe, même si j’ai surtout insisté sur la présentation des participants.

                                                  Au départ, une tâche commune

                                                  Un groupe se constitue toujours autour d’un tâche commune ; ici il s’agit de la thérapie analytique de ses participants. L’un d’eux insiste : « on te paye pour ! ».

                                                  Première étape : le conflit

                                                  Chaque participant a son idée personnelle de la façon d’accomplir cette tâche, d’où le conflit initial. Les anciens voulaient retrouver le même groupe et ne rencontrent que des absents et des nouveaux. Ils s’attendent à ma sollicitude comme avant et voici que je m’occupe des nouveaux…

                                                  Deuxième étape : la sécurisation

                                                  Mais comme on est condamné à passer deux jours ensemble, et qu’on paye pour cela, autant sortir du conflit – assez stérile – et constituer une base de sécurité qui permet à chacun de mieux travailler à la tâche prévue. Je m’y emploie moi-même en proposant une présentation des participants vu le grand nombre de nouveaux. Mais les analysants contribuent aussi à cette sécurisation : les anciens s’adressent directement à l’analyste qui est le garant du cadre ; ils quittent la salle à l’heure habituelle du repas pour rappeler le cadre ; des couples d’entraide se forment, sécurisants en début de week-end, plus créatifs vers la fin ; les anciens prennent des jeunes en charge, interpellent l’analyste qui n’est pas payé pour prendre son pied… Ce groupe est l’un des premiers de ma carrière et date de près de trente ans. J’y ai peu insisté sur la dimension groupale aussi les illustrations de la dynamique de sécurisation sont-elles minces et pourtant pertinentes.

                                                  Troisième étape : le consensus

                                                  Pour une tâche aussi subtile et grave que la thérapie, la sécurisation ne suffit pas. S’abandonner aux plus intenses des émotions et des affects nécessite un accordage, une ambiance, une convivialité que nous appelon consensus. (Nous réservons le terme « affectif » à ce qui unit un couple). Ce consensus groupal se caractérise par des processus multiples dont les plus importants sont : 

                                                  • le groupe de pairs, sans père,

                                                  • le groupe égalitaire,

                                                  • le respect de chaque membre en tant que personne,

                                                  • mais aussi comme personne, nobody : à force d’être l’égal de tous les autres, on n’est plus « la » personne différenciée…

                                                  Nous retrouvons ces caractéristiques vers la fin du week-end de cet atelier : 

                                                  • les anciens agressent le père et s’entendent entre pairs, anciens et nouveaux travaillant ensemble à deux, quatre, grand groupe ;

                                                  • la différence entre nouveaux et anciens, hommes et femmes, personnalités à diagnostics divers s’estompe ;

                                                  • les uns réagissent aux vécus des autres d’un bout à l’autre de la salle (de 140 m2), respectant ces vécus et s’en servant comme stimulation ;

                                                  • vers la fin du week-end, chacun se prépare à la séparation, tout seul, redevenant personne…

                                                  Quatrième étape : le don

                                                  Il s’agit ici du don que fait le groupe en tant que groupe à ses membres dont il reconnaît enfin toute l’individualité, toute la spécificité et toute la créativité éventuelle. Dans ce groupe avec beaucoup de débutants, on n’en est pas arrivé jusque là. Les deux marqueurs principaux du don sont : 

                                                  • la présence de tout le groupe autour du travail personnel d’un seul avec accordage, accompagnement, encouragement ;

                                                  • le retour du père pour des interventions pointues et ponctuelles que lui seul peut faire.

                                                  Cette illustration de la sociodynamique nous annonce le grand chapitre socioanalytique de la troisième partie. En attendant, ce groupe de socio-somatanalyse nous éclaire encore plus sur la catharsis qui, même si elle est très post soixantehuitarde par son intensité, répond néanmoins aux principes mêmes de la catharsis éternelle, analytique en particulier.

                                                   

                                                  • Le processus, la théorisation et la praxis de la catharsis

                                                  •  La catharsis pose de nombreux problèmes pratiques. Elle est difficile à manier, délicate à assumer. C'est au niveau du détail que se joue la catharsis beaucoup plus que dans les positions systématiques et théoriques. Les problèmes se situent essentiellement à deux niveaux, apparemment contradictoires, et s'énoncent ainsi : le mécanisme cathartique est trop puissant, il met à mal le cadre thérapeutique ; ce mécanisme n'est pas reproductible à cause du rétablissement trop rapide de nouvelles résistances.

                                                    Les manifestations excessives de la catharsis sont devenues historiques : Breuer a reçu trop de bouquets de roses et n'a trouvé de parade qu'en fuyant à Venise ; Freud, lui, s'est trouvé avec sa patiente autour du cou ; Ferenczi a dû assister à la rechute de nombreux clients en profonde régression néo-cathartique lorsque sa maladie lui fit interrompre les cures… Faut-il rappeler aussi que l'amour de la catharsis a obligé Reich à fuir l'Allemagne nazie ? Ces exemples presque caricaturaux dépeignent pourtant la réalité. La catharsis est un moment imprévisible, parfois brutal, souvent dérangeant, toujours étonnant de par sa puissance.

                                                    Ainsi se confirme que la catharsis laisse émerger les processus les plus profonds et donne accès aux instances les plus éloignées, inconscientes, infonctionnantes, asociales. Cette puissance séduit les thérapeutes dynamiques et entrepre­nants. Elle dérange les gens plus calmes. La catharsis attire les jeunes praticiens en rupture d'école ; mais elle lasse peu à peu, jusqu'à être abandonnée lorsque l'âge fait ses ravages.

                                                    Toutes les rationalisations et théorisations, aussi scienti­fiques et sensées soient-elles, ne font jamais oublier qu'on défend d'abord soi-même de cette puissance de la catharsis. Pourtant, l'argumentation introduite par Freud est évidente et logique : il faut contrôler et maîtriser le déroulement de la cure, la protéger des explosions intempestives, éviter de a retrouver dans les bras de sa cliente, du moins quand on en a peur ! Le moyen de ce contrôle est tout aussi évident : au lieu d'encourager les forces vives à s'exprimer et de risquer l'explosion lorsqu'elles rompent les barrières défensives, on déconstruit ces barrières, défenses et résistances, en espérant que les forces vives se manifestent alors progressivement et sans chaos. Pour plus de sécurité encore, Freud conçoit la stratégie de l'oignon, lui enlève couche après couche, en une gradation raisonnée et une approche circonspecte de son coeur tellement imprévisible. Cette démarche thérapeutique est le prototype de toute alternative à la catharsis, elle se présente comme l'inversion exacte de la catharsis, comme son opposé et, bientôt, comme sa rivale inconciliable. Paradoxalement, la plupart des « nouveaux thérapeutes » emboîtent le pas de la prudence freudienne en enfermant très rapidement l'acquis de la catharsis dans des structures préétablies, d'autres fois théoriques, idéologiques et même « sectaires ».

                                                    Nous avons avec les participants du groupe de somatanalyse des illustrations très claires de l’une et l’autre pratique : explosion qui perfore les défenses et attaque des défenses qui libèrent la catharsis. En fait, ces deux démarches sont complémentaires en somatanalyse et cela se comprend simplement en décrivant deux types de catharsis, l’une de surprise, l’autre de négoce.

                                                     

                                                    • La catharsis de surprise

                                                    •  Ce premier type est celui que l’on désigne habituellement quand on décrit la catharsis. Quelque chose se passe par surprise, de façon inattendue, pour la première – et parfois seule – fois, parce que c’est précisément la première fois. Notre atelier de somatanalyse nous fournit de nombreux exemples avec les cinq nouveaux participants.

                                                      Le mécanisme d'action est simple : c'est la surprise, la nouveauté, qui se retrouvent partout, dans toute thérapie. Un premier entretien psychothérapique peut le provoquer. C'est le coup de foudre. La situation est tellement imprévisible que les mécanismes de défense sont pris en défaut. Il n'y a pas de structure familière qui retient. Le processus se libère sans retenue, s'intensifie, explose en un moment violent, en un moment processuel quasiment pur qui souffre malheureusement d'un déséquilibre grave puisque la structure s'écroule tandis que le processus s'enfle de façon inhabituelle. Ce déséquilibre est intolérable et provoque très rapidement une nouvelle structuration défensive, de nouvelles résistances, nous le voyons dans l'atelier. Ces mécanismes de défense qui tiennent lieu de structures d'urgence dans ces situations imprévues se construisent à tous les niveaux, psycho-, socio- et somato- logiques, selon les sujets.

                                                      Cette catharsis de surprise est très spectaculaire et impressionne énormément. Les thérapies corporelles post soixantehuitardes s'en font une spécialité. Malheureusement, la surprise ne se répète pas indéfiniment. Nous avons un don particulier pour nous en protéger. Cette constatation est aussi vieille que la thérapie elle-même : l'évocation d'Oedipe est depuis longtemps éventée ; le transfert n'émeut plus non plus, son concept du moins, pas sa réalité : Ferenczi et Reich le sentaient vers 1920 déjà. Le cri aussi se fait piéger. Pour pallier à ce retour du balancier, on pourrait multiplier et diversifier les settings et les techniques et pousser les clients à faire la tournée des différentes méthodes et pratiques. La catharsis de surprise révèle alors son point faible, à savoir son déséquilibre structuro-fonctionnel. Il se passe bien quelque chose au niveau de la grande défonce émotionnelle, à un niveau purement subjectif, mais pas au niveau objectif. La situation réelle est scotomisée tout comme les défenses sont court-circuitées. Il ne se fait pas encore d'élaboration par rapport aux référents objectifs. Pourtant, ce premier type de catharsis est inévitable. Il est utile quand on sait le replacer dans son contexte. Il représente le prototype et la promesse de ce qui peut s'acquérir de façon plus constante par la suite avec la catharsis négociée. Il donne envie de continuer la thérapie.

                                                      On ne peut d'ailleurs pas ne pas évoquer les moments analogues qui se présentent spontanément dans la vie quotidienne sous forme de moments merveilleux, d'expériences paroxystiques, construits sur le modèle même de la catharsis de surprise. Ces moments, même agréables, restent souvent uniques parce qu'ils sont précisément paroxystiques, imprévus, non structurés. On peut ranger là beaucoup de coups de foudre et de grandes passions qui ne restent qu'événementiels parce que ponctuels et inquiétants. Ils restent uniques parce qu'on se défend efficacement contre tout retour de telles perturbations ! Il faut y ranger nombre de bouffées délirantes, dépressives, psychopathiques, qui ne s'emballent que parce qu'on est absolument démuni et surpris par leur survenue.

                                                      L'apprentissage de la négociation permet d'enrichir la vie quotidienne et de ne pas se priver de tels moments.

                                                       

                                                      • La catharsis de négoce

                                                      •  Passé l'effet de surprise, la situation se précise. On connaît maintenant les moyens d'arriver à la catharsis et l'on perçoit aussi les mécanismes de défense spécifiques. On peut analyser les processus et les structures en attendant de les négocier les uns et les autres. La notion d'analyse prend tout son sens ici, non seulement celui de compréhension mais surtout celui, étymologique, des chimistes: de décomposition des comportements globaux en leurs éléments constitutifs. Les résistances qui se manifestent ne sont rien d'autre que les symptômes et syndromes habituels, névrotiques et psychoti­ques, fonctionnels et psychosomatiques, relationnels et compor­tementaux. Nos somatanalysants nous en fournissent des illustrations pertinentes.

                                                        L'avant et l'après des moments cathartiques font ressortir l'attitude consciente, volontaire et de plus en plus maîtrisée qui préside à cette montée en catharsis. Les obstacles sont abordés de front, même si c'est avec ruse ; les moyens proposés par la méthode sont utilisés avec art pour arriver à ce moment d'émotion, d'intensité et de présence qu'est la catharsis. Mais, une fois arrivé, ça se passe tout seul, spontanément, sans contrôle ni maîtrise ; ça arrive, ça tombe bien, ça s'écoule. C’est le moment primaire, l’expérience plénière. La caractéristique majeure réside dans l'équilibre entre les processus d'une part et les structures d'autre part. Grâce à cet équilibre, s'acquiert une capacité de prise de conscience à la fois pleine et suffisamment légère pour ne pas perturber le processus en cours. Il s'acquiert aussi le maniement progressif des mécanismes qui favorisent ces processus. Cette catharsis négociée ne suscite aucun nouveau mécanisme de défense puisqu'elle est équilibrée et structurée. Elle met en oeuvre les mécanismes thérapeutiques mis en évidence ci-dessus: la libération des processus subjectifs, la restauration des rapports avec les référents objectifs et le réaménagement de l'équilibre global. L'aspect le plus difficile à comprendre reste cette attitude subtile à la fois consciente, volontaire et négociée qui permet néanmoins aux processus de se dérouler sans entrave, sans censure, sans contrôle. Cela se fait ainsi, en pleine conscience, en plein accord, en pleine insertion dans la situation... Nous verrons dans la troisième partie de ce nouveau tome que ça s’appelle aussi pulsation plénière et que ça ressort tout simplement du modèle ontodynamique.

                                                        La différenciation en catharsis de surprise et catharsis de négoce oblige à nuancer l'opposition qu'on voudrait installer entre les deux modes thérapeutiques apparemment ennemis dont l'un favorise la libération processuelle et l'autre le déblaiement des résistances. Le premier rappelle plus la surprise et le second, le négoce mais il y a passage progressif du premier au second, au fil du temps. Dans une cure prolongée, on se retrouve finalement à même enseigne. La psychanalyse connaît – fort heureusement – des moments extrêmement émouvants et violents, jusques et y compris des bouffées délirantes. Quant aux méthodes dites émotionnelles, elles passent aussi par les méandres contournés du discours, de l'analyse et de la négociation laborieuse. On arrive donc à une rencontre entre les différentes positions concernant la catharsis grâce à cet élargissement aux deux types, de « surprise » et de « négoce ». Il ne reste plus qu'une seule caractéristique qui oppose vraiment les tenants et les opposants de la catharsis prise dans son sens restreint, celle de l'intensité, de l'explosion, des manifestations extrêmes et... des éventuelles complica­tions socio-professionnelles. Là, il faut situer les choses très clairement et très simplement, quittant la grande théorie, pour s'autoriser de plus de bon sens, parce qu'il ne s'agit que d'un point de détail, même s'il est tonitruant !

                                                        La catharsis n'est pas nécessairement intense ni explosive. Nos illustrations l'ont montré. Inversement l'intensité n'est pas nécessairement cathartique, c'est l'expérience qui se fait amèrement avec les techniques les plus actives comme le cri et le mouvement. De plus, l'intensité n'est pas une fin en soi mais un moyen thérapeutique. Si on peut se passer de la forme explosive, c'est tant mieux. Mais parfois elle est nécessaire. L'élargissement des indications de thérapie à une population de plus en plus large et diversifiée impose ce moyen pour un nombre de personnes de plus en plus important. Certes, certains thérapeutes essayent de faire de nécessité vertu et de prendre les moyens pour la fin. L'idéal de « l'homme primal » janovien, qui ressemble à ce qu'on pourrait appeler aussi « l'homme cathartique » est suffisamment suspect pour qu’on le traite de zombie. Et je comprends cette critique. Les détracteurs soulignent avec raison que la qualité de vie se situe dans le calme, l'intériorité, un certain recul par rapport aux événements. C'est ce qui se dessine d'ailleurs dans l'évolution d'une cure non directive comme la somatanalyse : les moments cathartiques les plus intenses se situent au début et au milieu de la thérapie alors que la fin s'annonce par beaucoup de calme, de profondeur et d'élaboration intériorisée, ou alors d'activité et de détermination sereine. La catharsis n'est pas une fin en soi, du moins pas la catharsis limitée aux moments de surprise et d'explosion. Mais la catharsis comme moment primaire est l'un des buts de la thérapie. Car le moment primaire n'est autre que le moment d'être, plein, harmonieux, présent et authentique. C’est l’expérience plénière, facteur de guérison. Pour un certain nombre de personnes, seule l'explosion intense donne accès au moment primaire ! Elle en fraye le chemin, puis est abandonnée lorsque l'accès au moment primaire se fait simplement et calmement.

                                                        Il ne reste donc plus qu'à se poser une dernière question: cette intensité, transitoirement nécessaire comme moyen, ne laisse-t-elle pas des séquelles préjudiciables et dangereuses ? N'a-t-elle pas des effets secondaires disproportionnés avec son utilité ? Ne devient-on pas obligatoirement un zombie primal à force de crier, de taper, d'hyperventiler, de mettre en acte et d'accéder à l'orgasme ? Certes, tout comportement répété se fixe et s'automa­tise. Tout travail thérapeutique prolongé modèle son sujet, même la psychanalyse. Dominique Frischer a entendu auprès des psychanalysés interviewés qu'ils s'intériorisent, se coupent de l'extérieur, cultivent leur jardin et se retrouvent plus seuls. Inversement, la répétition du cri, de l'hyperventilation ou de l'expression colérique pousse à être énergique, dynamique et actif. Le travail au corps rend sensuel et la présence au groupe développe le besoin relationnel et affectif. La plupart des somatanalysants quittent la thérapie pour investir plus dynamiquement leurs vies professionnelles, rela­tionnelles et sensuelles. Il est donc vrai qu'une thérapie prolongée déteint sur le patient et lui fait aimer l'ambiance de la thérapie elle-même. C'est l'un des effets secondaires – pas nécessairement négatif – de toute thérapie.

                                                        Il faut donc dire à celui qui veut vivre dans la sérénité d'un ashram de ne pas s'habituer à crier ; au bureaucrate qui reste immobile derrière son bureau de ne pas prendre plaisir à bouger ; au conjoint mal marié, de ne pas se laisser tenter par la douceur des corps et des coeurs... sinon, ils ne tiendront plus dans ces situations. Ils seront amenés à changer et à affronter des crises avant de se rééquilibrer dans de nouveaux modes de vie. Mais n'est-ce pas cela même que la thérapie ? Parfois, la guérison est à ce prix ; le bien-être, lui, l'est encore bien plus souvent. La décision en revient évidemment au patient. C'est lui qui décide de changer ou non et d'encourir les risques correspondants. L'aptitude à réagir émotionnellement est bien utile dans notre société moderne, la capacité d'aimer profondément est requise de plus en plus et l'aisance relationnelle devient l'une des conditions de la vie occidentale. Alors, autant acquérir cette capacité cathartique, au-delà de la surprise, dans une maîtrise négociée.

                                                        C'est au patient de choisir, en dernier ressort. Hélas, le thérapeute choisit trop souvent pour lui. L'indication de telle ou telle thérapie tourne souvent autour de l'intensité de la catharsis qui s'y manifeste et, surtout, de l'intensité que le thérapeute peut et veut supporter lui-même. La théorie ne vient que justifier ce choix tout à fait subjectif et ne reste que rationalisation. Le client, lui, n'a que rarement les informations suffisantes pour dénicher ce qui lui conviendrait. La somatanalyse a l'ambition de réunir en un même lieu l'intensité et la douceur, quitte à imposer à son animateur la quadrature du cercle, la présence à l'une comme à l'autre. Car le client a besoin et de l'intensité et de la douceur, à son heure et a son rythme.

                                                        C’est ce que nous appelons le « couplage méthode-pathologie » et « l’accordage thérapeute-patient ». Pour cela, il faut avoir une boîte à outils diversifiée et savoir décomposer la pathologie en ses paramètres diagnostics. C’est le thème de la quatrième partie de ce livre, après une prise de position préalable sur les choix les plus pertinents dans les quatre dimensions de la psychothérapie/analyse : somatologique, psychodynamique, sociodynamique et anthropologique.

                                                         

                                                    • Chapitre 8 : Le modèle structuro-fonctionnel et le processus de changement

                                                    •  Comme nous le savons à présent, la somatanalyse est une psychothérapie analytique (groupale et individuelle), freudienne, qui intègre les pratiques corporelles et le travail verbal. Le processus de changement et de guérison s'y déroule comme en toute psychothérapie analytique mais présente des spécificités dues au cadre somatothérapique et analytique. Nous aborderons à la fois le processus thérapeutique commun et ses particularités somatanalytiques à travers deux cures entreprises pour des troubles sexuels.

                                                      • La somatologie : Cahier des charges pour une science

                                                      •  La libération du discours sur le divan a permis à Freud d'élaborer une nouvelle approche du fonctionnement humain, la « métapsychologie ». La libération du corps en somatanalyse se propose une autre approche, celle de l'homme qui intègre enfin l'esprit, le corps et le social. Cette nouvelle approche se propose comme « somatologie ». Se voulant à la fois originale et scientifique, la somatologie s'impose un cahier de charges précis :

                                                        • elle aborde l'humain dans sa triple dimension psychique, corporelle et sociale; le corps n'étant que dans la présence, elle s'impose une représentation du fait présent ;

                                                        • cette représentation de la personne dans le présent doit rendre compte à la fois des généralités du fonctionnement humain et de la singularité du vécu instantané ;

                                                        • pour respecter au maximum cette unicité et éviter l'abstraction des mots et des concepts, la somatologie se construit sur un modèle de représentation topographique.

                                                           

                                                          Tableau 8 : La somatologie entre vécu et concept

                                                        Pour répondre à ce cahier des charges, la somatologie a construit un modèle, le modèle structuro-fonctionneI, avec une méthodologie rigoureuse dont nous rappelons brièvement les quatre étapes avant d'y inscrire notre thème d'aujourd'hui.

                                                         

                                                        • Le modèle structuro-fonctionnel : une visualisation de la généralité et de la singularité

                                                        •  Schéma 5 : Le territoire somatanalytique et sa carte

                                                           Toute nouvelle science découle de la création d'un nouveau lieu d'étude ou d'un nouvel outil d'observation. Ici ce n'est autre que la somatanalyse, ce lieu de psychothérapie analytique où le corps et le groupe viennent globaliser la personne jusque là seulement « psychique ». Le territoire est donc le cadre thérapeutique somatanalytique qui se laisse schématiser comme suit :

                                                          • la sphère centrale représente le sujet, le patient ;

                                                          • la sphère creuse enveloppante (tronquée) reproduit l'environnement, la réalité
                                                            objective, à la fois psychique (en haut), sociale (au milieu) et somatique (en
                                                            bas). Ici, c'est le cadre thérapeutique qui constitue cet environnement.

                                                          Ce territoire est animé de vie, d'une dynamique, qui se laisse représenter par un ensemble de messages (flèches arrivant de gauche sur la carte) qui traversent le sujet (a l'intérieur du cône jusqu'à sa pointe à droite) et provoquent un travail d'élaboration (représenté par les flèches verticales et diagonales) pour donner réponse à ces messages (dans la pointe du cône). Cette réponse modifie l'environnement qui, ainsi transformé, envoie de nouveaux messages : c'est la dynamique existentielle, vitale.

                                                          Les messages sont à la fois psychiques (en haut), sociaux (au milieu) et somatiques (en bas). Ils proviennent d'un territoire qui est matériel, durable et objectif. Quant aux messages, ainsi que tout ce qu'ils provoquent chez le sujet, ils ne sont qu’instantanés et vécus. Il faut bien se rappeler cette opposition : l'environnement est stable, le patient n'est représenté qu'en un vécu instantané.

                                                          Schéma 6 : La dynamique existentielle

                                                           

                                                          • Le sujet en ses fonctions et lieux

                                                          •  Ce qui se passe de subjectif pour la personne n'est pas une « boîte noire » comme pour les comportements, mais un vécu différencié selon des qualités précises que nous rangeons en quatre grandes fonctions internes au sujet : intui­tion, sensation, réflexion et action.

                                                             Schéma 7 : Fonctions, polarisations et clivages subjectifs

                                                            Deux autres fonctions se situent à l'interface entre le sujet et son environnement : l'émotion à la réception des messages et la communication à l'émission de la réponse.

                                                            Ces six fonctions se regroupent en deux grandes catégories, « essensielle » à gauche, « attensionnelle » à droite.

                                                            Le mot «essentiel » se décompose en :

                                                             

                                                            • un préfixe, « ex », qui montre que ça « vient de » l'environnement ;

                                                            • une racine « sens » qui renvoie autant à la sensation somatique qu'à la « signification » psychique associée ;

                                                            • et une allusion à « l'essentiel » qui n'est pas de pure forme mais annonce une intention non cachée de donner un sens plus positif à ce qui se passe en ce lieu, parfois appelé « régressif». Mais, attention, ici essensiel s'écrit avec un «s»!

                                                            Le mot «attensionnel» se décompose en :

                                                             

                                                            • un préfixe « ad » qui montre que ça « va vers » l'environnement ;

                                                            • une racine « tensio » qui reprend le contenu de la partie somatique de cette fonction ;

                                                            • et une allusion à « attention » qui reprend le contenu de la partie psychique de la fonction.

                                                               

                                                            Schéma 8 : Le modèle structuro-fonctionnel

                                                            Les fonctions essensielle et attensionnelle sont les deux grandes fonctions qu'aborde préférentiellement la somatologie et sur lesquelles travaillent les somatothérapies. Elles sont séparées par le « clivage essensio-attensionnel » qui a les mêmes propriétés que le clivage psycho-somatique. Il est acquis et non inné, quoique reposant sur des bases biophysiologiques.

                                                            Voilà le territoire. Envisageons à présent l'occupation de ce territoire. A un moment donné, l'individu n'occupe qu'un lieu limité de ce territoire; son vécu se circonscrit en une fonction prévalente. Nous distinguons des lieux de vie (représentés par un cercle sur la carte), des lieux de mort (représentés par un berlingot) et des lieux en suspens. Ces trois symboles désignent respectivement les lieux positifs, de plaisir, les lieux négatifs, de souffrance, et les fonctions non développées. La définition de ces différents lieux chez un individu donne le « somato-gramme » qui représente le mode de fonctionnement d'une personne à un moment donné.

                                                            Schéma 9 : Le somato-gramme et ses lieux de vie, de mort et en suspens

                                                            La localisation des lieux de vie ne dépend pas seulement de l'histoire de la personne, elle dépend aussi du développement de l'être humain. De la conception à l'âge adulte, le lieu de vie de base se déplace de gauche à droite en raison de la maturation de l'être.

                                                             

                                                            • La situation et la dynamique du moment

                                                            •  Tout comme le sujet n'occupe à chaque moment qu'un lieu limité du territoire existentiel, il n'existe à chaque instant qu'une situation donnée qui se définit par :

                                                               

                                                              • un événement « essensiel » qui est constitué par l'ensemble des messages du moment : il s'inscrit dans un cône dans la mesure où le nombre des messages (nombreux à gauche) diminue sous l'effet de la structuration/attensionalisation jusqu'à ne rester qu'unique avec la réponse, dans la pointe du cône ;

                                                              • une structuration ou attensionnement qui est constituée du travail psychique (de dissociation), corporel (de mise en tension) et social (respect de la loi de communication) qui s'accentue de gauche à droite.

                                                              La situation est l'ensemble de ces deux phénomènes qui s'inscrivent dans un cylindre égal de gauche à droite mais dans lequel la proportion événement/structuration, essensiel/attensionnel varie du tout au tout. C'est cette différence des proportions essensiel/attensionnel qui fait la particularité du lieu de vie de chaque âge.

                                                              Schéma 10 : La situation avec sa dynamique événementielle et le travail attensionnel

                                                               

                                                              • Le vécu du moment

                                                              •  Nous pouvons enfin représenter ce vécu du moment que nous travaillons en thérapie. Ce vécu a des caractéristiques propres :

                                                                • sa richesse est définie par une surface plus ou moins grande (lieu de vie, lieu de mort) qui est localisée précisément : ce lieu indique la nature de la fonction prévalente (émotion, intuition) et la proportion essensiel/attensionnel ;

                                                                • l'état énergétique de ce vécu est également indiqué, diffus à gauche et concentré à droite ; sur la carte, nous pouvons lire cet état à la taille de l'ouverture du cône qui correspond à ce lieu. C'est l'attensionalisation qui concentre l'énergie et l'intensifie ;

                                                                • la « présence » du sujet par rapport à la situation est variable. La personne peut être en situation et hors situation. Lorsqu'elle est en situation, elle peut être dans l'événement, dans l'attensionnement ou en proportion variable événement/attensionnement.

                                                                  Schéma 11 : Position du lieu de vie par rapport à l'événement et à l'attensionnement

                                                                  Cette présentation du modèle structuro-fonctionnel et sa mise en place rigoureuse (à travers le territoire, le sujet, la situation et le vécu) peut sembler aride jusqu'à présent. Mais l'utilisation que nous en ferons tout de suite pour étudier le processus de changement sera une illustration qui donne vie et cohérence à toutes ces représentations.

                                                                   

                                                              • Deux somatanalyses pour troubles sexologiques

                                                                • Juliette

                                                                •  Juliette est une femme de vingt-six ans qui a commencé une somatanalyse il y a deux ans pour un problème sexuel. Elle se plaint d'une incapacité à conclure la rencontre sexuelle par un orgasme. Ce ne sont pas les rencontres qui manquent. Très belle, un peu hiératique même, elle accumule les amants mais s'attache aussi peu qu'elle n'en jouit. De son histoire personnelle, nous ne retiendrons qu'une première expérience sexuelle traumatisante à dix sept ans avec un homme plus âgé qui a usé de son air paternel pour tromper la retenue habituelle de la jeune fille. En thérapie, à la fois individuelle et groupale, Juliette est rapidement surprise par un transfert intense qui lui fait rechercher les situations de contact et de tendresse, avec les hommes du groupe d'abord et le thérapeute ensuite. Elle passe plusieurs mois à vivre dans une régression amoureuse à la fois exaltante et douloureuse car, dans cette ouverture affective, s'engouffre le vrai père qu'elle ne soupçonnait pas avoir tant aimé. Des phases de travail émotionnel très intense font advenir des expressions véhémentes et énergiques, autant dans l'intériorité du travail individuel que dans l'extériorité de la confrontation avec les hommes du groupe. Après deux ans, Juliette a eu son premier orgasme, en rentrant d'un atelier de somatanalyse, avec un ami rencontré deux mois auparavant.

                                                                   

                                                                  • Simon

                                                                  • Simon a trente ans. C'est un intellectuel brillant, érudit et disert, froid et cynique. Il n'a que reproches et sarcasmes envers les femmes qui le lui rendent bien en l'évitant soigneusement. Il est seul et commence à s'inquiéter de cette solitude.

                                                                    Lui aussi a fait une mauvaise expérience dans son adolescence lorsqu'il a relevé le défi de ses copains qui lui déniaient le courage d'affronter une prostituée. Il s'en est sorti avec les honneurs d'usage mais aussi avec une symptomatologie spastique de l'appareil urinaire et génital : envie d'uriner à tout bout de champ, douleurs du bas ventre, réveils nocturnes en conséquence. Ces symptômes ont cédé peu à peu au prix d'une abstinence quasi phobique.

                                                                    Au groupe de somatanalyse, Simon est longtemps resté observateur, planqué en embuscade, y allant de sa remarque acerbe dès que ça parlait de vie affective ou sexuelle. Avec le temps, il exprima son agressivité dans le « cercle rapproché vocal », en face à face, s'ouvrant peu à peu à l'émotion. Cela lui a valu quelques approches de femmes assez sûres d'elles pour deviner son besoin affectif au-delà de son aspect rébarbatif. Après six mois, il s'est lié avec une jeune participante du groupe, s'essaie aux premiers balbutiements de la vie amoureuse, avec prudence, et avance méthodiquement dans une relation privée qu'il donne à analyser durant les séances individuelles.

                                                                     

                                                                  • Modélisation des deux somatanalyses

                                                                  •  

                                                                    • Les somatogrammes

                                                                    •  Nos deux protagonistes ont subi un traumatisme sexuel vers dix sept ans. Nous pouvons appréhender cet événement comme un « lieu de mort » et le représenter par un berlingot situé un peu vers la droite (lieu de vie adulte et vers le bas (lieu du vécu corporel).

                                                                       

                                                                       Schéma 12 : Somatogrammes de Juliette et Simon

                                                                       Les réactions à cet événement ont été opposées. Juliette s'est réfugiée dans un comportement de nymphomane, séductrice, engageante, anorgasmique et inconstante : nous pouvons y voir un « lieu de vie » situé vers la gauche (réceptif et relationnel) et le bas (corporel, sensuel). Simon investit un lieu de vie très contrôlé et relationnel (à droite), mental et coupé du corps (en haut). Nous obtenons ainsi les deux somatogrammes de nos deux analysants, les deux instantanés de leur fonctionnement actuel réduits aux aspects majeurs de leur vie affective. Le somatogramme se complète évidemment d'autres lieux – de vie, de mort et en suspens – si l'on se donne la peine de creuser les autres fonctionnements.

                                                                       

                                                                      • La cure de Juliette

                                                                      •  Ce somatogramme représente l'habitus (habitat et habitude) bien fixé de Juliette autour de ses vingt-six ans. Mais voici que la thérapie vient faire irruption sur ce territoire, se situant par rapport à ses lieux habituels comme suit, laissant son lieu de vie « allumeur » « hors situation ».

                                                                         

                                                                        Schéma 13 : Modélisation de la cure de Juliette

                                                                         La suite des événements se dessine clairement :

                                                                        • très vite, Juliette entre dans l’événement thérapeutique : phase 1 ;

                                                                        • puis elle s'ouvre au transfert et glisse dans les lieux de l'émotion, de la tendresse et de l'affection, c'est le propre de cette « présence à l'événement » de rendre mobile et de permettre d'amples déplacements sur le territoire structuro-fonctionnel : phase 2 ;

                                                                        • elle reste longuement dans ce lieu « essensiel » s'y intégrant et réintégrant, y puisant la capacité de reprendre le chemin de l'attensionnalisation, vers la droite, effaçant au passage son lieu de mort en apprenant à assumer des tensions aussi fortes que l'orgasme, par le cri, la confrontation, l'implication relationnelle: phase 3.

                                                                           

                                                                        • La cure de Simon

                                                                        •  Simon accepte aussi la confrontation à la situation thérapeutique mais y répond très différemment, il ne se laisse pas happer par l'événement, il campe dans son attitude distante, « attensionnelle », aidé en cela par la stabilité que donne précisément la « présence à l'attensionnel ».

                                                                          Sur notre carte, cela se représente par un glissement très précautionneux à cheval sur la ligne essensio-attensionnelle toujours avec une prédominance de la structure sur le processus : phase 1 ;

                                                                          Cela lui évite la mobilité qui le ferait régresser, le maintien en ses lieux et places, mais lui permet quand même de timides rencontres amicales. Ces événements, il les gère comme un apprentissage, acceptant de se référer à son thérapeute : phase 2.

                                                                           

                                                                           Schéma 14 : Modélisation de la cure de Simon

                                                                           

                                                                        • Deux grands processus de changement : en essensialité et en attensionnalité

                                                                        •  La modélisation des deux somatanalyses nous met en face de deux déroulements bien distincts sinon opposés. Cela pouvait déjà se deviner à travers les descriptions cliniques, mais ici la caractérisation est bien soulignée. Les deux cas ont évidemment été choisis à cet effet. Ils n'ont pas à servir, ici, de preuve de quoi que ce soit, mais seulement d'illustration d'un propos qui est double :

                                                                          • caractériser les deux grands processus de changement,

                                                                          • montrer la pertinence et la finesse du modèle structuro-fonctionnel.

                                                                             

                                                                          • Les deux grands processus de changement en thérapie

                                                                          •  Le praticien averti reconnaît ici deux processus de changement bien connus : 

                                                                            • l'un passe par la régression et se déroule dans un cadre analytique classique,

                                                                            • l'autre se constitue d'un apprentissage ainsi que le proposent les comportementalistes.

                                                                            Le passage par le modèle somatologique nous permet d'apporter d'utiles éclaircissements à ces deux stratégies.

                                                                            Ainsi pour Juliette:

                                                                            La situation à gauche, dans la moitié essensielle du territoire, nous fait comprendre que sa structure est relativement fragile. Dans sa vie quotidienne, elle pallie cette faiblesse en se tenant hors situation, c'est la belle indifférence de l'hystérique. Dès qu'elle entre dans une situation nouvelle et intense comme l'est le cadre thérapeutique, ses mécanismes de défense sont débordés et elle adhère massivement à l'événement, comme lors de ses dix-sept ans.

                                                                            Mais, ici, elle tombe heureusement dans une situation positive, dans un vrai lieu de vie dont elle reconnaît rapidement l'importance. Les amourettes étaient de fausses situations, elle choisissait les hommes en conséquence, elle y renforçait son faux self et s'en réchappait aisément. Ici, elle reconnaît à son propre besoin que la situation est authentique, elle s'y fie aveuglément et entre dans la « présence à l'événement» ; elle adhère totalement au moment et acquiert la mobilité qui est liée à cet état d'être. Elle glisse donc insensiblement vers la gauche et le milieu, dans l'affectivité du transfert. Son état énergétique est diffus et souple, ce qui permet aux refoulements psychiques, aux répressions émotionnelles et aux blocages corporels de se lever progressivement pour permettre aux trois dimensions de son être – psychique, sociale et corporelle – de s'intégrer, de s’harmoniser. Le transfert ouvre le corps et le cœur et place l'esprit dans son fonctionnement associatif pour donner sens. Le vécu est intégral, harmonisant les sensations et les significations aux situations. C'est là que se retrouve le Self originaire.

                                                                            Cette intégration verticale corps-esprit, à gauche de la carte, augmente la réceptivité des messages. Elle maintient aussi la toute nouvelle mobilité qui entraîne une réactivité très libre à ces messages. Quand ils sont tendres, ils sont vécus sur place, dans l'essensiel. Quand ils sont intenses, ils expédient le vécu à droite jusque dans la pointe du cône. Ces déplacements vers l'attensionnel de plus en plus spontanés et adéquats constituent une véritable expérience de vie, pour peu que le cadre thérapeutique soit aussi un cadre de vie où ce qui s'y passe peut tenir lieu de leçon. Nous sommes là dans la troisième phase de la cure analytique qui est une phase de consistance quoiqu'on en dise.

                                                                            A l'intégration verticale, psychosomatique, s'ajoute l'intégration horizontale, essensio-attensionnelle.

                                                                            Nous avons là un condensé de la stratégie analytique au sens de Freud et de Ferenczi. Elle offre un cadre de vie sécurisant, réparateur et pédagogique dans lequel l'analysant régresse et progresse quasi spontanément, à son rythme et à son heure.

                                                                            Il en est autrement pour Simon :

                                                                            Fixé très à droite, dans l'attensionnel, sa structure est solide et ses défenses aguerries. Même s'il accepte d'entrer dans la situation thérapeutique, il garde beaucoup de recul. Il ne lâche rien et ne transfère que dans la méfiance. Lorsqu'il décoche ses critiques, c'est pour tester la solidité du cadre thérapeutique et du thérapeute. Il prend tout son temps avant d'en être persuadé. Il ne veut pas de tendresse, il attend seulement à ce qu'on résiste à ses coups de boutoir.

                                                                            Dans un deuxième temps, il veut comprendre, savoir, apprécier le nouvel événement qui lui est proposé. Il pose des questions, lit des livres, prend des renseignements sur la thérapie et le thérapeute. Il veut juger lui-même de la justesse de la situation. Il émet des jugements qui sont souvent mal acceptés par les autres membres du groupe.

                                                                            Tout cela constitue un travail de sécurisation qui lui permet de se situer à nouveau dans le lieu attensionnel de la situation thérapeutique. Alors seulement il entre très progressivement dans l'événement, mais toujours partiellement, gardant un pied très ferme dans l’attensionnel. A chaque nouvel engagement, il assure, teste la solidité et évalue la justesse de la situation. Puis il peut à nouveau avancer un peu, insensiblement, parcimonieusement, sans en avoir l'air. Mais, au bout du compte, il est guéri lui aussi !

                                                                            C'est là la quintessence même de la démarche comportementaliste et cognitive. Le thérapeute crée un cadre de sécurité et apporte son lot de pédagogie, progressivement. Tout est fait pour qu'il n'y ait pas de mouvement ample ni brutal. Tout se fait à petits pas mesurés.

                                                                            Ces deux grands processus de changement sont bien codifiés par la psychanalyse d'une part, le behaviorisme d'autre part. Deux questions viennent pourtant automatiquement. Ces formes aussi typiques existent-elles et ne travaillons-nous pas surtout avec des formes intermédiaires ? Évidemment, mais ces deux grands types existent néanmoins jusqu'à avoir suscité les deux formes de thérapie évoquées.

                                                                             

                                                                            • La pertinence et la finesse du modèle structuro-fonctionnel

                                                                            •  Si la modélisation des cas cliniques doit mener à un premier niveau d'abstraction de la réalité vécue, pour mieux la comprendre, cette compréhension peut aussi faire retour sur le modèle et nous donner un feedback sur sa pertinence et sa finesse. C'est ce qui peut se faire ici. Nous venons d'ajouter un discours tout à fait classique sur les théories psychothérapiques qui nous permet de mesurer la distance entre les approches somatologique et métapsychologique. Soulignons trois aspects plus précis : 

                                                                              • la représentation des fonctionnements généraux,

                                                                              • la représentation de la singularité du vécu,

                                                                              • l'énoncé des principes théoriques. 

                                                                              En métapsychologie freudienne, les fonctionnements généraux s'inscrivent dans des mots qui font concepts et qui sont en nombre très réduit pour chaque fonctionnement. Le fait que Juliette retrouve un fonctionnement émotionnel et un engagement affectif s'appelle « régression », Par opposition, on dépeint parfois la démarche de Simon de « progression ». Voilà deux concepts qui recouvrent peu à peu la dynamique de changement : on régresse ou on progresse, on regarde dans le passé ou on « anticipe » l'avenir.

                                                                              En somatologie, il en va tout autrement. Au-delà des deux cas cités qui sont typés, il y a moyen de représenter des dizaines et des centaines de dynamiques intermédiaires et même une infinité !

                                                                              Cette première remarque nous mène tout droit à la seconde, à la représentation de la singularité de chaque cas personnel. Dans le discours classique, il faut toute une littérature pour décrire des traits individuels. En somatologie, la représentation topologique permet une infinité de représentations, en particulier par le somatogramme. A partir du moment où l'on est un peu familiarisé avec le territoire et sa carte, on perçoit toute une histoire, une dynamique et sa structuration et ses variantes très particulières à la seule vue de l'image.

                                                                              Quand on arrive au niveau de la théorie, les choses se corsent encore. L'utilisation de concepts aussi carré que ceux de « régression » et « progression» conduit tout droit à deux scolastiques qui ont vite fait de s'opposer radicalement. C'est le cas entre les écoles psychanalytiques et comportementalistes qui se chargent réciproquement de toutes les turpitudes.

                                                                              Or tous les cas intermédiaires entre la régression et la progression sont possibles et effectivement existants. Si l'on regarde dix modélisations de dix cures, on ne peut déjà plus distinguer deux processus seulement, il y a tout un éventail de faits qui appellent nécessairement autre chose qu'une opposition de deux concepts. C'est l'espoir et la promesse du modèle structuro-fonctionnel, de nous obliger à de nouveaux points de vue. Ici, par exemple, on dira seulement que Juliette travaille plus dans l'essensialité et Simon dans l'attensionalité.

                                                                               

                                                                          • Chapitre 9 : Le modèle structuro-fonctionnel et le cas Marjolaine

                                                                            • Introduction

                                                                            •  Les études de cas ne sont pas nécessairement rébarbatives. Elles peuvent même devenir littéraires. Souvenons-nous que Freud avait reçu le prix Goethe qui est la reconnaissance de la qualité de son écriture. Je ne sais pas s'il y a la même beauté dans les textes qui vont suivre, mais il y a très certainement l'humanité, la gravité, l'exemplarité. Marjolaine, une femme dans la force de l'âge, un être comme vous et moi. Elle vit, travaille, étudie à l'université, souffre, cherche et espère.

                                                                              Ce pourrait être vous, ce pourrait être moi. Et puis, elle a eu le courage d'affronter sa souffrance et de réaliser ses attentes en s'engageant dans une psychothérapie longue et approfondie. Elle a même redoublé d'audace en essayant des formes nouvelles de psychothérapie, la somatanalyse et les psychothérapies corporelles. Souffrant dans son corps aussi, elle a travaillé avec ce corps, par ce corps, pour ce corps. En fait, elle a tout simplement refusé de mettre ce corps entre parenthèses. C'est ce que son récit nous témoigne. Nous commencerons par cette histoire, si passionnante et si grave. Nous la présentons d'abord, Marjolaine, avant l'étude clinique, avant la théorie. Nous en faisons notre héroïne, unique et singulière. De toute façon, c'est ainsi que cela s'est passé dans cette thérapie. Elle a été notre objet de sollicitude et d'amour avant d'être un cas et des concepts. Elle se propose à vous avec la même humanité et la même gravité. Elle est là et veut servir d'exemple. Elle est là et veut être aimée.

                                                                               

                                                                              • Marjolaine

                                                                              •  Dans le sixième mois de sa nouvelle tranche de thérapie et après cinq ateliers de somatanalyse, Marjolaine me livre le rêve suivant: « Je conduisais ma voiture avec Christine, en ville, pour aller voir un film où jouait Romy Schneider. Il n'y avait pas de place pour stationner et je tournais en rond. Je proposai à Christine d'y aller seule en attendant que je trouve une place, ainsi elle au moins verrait le début du film. Je trouve enfin une place, à la limite de l'interdiction de stationner. J'ai peur d'oublier mes clés. En allant vers le cinéma, je passe devant une salle où l'on chante et danse. Puis je me dis que Christine est peut-être encore dehors en train de me chercher ».

                                                                                Marjolaine a déjà sept années de psychanalyse à son actif, avec un autre thérapeute, aussi connaît-elle la méthode. Elle a noté son rêve au réveil, l'a relu avant de venir me voir et démarre l'analyse d'elle-même. J'ai beaucoup d'idées sur ce rêve mais je me garde bien de les livrer avant l'exploitation qu'en fera Marjolaine elle-même. Elle démarre à propos des clés. Elle ne fermait jamais à clé, surtout pas sa voiture, jusqu'à ce qu'on la lui vole. Elle stationnait toujours en infraction et collectionnait les contraventions. Les clés lui évoquent la période cruciale de ses quatre ans où sa mère l'enfermait dans l'appartement pour aller voir son amant. Elle raconte, pour la seconde fois, l'épisode où elle sortit par la fenêtre, monta à l'appartement des voisins en hurlant tellement que ceux-ci paniquèrent. « Et Christine? » est ma première question.

                                                                                Christine est une amie, mais elle rappelle surtout un film intitulé « Christine» dans lequel joue Romy Schneider. A douze ans, Marjolaine visite le château de Versailles quand elle tombe sur le tournage de ce film. Elle voit une femme en robe blanche sur l'un des balcons ; ce n'est pas Romy Schneider mais sa doublure. Voulant savoir quel est ce film, elle interroge sa mère qui l'envoie se renseigner elle-même. Elle aborde un garde d'honneur à cheval qui lui dit : «Christine». Marjolaine est allé voir ce film à sa sortie. Elle y verra que la dame en blanc, Christine, se suicidera en sautant de ce balcon. Romy Schneider s'est aussi suicidée, poursuit Marjolaine, sans s'encombrer de savoir s'il s'agissait de suicide ou de mort naturelle.

                                                                                Ce rêve précède un retour à Strasbourg qui signifie : installation. Marjolaine s'installe dans son appartement, elle l'aménage six mois après le début de sa seconde thérapie alors qu'elle l'avait laissé précaire pendant trois ans. Elle s'installe dans un emploi qui correspond à son désir le plus profond, après trois années d'études. Marjolaine se fixe, alors qu'elle ne l'a jamais l'ait, ni professionnellement, ni affectivement. Or l'installation, la sédentarisation, sont viscéralement liées à la mort, suffisamment pour qu'il n'y en ait pas eu jusqu'à présent. La reprise de cette psycho- et somato-analyse s'est faite trois mois avant les examens universitaires finaux. Marjolaine n'arrivait plus à se concentrer, ni à travailler, ni à rédiger. Elle n'a pas passé ces examens. Elle n'arrive pas à terminer. Le même motif l'avait amenée sur le divan, dix ans auparavant. Elle croyait avoir surmonté sa compulsion à l'échec et voilà que ça recommence. Nous étions rapidement arrivés à la compréhension du scénario : terminer, c'est achever quelque chose et se trouver devant l'absence de projet : réussir les examens, c'est s'installer, se fixer, terminer et se retrouver face au vide ; or ce n'est pas seulement intolérable mais carrément mortel.

                                                                                En somatanalyse, j'ai assisté Marjolaine à deux, trois reprises pour le travail primal. Elle est tendue dans sa musculature et la respiration se fait irrégulièrement. Elle me rejette dans un premier temps et ne veut pas lâcher un son. Désarmée par ma patience, elle s'allonge et répond progressivement à la main posée sur son thorax par une respiration plus souple. Elle parle, essaye de me décourager, introduit quelques éléments émotionnels puis arrive à crier. Dès que l'émotion la submerge un tant soit peu, elle s'arrête, se recroqueville et gémit :

                                                                                « Non, je vais crever, je vais mourir ». L'évocation des journées de réclusion dans l'appartement, à quatre ans, est fréquente, entraînant une attitude agressive envers la mère. L'idée de mort est intense, dramatique, arrachant des sons effrayants. Lors des deux derniers ateliers, Marjolaine a introduit une forme de travail étrange ; elle s'allonge sur la moquette, à côté des matelas centraux, se fait assister pour le cri et se déplace sur le dos, autour de ces matelas. Le premier week-end elle a fait la moitié du tour. Le second week-end, elle reprend à l'endroit de l'interruption et continue encore un quart de tour. Mais elle n'a pas encore achevé son périple, tout en sachant qu'elle devrait aboutir au point de départ, un jour. Dans l'interprétation du rêve, je fais le rapprochement entre le « tourner en rond » à la recherche d'un parking et son tourner en rond en somatanalyse. Une lumière jaillit : elle tourne en rond, effectivement, depuis plus de trente ans, s'activant, s'agitant, commençant tout et n'achevant rien. Si elle s'arrêtait, elle crèverait, elle mourrait. Ce serait son suicide, celui de Romy Schneider et de Christine.

                                                                                Les morceaux du puzzle s'emboîtent et révèlent l'image globale. Le rêve prend son sens. La vie de Marjolaine s'éclaire d'un jour nouveau. Certes, ces différents éléments étaient plus ou moins connus et conscients mais cette nouvelle synthèse jette une lumière encore plus crue. C'est ici que la dimension somatologique prend son sens et son efficacité. C'est elle qui constitue le dénominateur commun de tous ces niveaux de manifestation : psychologiques, comportementaux, relationnels, sexuels. Ce dénominateur commun se ramène à la proposition suivante : le relâchement, c'est la mort ; la crispation garantit la survie. C'est ce qui apparaît dans le travail émotionnel : dès qu'il produit une certaine ouverture émotionnelle et de la détente, la panique surgit et la crispation se réinstalle. Cette alternance se manifeste aux autres niveaux existentiels :

                                                                                 

                                                                                • Au niveau conceptuel, Marjolaine cultive des idées-force, souvent marginales et généreuses mais d'autant plus intransigeantes (comme ce principe de ne pas fermer à clé); quand l'idée échoue, comme avec !e vol de la voiture, c'est l'effondrement ou le comportement inverse tout aussi absolu.

                                                                                • Au niveau relationnel, Marjolaine reste longtemps distante, froide et méfiante ; mais quand elle accorde sa confiance, elle est totale ; elle se méfie longtemps de la somatanalyse puis s'y lance ; ses partenaires affectifs, elle les choisit le plus souvent parmi les paumés, ce qui entraîne des échecs cuisants qui lui permettent de se refermer opiniâtrement pour des mois.

                                                                                • Au niveau sexuel, la frigidité vient immanquablement interrompre la montée
                                                                                  du plaisir initial.

                                                                                • Au niveau comportemental, l'échec final de toute entreprise est aussi brutal que le démarrage est dynamique et prometteur.

                                                                                 Le cœur du problème se situe dans le corps, dans l'impossibilité d'accéder à la détente, à la résolution musculaire, à la levée du contrôle psychique, à l'abandon émotionnel. II s'agit du corps qualitatif et relationnel, pas d'un simple mécanisme biophysiologique: le relâchement, c'est la peur, la panique, le vide, la mort; la crispation, c'est la puissance, le contrôle, la satisfaction, la survie.

                                                                                L'éventualité du relâchement représente le risque d'enfermement et d'abandon comme à quatre ans; elle signifie la relation à la mère rejetante et à tout représentant de l'autorité. Dans le groupe, les différentes projections sur les participants circonscrivent bien ce champ relationnel : Marjolaine choisit un tout petit nombre de personnes bien sélectionnées pour l'assistance au cri ou au rebirth, elle évite tous les autres avec soin et agressivité.

                                                                                On retrouve ici cette notion capitale qu'un même substratum physiologique peut avoir un sens ou son inverse. Au début, Freud pense que le relâchement équivaut au plaisir. Dans un deuxième temps, avec sa pulsion de mort, Freud inverse la qualification qu'il donne au relâchement physiologique puisqu'il l'associe à la répétition, à l'absence de charge libidinale, à l'extinction et à la mort. Les deux points de vue sont justes selon les individus et les moments. Dans sa phase pathologique, Marjolaine vit la détente comme la mort : maintenant qu'elle guérit, elle commence à jouir de cette détente.

                                                                                La définition du problème au niveau somatologique offre une possibilité de compréhension simple et pragmatique débouchant sur des moyens d'action. L'accès au mécanisme fondamental détente-crispation s'affine et s'éclaire à travers les différentes mises en œuvre. Dans le rebirth (thérapie respiratoire) de Marjolaine, la première séance a été surprenante comme cela se passe souvent : la nouveauté de l'exercice a trompé les mécanismes de défense et amené à une détente et à un plaisir surprenants ; mais, dès la seconde séance, les résistances se sont réinstallées, transformant l'hyperventilation en une lutte opiniâtre avec fourmillements, crampes, tétanie et colère. Ce n'est que vers la sixième séance qu'une détente négociée et un plaisir plus durable se sont réinstallés.

                                                                                Une autre approche se fait grâce à l'écoute musicale. Marjolaine aime la musique. A douze ans, elle voulait apprendre le violon mais sa mère l'en a empêchée. Actuellement, elle se rabat sur l'écoute musicale. Il lui faut quelque événement émotionnellement chargé pour penser à mettre un disque. Elle s'enfonce alors dans son fauteuil et se laisse pénétrer par les sons. Elle s'abandonne totalement jusqu'à se retrouver régulièrement dans une absence de conscience qui la fait sursauter et paniquer. Elle se perd dans un trou noir, celui-là même que l'on peut observer en rebirth, et qui s'accompagne d'une apnée de plusieurs dizaines de secondes, analogue à celui qui se présente dans les états de mort apparente avant de déboucher sur la clarté. Dans cette situation de relâchement exemplaire, il y a perte de ce minimum de conscience qui structure, rend présent, constitue la qualité du moment et maintient les référents spatio-temporels et identificatoires. Sans ce minimum d'attention, tout chavire, tout bascule, tout se détruit : c'est la mort, le suicide. Dans le cri primal, ce mécanisme se manifeste clairement. Marjolaine commence par tester la présence de l'assistant, le rudoie, fait mine de le renvoyer pour lui signifier aussitôt qu'il doit rester. Puis elle entre rapidement dans son trou noir, dans le tunnel où elle avance précautionneusement, retenant son souffle puis explosant après l'apnée, avec un cri unique et un énorme saut de carpe articulé à la taille. L'arrêt de la respiration correspond à l'abandon de ce minimum de conscience qui fait précipiter dans le vide, dans la peur et la mort ; l'arrêt de la respiration signifie que Marjolaine déconnecte d'avec son corps tant elle est prise par l'image. Mon intervention constante se résume à : « respire, laisse sortir un son ». Lorsqu'elle se sent seule dans son tunnel noir, je lui propose de m'emmener moi aussi. Quand elle se sent subitement agrippée à la taille par deux mains noires, je l'engage à rester avec elles, à les faire vivre, à les greffer sur une personne précise. Mais toutes ces interventions n'ont d'effet que pour autant que Marjolaine fait confiance, qu'elle transfère positivement, qu'elle accepte consciemment ce mouvement affectif et le manifeste clairement. Au début, elle me reprochait de l'abandonner ; maintenant elle déclare : « Richard, j'ai besoin de toi, peux-tu m'assister? »

                                                                                La production du matériel se fait à tous les niveaux : dans le rêve, dans les comportements, dans les souvenirs, dans le vécu émotionnel du cri primal. L'analyse vient réduire ce matériel à son dénominateur commun, somatologique. Elle correspond au travail du chimiste qui décompose un corps complexe en ses parties constitutives. Ce niveau fondamental du corps qualitatif est le niveau où Marjolaine ressent le mieux les processus en question. Il suffit alors d'interpréter, de rapprocher, d'associer et d'expliquer : la détente, l'installation, la réussite aux examens, l'affection, le plaisir sexuel, la confiance en l'analyste, tous ces élé­ments se basent sur le même processus émotionnel où la musculature se détend, où le contrôle conscient se relâche et un processus puissant fait irruption. Mais, chez Marjolaine, il n'y a pas de limite à ce processus : la musculature se relâche jusqu'à la flaccidité, la conscience s'élargit jusqu'à la non-conscience, le psy­chisme décroche du corps et le partenaire fantasmé fusionne et devient menaçant comme la mère. Il n'y a pas mise en œuvre de ce que j'appelle le réflexe attensionnel qui nécessite la connexion psycho-somatique et maintient le minimum de tension musculaire, de conscience et de séparation entre l'extérieur et soi. Sans ce réflexe attensionnel, Marjolaine s'engouffre, s'évanouit et déconnecte. Pour pré­venir ce risque, elle reste toujours et constamment tendue, vigilante et méfiante. Elle ne fonctionne que de façon rigide, se défendant de tout accès à l'émotionnel et lorsqu'elle abandonne cette attitude défensive, par mégarde ou surprise, en écoutant la musique ou dans le cri, elle panique tellement qu'elle remet aussitôt sa cuirasse.

                                                                                Le travail d'analyse se situe là. Toutes les significations superstructurelles viennent s'additionner, se rapprocher et trahir leur équivalence fonctionnelle : la peur de l'enfermement, la manie de ne pas fermer à clé, la haine de la mère, la peur de l'abandon, la méfiance vis-à-vis des autres, la non-jouissance comme ava­tar de cette méfiance, le culte de la parole donnée, l'idéologie marginale et têtue, la solitude, l'échec aux examens, le manque chronique d'argent... toutes ces significations qu'on pourrait multiplier à l'infini se ramènent aux quelques élé­ments somatologiques de base : « je ne peux pas me laisser aller, me relâcher, jouir, faire confiance... je dois rester crispée et trouver tous les moyens qui entre­tiennent cette tension : méfiance, intolérance, pauvreté... ». Peu à peu, Marjolaine situe tout cela dans le corps, dans le muscle tendu ou relâché, dans la tripe spasmée ou jouisseuse, dans la pensée compulsive ou apaisée. Toutes ces sensations prennent un sens précis, elles sont reconnues, assimilées, familières, singulières. Cette reconnaissance même les transforme progressivement, quelque chose change à ce niveau, tant en thérapie que dans la vie courante. Marjolaine prend de plus en plus de plaisir, en mangeant, en se détendant, en flirtant, au bonding (l'étreinte, en somatanalyse).

                                                                                Vient alors la troisième phase où cette perlaboration au niveau somatologique s'élargit à nouveau aux autres niveaux existentiels, à la vie quotidienne. Marjolaine nous en donne encore une illustration dans les semaines qui suivent l'analyse décrite ci-dessus. Car, à son nouveau travail, elle échoue une nouvelle fois. Elle a choisi une équipe très peu structurée, l'a investie d'emblée, sans se donner la peine d'étudier la situation. Après quinze jours, tout s'écroule, Marjolaine déconnecte psychiquement et ne se rend même pas compte de l'échec qui s'accélère. Quand elle se réveille enfin et voit le désastre, elle démissionne et part sur le champ. En séance individuelle, elle exhibe de la déprime. Je lui rétorque que ça peut tout aussi bien être de la détente et que tout dépendait du contenu qualitatif qu'elle donnait à cette décompression. Elle était allée au bout de sa rigidité jusqu'à ce que le réflexe émotionnel se déclenche, sous forme d'effondrement. Elle a craqué. En même temps, elle lâche prise, elle lève le contrôle, elle s'engage dans le processus émotionnel, même s'il est dépressif. Au groupe, elle est passive et réceptive. Dans le travail émotionnel, elle exprime son besoin d'être aidée par l'analyste. Pendant le bonding qui succède au cri, elle se relâche, à moitié seulement, mais beaucoup plus que d'habitude.

                                                                                Quelques jours plus tard, elle apporte deux rêves. Dans le premier, elle installe une baignoire dans son appartement. Dans le second, elle trouve une flûte que sa cousine a cassée : elle est fêlée et cette fêlure prend l'allure d'un sexe de femme. L'analyse de ces rêves débouche sur l'évolution en cours. La baignoire est le seul endroit où Marjolaine se détende. Elle peut y rester plus d'une heure et y bouquiner. Quand à la flûte, qu'elle possède réellement, Marjolaine y voit un pénis qui se transforme en vulve. Or c'est ce qui lui arrive, à elle, qui sent subitement l'envie de s'habiller en jupe et robe ; elle retrouve sa féminité. Le même besoin s'était manifesté un an plus tôt lorsqu'elle avait réussi sa licence : la décompression du post-examen s'investissait en féminité. Marjolaine transforme sa dépression en détente, ouverture et féminité. Ainsi, lorsqu'un ancien ami vient la voir, la courtiser et flirter avec elle, elle reste quand même bloquée vers la fin, mais ne s'en prend plus à l'autre ; elle reconnaît sa difficulté à s'ouvrir, à se détendre et le dit à cet ami. La rencontre ne se termine pas sur un échec mais sur un au-revoir. Au début de la cure, la reconnaissance des processus somatologiques ne servait qu'au thérapeute. Ce n'est que progressivement que j'ai introduit ce niveau d'interprétation et de compréhension, au moment où le transfert était suffisamment positif et l'oreille assez réceptive. Car, ici, il ne s'agit pas uniquement d'un paradoxe qui déloge et dérange, mais aussi d'une réalité incontournable que l'intéressée peut reconnaître, ressentir et tester elle-même, avec laquelle elle peut reconstruire sa vie, au niveau le plus pragmatique. L'intérêt de ce type d'interprétation réside dans l'association de la qualité paradoxale et de la réalité somatodynamique. On ne peut y échapper, on ne peut pas s'y mirer complaisamment comme dans un miroir. Cela précipite à travers, au-delà, comme au pays des merveilles. Il importe donc de ne donner cette interprétation qu'au moment opportun.

                                                                                Cela se présente une année plus tard, quand revient le temps de l'examen : à huit jours de la date fatidique, Marjolaine n'a toujours pas rédigé son mémoire : elle court à gauche et à droite, s'agite stérilement et invoque la présence de femmes au jury. Je lui dis : « Marjolaine, ce n'est plus le moment de faire de l'interprétation de bas étage : tu es stressée, trop stressée à l'idée de tout terminer dans huit jours, cela t'empêche de rédiger et te pousse à évacuer le trop plein d'excitation de n'importe quelle façon. Il n'y a qu'une solution : accepte cette explication très simple, vis ton stress, accorde-toi encore une journée pour le moduler de façon consciente et volontaire, vas voir tes amis qui t'apaisent le plus et reviens en séance demain ». Le jour suivant, Marjolaine se lève très tôt pour rédiger l'essentiel de son mémoire. Elle réussit son examen final qui, bien évidemment, déclenche la déprime escomptée. Là encore, le recours aux mécanismes somatologiques est salutaire. Nous renonçons à toutes les interprétations superstructurelles, psychologisantes et moralisatrices, pour revenir aux faits somatologiques, à la nécessité de maintenir le minimum de tension et de conscience, à l'obligation d'éviter le vide subjectif en se remplissant d'affection et de tendresse, de celle des amis, de celle de l'analyste. Ainsi la dépression est évitée.

                                                                                 

                                                                                • Marjolaine, en ses lieux de vie et de mort : le schéma de territoire

                                                                                • Sigmund Freud a assigné l'essentiel de l'histoire humaine à une « autre scène » proposant ainsi une imago de l'inconscient que Jacques Lacan a reprise en lançant son « quelque part » qui ponctue dorénavant le discours des initiés. Toujours est-il qu'il s'agit là de références à la topographie qui nous enchantent évidemment et qui introduisent notre propre choix de la notion de « lieu » qui est à la topographie ce que le « mode de fonctionnement » est à la personne.

                                                                                  Voyons ces « lieux de fonctionnement » chez Marjolaine que nous retrouvons enfin et qui nous offre tout le matériel requis, des modes de vie positifs et des modes de vie négatifs, des lieux de vie et des lieux de mort.

                                                                                  Nous retiendrons deux lieux de vie plus précisément, ceux qui nous semblent fondamentaux et les plus manifestes. Ces deux lieux de vie sont les fonctionnements intellectuels et sensitifs. C'est peut-être le moment de relire la longue présentation de notre héroïne qui se trouve en introduction. Sinon, il faut se rappeler : Marjolaine est étudiante, une étudiante attardée qui a intercalé plusieurs années de vie active entre son bac et la reprise des études. Elle était une commerciale, avait commencé par le porte à porte pour terminer comme responsable d'une équipe de vente. Mais ça ne répondait pas à son ambition, aussi a-t-elle repris des études en Fac de Lettres. Elle achoppe sur la licence en une classique conduite d'échec. Elle est pourtant une intellectuelle, trouvant dans la lecture une activité récréative et dans le débat d'idée un habile moyen de rencontrer les autres. Elle a beaucoup lu sur la psychanalyse et la psychologie ce qui lui permet de prendre une place redoutable dans le groupe de somatanalyse ; tout comme, en général, elle ne tire qu'à bout portant, elle ne parle, dans le groupe, qu'avec des références livresques certaines. L'intellect fait vivre Marjolaine, aussi n'hésite-t-elle pas à entreprendre de longues thérapies pour faire triompher cet intellect, par Université interposée, puisqu'elle terminera avec un bac + 5.

                                                                                  L'autre lieu de vie est le lieu sensitif, celui des sensations physiques, solitaires, au-delà de la sensualité plus précise. Marjolaine est une fine gastronome et n'hésite pas à se préparer, pour elle toute seule, un gros homard arrosé d'un bon petit rosé... d'un grand rosé, en fait, une bouteille entière ne l'effrayant pas le moins du monde. Nous l'avons vue s'enfoncer dans l'écoute musicale aussi profondément que dans la baignoire d'eau chaude. Et quand je l'accompagne dans un travail émotionnel individuel, elle rejoint rapidement des sensations intenses qui vont déterminer son comportement et son discours.

                                                                                  Remarquons que ces deux lieux de vie sont des lieux relativement solitaires. Il n'y a pas d'échanges intellectuels véritables – ce qui lui ferait réussir ses examens – tout comme il n'y a pas d'échange sensitif, ce qui lui permettrait une vie affective et sexuelle. C'est que l'échange et la socialité lui sont barrés comme des lieux de mort que nous situerons plus précisément du côté de l'émotion et de la communication. Plus généralement, c'est la normalité, le fonctionnement « commun » qui lui fait défaut.

                                                                                  Marjolaine ne vit pas ses émotions ; elle n'a pas accès à ces réactions ininterrompues aux messages qui sont tantôt joie, tendresse ou plaisir, tantôt peur, colère ou souffrance. A tout instant du jour et de la nuit (le rêve en est l'illustration), les événements prennent une couleur émotionnelle. L'émotion est l'unité de base du vécu avec ses caractéristiques bien distinctives : durée courte, déroulement cyclique et pulsationnel centré sur un point de résolution (l'orgasme, l'acmé), laissant aussitôt la place à une autre émotion, occurrence spontanée ce qui enlève toute maîtrise. Seule son expression peut être réprimée, son déroulement pulsationnel, ce qui entraîne peu à peu son occultation. C'est ce qui est arrivé à Marjolaine. Quand je la vois habitée par un vécu intense et que je lui propose de l'accompagner en travail individuel, que je lui pose la main sur le thorax pour faciliter l'ouverture, elle réprime encore plus. Au lieu de connecter avec une peur, sa colère ou de la souffrance, elle se pose en face du thérapeute et le teste, le rejetant puis lui demandant quelque chose pour l'obliger à rester néanmoins. Elle part dans l'intellect et raisonne. Son corps se crispe et esquisse ces mouvements de reptation qui vont la faire tourner autour des matelas. Entre l'événement (ma présence et son vécu) et ces comportements, il n'y a rien sinon une occultation, un blanc, l'absence des émotions précisément.

                                                                                  On peut remonter à une époque plus précise où des causes relativement plausibles peuvent expliquer cette répression émotionnelle. C'est vers trois et quatre ans. Nous savons déjà que sa mère l'enfermait quand elle allait voir son amant. La souffrance et la peur étaient tellement intenses que l'enfant apprit à les évacuer dans des comportements périlleux comme de sortir par la fenêtre, ce qui évoque déjà l'étouffement de la peur de tomber. Vers la même époque, les problèmes du couple parental avaient poussé le père à se consoler au bistrot du coin. Lorsqu'il y tardait de trop, la mère allait à sa recherche et demandait à l'enfant d'entrer dans le bistrot et de supplier le père de venir. Au début, elle devait certainement fondre en larmes puis, peu à peu, se mordre les lèvres puis serrer les mâchoires pour ne plus souffrir... C'est ainsi que l'on constitue un lieu de mort, un fonctionnement qui ne marche plus, ici la répression de l'émotion.

                                                                                  Mais sa communication ne marche pas mieux. Au groupe de somatanalyse, Marjolaine devient rapidement une espèce de leader à la fois admiré et craint, recherché et rarement trouvé. Elle s'allie avec deux, trois autres personnages, certes expressifs mais également manipulateurs, pour constituer un clan redoutable. A l'époque, j'aimais assez sa présence parce qu'elle animait bien le groupe jusqu'à le rendre explosif ; ça bougeait et criait. Les nouveaux arrivants étaient accueillis avec vigueur et rigueur. Les anciens qui se planquaient étaient rappelés à l'action... Mais Marjolaine fonctionnait de façon peu sensible, peu intuitive. Tout venait de la tête et devait déboucher sur l'action. C'était comme à quatre ans : « Allez, papa, viens, maman est dehors, tu dois rentrer, tu as assez traîné ».

                                                                                  Marjolaine ne communique pas. Elle impose seulement sa manière de penser brutale, autoritaire, agressive. De l'humour atténue parfois cette rugosité mais de l'humour caustique auquel le thérapeute a droit lui aussi. Il ne faut donc pas s'étonner que son entrée dans la nouvelle équipe de travail, quand elle reprend la vie active, s'effectue en bulldozer. Marjolaine croit déceler du flottement dans la direction de cette équipe, alors elle la prend en main, propose une nouvelle organisation mais, après quinze jours, c'est la débandade. Elle est à côté de la plaque. De communication, il n'y en a pas.

                                                                                  Faut-il s'appesantir sur le troisième lieu de mort, sur le barrage fait au fonctionnement normal ? Cette notion est difficile à définir par le seul discours. Elle se précisera mieux sur le modèle topographique qui lui assigne une place centrale, commune, correspondant à une espèce de dénominateur commun de tous les modes de fonctionnement particuliers. Il est clair que Marjolaine ne peut pas fonctionner sur ce mode commun et communautaire. Elle ne ferme pas à clé alors que tous les autres le font. Elle ne vit pas en couple, n'installe pas son appartement. Elle reprend les études très tard après avoir bourlingué à gauche et à droite... Dès qu'il y a des normes, notre héroïne prend ses jambes à son cou. Elle en fait même une philosophie, post-soixantehuitarde.

                                                                                  Voilà un premier niveau d'abstraction dans l'analyse du cas Marjolaine : l'approche historique et événementielle se systématise en modes de fonctionnement, et en lieux de vie et de mort. En fait, nous venons de faire un travail préparatoire que nécessite la transmission écrite. Il faut préparer le terrain à l'introduction du modèle structuro-fonctionnel, à la transmission visuelle, topographique. Quand je fais ce travail dans le groupe de somatanalyse, sur le vif, ou avec des élèves en formation, il suffit de dessiner sur le schéma pour que les traits et les courbes disent ce que je viens de décrire si longuement. Approchons à présent ce modèle que le chapitre précédent a déjà mis en place et duquel cette nouvelle approche peut révéler de nouveaux aspects ou, mieux encore, sa simplicité même derrière une complexité apparente.

                                                                                  Schéma 15 : Le somatogramme de Marjolaine en début de thérapie :

                                                                                  lieu de vie (cercles) et lieux de mort (berlingots).

                                                                                   

                                                                                  • Le modèle structuro-fonctionnel et le schéma de territoire

                                                                                  •  L'objet de notre recherche, c'est la thérapie : un patient dans le cadre thérapique, l'histoire du patient, les processus de la thérapie. Autant dire qu'il s'agit de l'être humain et de la vie, tout simplement. Cet objet constitue le «territoire » dont il faut dessiner la « carte ». Pour se déplacer dans un pays, il faut une carte routière. Ici, pour le territoire humain, nous aurons le modèle structuro-fonctionnel.

                                                                                    Notre territoire, c'est donc un « vécu » situé dans un « cadre ». Ce premier point est fondamental : nous représentons des éléments instantanés, subjectifs, singuliers, des choses uniques tout comme une carte routière indique l'emplacement d'une voiture à un moment donné. Mais ce vécu s'insère toujours dans un cadre, dans un environnement qui, lui, est permanent. La voiture est sur une route qui sera là bien après le passage du véhicule et qui était là bien avant. Notre modèle va donc juxtaposer deux réalités de nature totalement différente, une réalité subjective, vécue, évanescente et une réalité objective, matérielle et durable.

                                                                                    Le « vécu » est complexe et polymorphe. II faut néanmoins le préciser, le démembrer, le définir dans ses parties constitutives. C'est ainsi que Freud a proposé un découpage en trois : conscient, préconscient et inconscient ou encore : ça, moi et surmoi. Je propose, quant à moi, six fonctions subjectives que j'ai argumentées dans le tome I : intuition, émotion, sensation, réflexion, communication et action. Ces dénominations courantes ont leurs correspondants plus techniques : 

                                                                                    • fonction psycho-associative,

                                                                                    • fonction socio-émotionnelle,

                                                                                    • fonction viscéro-sensitive,

                                                                                    • fonction psycho-dissociative,

                                                                                    • fonction socio-communicationnelle,

                                                                                    • fonction musculo-tensionnelle.

                                                                                     Mais, encore une fois, c'est leur intégration dans le modèle qui donne vraiment sens à ce découpage et, en particulier, le mouvement directionnel qui dynamise ce modèle et situe les six fonctions dans un rapport plus précis.

                                                                                    Le « cadre » est ce qui permet le vécu. Sans cadre, pas de vécu, puisque c'est lui qui envoie les messages et stimuli initiateurs de ce vécu. Sa caractéristique fondamentale réside dans le fait qu'il constitue une permanence, comme nous l'avons déjà souligné, quelque chose qui est là avant, pendant et après le vécu et se distingue ainsi radicalement de ce vécu. Cette caractéristique d'objectivité permet d'y situer des éléments différents de par leur nature, à savoir des éléments de la personne elle-même (sa réalité psychique et son corps) et des éléments extérieurs à la personne (l'entourage et l'environnement, le social et l'écologique). Cette hétérogénéité est souvent mal comprise. En fait, nous n'envisageons pas la nature du cadre mais seulement sa fonction, pour laquelle nous postulons une équivalence : la réalité psychique, les autres personnes, l'environnement et le corps anatomique et bio-physiologique jouent un même rôle : c'est la règle d'équivalence fonctionnelle que j'ai postulée ailleurs (Meyer 1982).

                                                                                     

                                                                                     Schéma 16 : Le modèle structuro-fonctionnel

                                                                                     La mise en place retenue pour ce modèle est celle de deux sphères emboîtées ; la sphère interne représente le vécu personnel et la sphère externe le cadre permanent. La disposition des fonctions subjectives et des réalités objectives découle du sens dynamique qui anime ces sphères : les messages venant du cadre partent de gauche, pénètrent l'intérieur et constituent le vécu qui n'est que l'élaboration de ces messages par la personne ; cette perlaboration engendre une réaction qui se répercute sur le cadre, à droite, et transforme ce cadre qui, dans ce nouvel état, envoie de nouveaux messages. C'est un moment de rétroaction qui boucle la boucle et crée le mouvement même de la vie, un mouvement continu et permanent. La vie est mouvement ; la maladie, c'est l'arrêt de cette dynamique ; la thérapie, elle, doit relancer ce mouvement.

                                                                                    Dans notre postulat d'équivalence fonctionnelle, le message ou stimulus entraîne les mêmes fonctionnements de base, qu'il soit psychique, social ou corporel. C'est, en tout cas, cette équivalence qui nous intéresse ici.

                                                                                    Il reste à trouver le mode de représentation de cet autre élément qui entre dans le schéma de territoire : le somatotope. Le principe en est simple. Tout comme une voiture n'occupe jamais tout un territoire géographique, un vécu instantané ne recouvre pas plus tout le territoire subjectif. Il est dans l'émotionnel, le sensitif ou l'action, mais jamais partout à la fois. Nous ne fonctionnons, à un moment donné, que dans des fonctions limitées. Nous représentons cela par un cercle dans la sphère du vécu ; ce cercle est un lieu de vie quand il est bien rond ; il est lieu de mort quand il implose et se retrouve comme un berlingot. Celte surface de vécu, appelée « somatotope », possède un centre qui indique le fonctionnement principal et une surface plus ou moins grande qui représente l'extension de ce vécu vers d'autres fonctions. Car le vécu n'est évidemment jamais pur, même s'il n'occupe pas tout le territoire.

                                                                                    A présent, il nous suffit de placer sur ce schéma de territoire les lieux de vie et les lieux de mort d'un individu pour constituer son « somatogramme ». Ce somatogramme est un instantané, une image de ce qu'il est à un moment donné. Il est une grille de lecture provisoire, comme celle que nous venons d'établir pour Marjolaine.

                                                                                    Nous en avons terminé avec la mise en place du schéma de territoire et du somatogramme. Nous pouvons, à présent, revenir à Marjolaine et travailler sur son somatogramme particulier qui doit d'abord être comparé au somatogramme familial, avec toutes les chances d'y trouver des concordances.

                                                                                     

                                                                                    Schéma 17 : Somatogramme familial de Marjolaine

                                                                                     La famille est constituée des deux parents et d'un frère aîné. Le père est un homme débonnaire, employé modèle, mari soumis, père attendri, avec Marjolaine en particulier. Mais, avec une femme autoritaire et étroite d'esprit, il passe par une phase alcoolique au plus mauvais moment du développement de sa fille qui hérite de cette sensibilité et la refuse par après. Nous pouvons donc situer le lieu de vie principal du père vers la gauche et le bas, dans l'émotionnel et le sensitif. Marjolaine développe cette même capacité mais refuse peu à peu l'aspect émotionnel et glisse plus franchement dans une sensitivité coupée à la fois du relationnel (à mi-hauteur) et de l'expression (à droite).

                                                                                    La mère est une femme dynamique, active et ambitieuse, s'arrangeant mal d'un homme aussi falot et d'un fonctionnaire aussi soumis. Dans un premier temps, elle se donnera de l'air avec un amant puis, rentrant dans le bercail familial, elle investira la pratique religieuse et les œuvres de charité avec la même fougue. Le tout s'insère malheureusement dans une rigidité de caractère qui ne peut que rebuter sa fille. Nous la plaçons donc à droite, un peu en bas, dans l'action et la communication. Là encore, Marjolaine ne peut adopter cette attitude parentale de harpie qui affronte les clients du bistrot, les bonnes mœurs et la discrétion des convictions. Elle fera du lieu de vie de sa mère un lieu de mort pour elle-même et glissera vers le haut, vers le réflexif et l'intellectuel.

                                                                                    Le frère, lui, a sept ans de plus que Marjolaine et apparaît à celle-ci comme le centre de la famille. Il est apprécié par le père, gâté par la mère, étudie bien et se situe en un lieu d'équilibre qui en impose à la petite sœur. Il est « normal », si l'on donne à cette caractéristique sa définition statistique, il a de tout suffisamment et rien en excès, s'agissant des six fonctions retenues ici. Son lieu de vie se situe donc au centre, là où ces six fonctions se rejoignent et s'équilibrent. Mais, aussi confortable que soit cette place, elle est prise, occupée, et Marjolaine ne peut donc s'y loger sinon elle ne serait que la pâle copie de l'aîné. Fuyant les lieux de vie des parents, elle ne peut pas pour autant se glisser entre les deux, au milieu, puisque cet interstice est occupé par le grand frère. Elle se définira donc à l'extérieur, en excentrement et excentricité.

                                                                                    Deux commentaires nous viennent très logiquement à la vue de ce somatogramme familial : 

                                                                                    • les lieux de vie et de mort de Marjolaine prennent sens à partir des lieux de vie des autres membres de la famille ; il y a donc un intérêt évident à dresser le somatogramme familial pour tout patient, à la recherche des concordances éventuelles ;

                                                                                    • la constitution de la famille se dessine clairement ici avec la tendance fondamentale à prendre/octroyer une place originale à chaque membre, une priorité de choix étant évidemment donnée aux premiers arrivés, parents puis enfants selon leur rang de naissance ; aux derniers ne restent que les lieux en suspens de plus en plus rares ou l'imitation pâlotte d'un modèle déjà existant !

                                                                                    Profitons de cette mise en place générale du somatogramme et de l'illustration particulière qu'en donne Marjolaine pour aborder une réflexion plus générale sur les modes de fonctionnement de l'individu. Nous esquissons ici l'une de ces élaborations que suggère le modèle lui-même, à partir de sa logique interne.

                                                                                     Le modèle nous propose un lieu central, « normal », caractérisé par un bon équilibre entre les six fonctions constituantes du vécu. C'est celui du frère. En principe, ce lieu est unique mais mobile, permettant à son locataire d'investir l'une ou l'autre fonction plus précisément mais sans jamais se couper des cinq autres. La « normalité » est confortable et sécurisante mais pas passionnante et il ne naît pas de génie en ce lieu, à moins qu'il y ait des « excursions » significatives comme le propose le schéma ci-contre.

                                                                                     

                                                                                    Schéma 18 : La personne dans sa complexité

                                                                                     Lorsque ce lieu central, consensuel, est barré, interdit, comme pour Marjolaine ici, il se propose une occupation de lieux de plus en plus excentrés. A partir d'une certaine distance du centre, ces lieux, parce qu'ils restent limités en taille, se séparent les uns des autres et se divisent en quatre somatotopes distincts. Chacun de ces lieux est constitué par un plus petit nombre de fonctions et se différencie donc de plus en plus. C'est là qu'on trouve des modes de fonctionnement plus passionnants, jusqu'au génie, mais avec la sécurité en moins. (La sécurité se définie ici très simplement comme la réunion de toutes les fonctions en un lieu central).

                                                                                    Voyons Marjolaine. En principe, elle devrait occuper quatre lieux de vie au lieu des deux que nous avons retenus, comme le suggère le schéma suivant.

                                                                                     

                                                                                     Schéma 19 : L'excentrement et l’éclatement des lieux de vie jusqu’à la psychose

                                                                                     Or les deux lieux, intuitif et actif, ne sont pas suffisamment développés pour que nous en fassions des lieux de vie. Ils restent des « lieux en suspens », des fonctionnements potentiels que Marjolaine n'a pas investis suffisamment. L'une des raisons de cette suspension nous apparaît à la lecture du somatogramme fami­lial : aucun des deux lieux n'était à l'ordre du jour, ni l'intuition, même pas reli­gieuse, car la mère n'était que bigote mais pas croyante, ni l'action parce que le père menait sa carrière de fonctionnaire avec la placidité de mise dans son statut, nous découvrons là l'une des tâches de la thérapie : mener au développement des lieux en suspens.

                                                                                    Mais pourquoi seulement quatre lieux d'éclatement et non pas six comme le suggérerait l'existence des six fonctions de base ? Ici s'introduit une nouvelle réalité que Marjolaine illustre également. Nous voyons sur le schéma qu'elle glisse vers des fonctionnements purs, vers la sensitivité et l'intellectualité, tout en laissant en suspens l'imaginaire et l'action. Cette position en des lieux univoques correspond à une réalité bien précise, à la réalité psychotique qui se caractérise par un fonctionnement pur, en une fonction univoque. Lorsque ce lieu est totalement excentré, il donne lieu aux quatre grands syndromes psychotiques :

                                                                                    • l'hallucination paranoïde, dans l'intuitif et l'imaginaire ;

                                                                                    • le délire paranoïaque, dans le réflexif ;

                                                                                    • la mélancolie, dans le sensitif;

                                                                                    • la manie, dans l'actif.

                                                                                    Lorsque les somatotopes ne sont qu'à mi-chemin entre le centre et l'extrême, il s'agit seulement de la structure psychotique, celle-là même que possède Marjolaine.

                                                                                    Et puis, il y a un deuxième mode d'éclatement des lieux de vie, un éclatement qui suit les lignes de clivage à mi-hauteur et à mi-largeur comme cela se dessine sur le schéma suivant.

                                                                                     

                                                                                     Schéma 20 : La disposition excentrée, semi-clivée comme lieu de névroses

                                                                                     A ce moment, le somatotope est à cheval sur deux fonctions :

                                                                                    • à gauche, sur le sensitif et l'intuitif ;

                                                                                    • à droite, sur le réflexif et l'actif ;

                                                                                    • en haut, sur l'intuitif et le réflexif ;

                                                                                    • en bas, sur le sensitif et l'actif.

                                                                                    Ce mode de fonctionnement est déjà plus complexe, sans atteindre pourtant la globalité du lieu central. L'expérience montre que ce fonctionnement duel est celui de la névrose avec ses quatre syndromes classiques :

                                                                                    • à gauche, l'hystérie ;

                                                                                    • à droite, l'obsession;

                                                                                    • en haut, la phobie ;

                                                                                    • en bas, l'angoisse.

                                                                                    Je laisse au lecteur le soin de valider lui-même ces observations en mettant en relation chaque diagnostic avec les deux fonctions prévalentes. Nous touchons ici à cette géométrie du fonctionnement humain que doivent promouvoir la somatologie et ses modèles. La notion de géométrie se justifie par la précision toute mathématique des faits. Mais l'humanisme n'y manque pas lorsqu'on ajoute que toutes les situations intermédiaires (donc singulières) existent et apparaissent sur le schéma dans leur unicité même grâce à l'infinité des somatotopes possibles.

                                                                                    Il reste que c'est cette modélisation qui donne la meilleure image de la réalité à la fois par sa mathématicité et sa singularité, l'emportant très largement sur ce que peuvent décrire les concepts. Aussi des termes comme hystérie, mélancolie ou angoisse doivent-ils être enrichis par la géométrie du modèle topographique lui-même qui nous propose les réalités suivantes :

                                                                                    • la disposition médiale (au centre) est plurifonctionnelle et de l'ordre de la normalité ;

                                                                                    • la disposition périphérique, sur la ligne de clivage, est parvifonctionnelle (au moins deux fonctions) et de l'ordre de la névrose ;

                                                                                    • la disposition périphérique, en clivage, est unifonctionnelle et de l'ordre de la psychose.

                                                                                    Il nous reste à préciser la notion de clivage. Le modèle structuro-fonctionnel nous en propose quatre, de clivages :

                                                                                    • deux clivages extéro-internes, entre les messages et le vécu d'une part, (le clivage socio-émotionnel) en lieu et place de l'émotion à gauche, entre le vécu et la réponse d'autre part en lieu et place de la communication à droite (le clivage socio-communicationnel) ;

                                                                                    • le clivage interne psycho-somatique entre le mental en haut (intuition,
                                                                                      réflexion) et le corporel en bas (sensation, action) ;

                                                                                    • le clivage interne essensio-attensionnel entre le réceptif à gauche et l'émissif à droite, entre l'essensiel et l'attensionnel

                                                                                       Schéma 21 : Les quatre clivages

                                                                                      Les trois premiers clivages sont bien connus pour ne pas nous y arrêter plus longtemps. Le dernier est de formulation plus nouvelle, nécessitant un néolo­gisme mais se lisant très simplement sur le modèle lui-même. Nous avons déjà souligné son importance fondamentale en somatothérapie.

                                                                                      Mais revenons à Marjolaine qui présente effectivement un fonctionnement périphérique et unifonctionnel. Plongée dans sa baignoire pendant une à deux heures, elle est dans le sensitif pur ; palabrant plus longtemps encore avec ses copines, elle est dans l'intellect (au lieu de se blottir dans leurs bras). Nous lisons sur notre modèle qu'il s'agit là d'une structure psychotique. Ses clivages sont trop rigides pour permettre une coalescence des différentes fonctions : quand elle sent, elle n'imagine pas ; quand elle pense, elle n'agit pas et vice-versa ; quand elle est dans l'essensiel (le sentir), elle relâche l'attensionnel (l'action) et s'enfonce dans un vécu confus ; quand elle débat (intellectuellement), elle se coupe de ses sensations et intuitions pour ne raisonner que logiquement, sur des bases souvent fausses. Elle a d'ailleurs fait deux dépressions quasi mélancoliques au cours des dernières années. La première, pas trop grave, a été décrite dans la biographie qui précède lorsqu'elle a voulu révolutionner, de façon toute maniaque, l'équipe institutionnelle dans laquelle elle a été embauchée. La seconde a été plus grave avec des gestes d'auto-agression et d'autolyse inquiétants. Quant aux comportements d'échec, ils ne sont que des manœuvres de protection contre ces phases de manie et de mélancolie. En effet, l'évolution ultérieure a montré que, chaque fois qu'elle a réussi quelque chose d'important, elle a accompagné ce progrès par des attitudes maniaques puis un effondrement mélancolique. Ces deux évolutions se symbolisent sur notre modèle par un excentrement extrême des lieux de vie et une quasi rupture d'avec les autres fonctionnements qui n'assurent plus leur rôle rééquilibrant.

                                                                                       

                                                                                       Schéma 22 : Marjolaine, ses phases de manie et de mélancolie et l'ancrage transférentiel

                                                                                       Marjolaine a échappé aux hospitalisations et aux médications psychotropes qu'auraient nécessité ces épisodes chez tout autre patient parce qu'elle était attachée au thérapeute par un transfert massif. Il est clair que l’attitude réservée de l'analyste l'a cédé à une prise en charge beaucoup plus directive et enveloppante pendant ces moments aigus. C'est ce que montrent les flèches qui empêchent Marjolaine de s'excentrer jusqu'à la rupture de la folie.

                                                                                      Mais ne terminons pas cette présentation du schéma de territoire sans détailler encore le principe du somatotope ; toujours avec l'aide de Marjolaine.

                                                                                       

                                                                                     

                                                                                    • Le somatotope comme inscription topographique

                                                                                    •  Le somatotope d'un vécu et d'un mode d'être est une des pièces maîtresses du modèle structuro-fonclionnel. Il se laisse approcher sous de nombreux aspects dont nous retiendrons quatre :

                                                                                       

                                                                                      • l'observation du fait,

                                                                                      • la modélisation somatologique,

                                                                                      • la pragmatique,

                                                                                      • et sa philosophie.

                                                                                      Tout découle d'une observation qui devrait aller de soi. Tout comme une voiture ne peut être qu'à un endroit du territoire à la fois, le vécu d'un sujet à un moment donné ne peut être que d'un certain ordre. Dans des exercices somato-thérapiques tels que la respiration libre ou la transe giratoire, on constate que tel sujet part dans des images et tel autre dans des sensations corporelles et, ceci, de façon répétitive comme une constante de la personne. Par ailleurs, chacun sait qu'une réflexion attentive empêche d'agir et même de communiquer et inversement. Certes, il existe des vécus plus complexes et l'on peut même avoir l'impression de plénitude. Il s'agit effectivement de la plénitude du vécu mais en aucun cas de la totalisation de toutes les fonctions qui nous intéressent. Quoique mon argumentation ne soit pas suffisante ici, j'insiste sur cette limitation non seulement du vécu du moment mais encore du fonctionnement prévalant d'un sujet à une période donnée, que ce fonctionnement soit agréable ou désagréable.

                                                                                      Sur le modèle structuro-fonctionnel, ce fait se traduit par un lieu ou somatotope qui possède un certain nombre de caractéristiques.

                                                                                       

                                                                                      • La nature du vécu et du fonctionnement prévalant se lit directement sur la carte grâce à la localisation du somatotope : en bas et à gauche, c'est un vécu sensitif, au milieu et à gauche, un fonctionnement émotionnel, par exemple.

                                                                                      • Le lieu correspondant à ce vécu se définit d'abord par un centre qui indique la fonction principale ; ce centre est seulement virtuel et se définit comme lieu de convergence et de diffusion des moments du vécu ; il situe plus précisément la place du somatotope par rapport aux lignes de clivage et au centre du territoire, permettant ainsi de mesurer le degré d'uni- ou de pluri-fonctionnalité et la distance d'excentrement.

                                                                                      • Le somatotope prend une extension plus ou moins grande à partir de ce centre, extension que nous symbolisons généralement par un cercle pour les lieux de vie et un berlingot pour les lieux de mort mais qui prend, dans les cas particuliers, toutes les formes possibles.

                                                                                      • Cette limite extrême montre s'il y a contact ou non avec les autres lieux de vie ou de mort, indiquant ainsi la plus ou moins grande facilité de liaison entre les modes d'être privilégiés.

                                                                                      • De par sa localisation même, le somatotope donne des indications sur son histoire, plus particulièrement sur l'époque à laquelle il s'est constitué. Le lieu idéal du somatotope se déplace de gauche à droite au fur et à mesure du développement de la personne. En anticipant sur le « schéma de position » nous ajoutons encore d'autres précisions sur les indications de chaque lieu. Laissons-nous lire tout simplement ce nouveau schéma pour le moment. Peut-être le génie de la visualisation est-il déjà à l'œuvre ! Il faut encore anticiper la présentation du schéma de position pour cela.

                                                                                         

                                                                                        Schéma 23 : Le développement de l'individu en fonction des positions de vie

                                                                                         

                                                                                         

                                                                                        • Par ailleurs le somatotope donne des indications sur le mode de sélection du lieu quand on peut le comparer aux somatotopes des êtres proches : parents, frères et sœurs, partenaires affectifs ; en cas de superposition, il y a processus d'imitation : en cas de décalage manifeste, il y a processus d'opposition.

                                                                                        • Enfin, le somatotope nous informe sur le mode de communication qui découle du « lieu d'où l'on parle », à savoir du lieu où l'on se trouve ; pour préciser la chose, il faut passer de l'image idéale de la communication que donne jusqu'à présent notre modèle avec son cône qui se ferme à droite à l'image du cas particulier où le cône arrête sa fermeture au lieu du somatotope.

                                                                                        Ainsi lorsque la personne est située en un lieu très émotionnel, tout à gauche, elle communique l'émotion avec une multitude de messages verbaux, corporels, gestuels : situé tout à droite, dans la réflexion ultime, l'intellectuel communique une idée unique dans un discours univoque sans accompagnement mimique ou vocal. La nature de la communication dépend du « lieu d'où l'on parle ».

                                                                                         

                                                                                        Schéma 24 : Les rapports entre le somatotope et la communication

                                                                                        Cette caractérisation détaillée du somatotope n'est pas un pur exercice de géométrie humaine. Elle débouche sur une pragmatique très riche, en somatanalyse notamment. En effet, il se fait, au cours de l’analyse, tout un travail d’observation, de définition, de caractérisation des lieux de vie et de mort, sur un modèle mais bien plus encore dans le vécu lui-même. Wassilis Zaruchas a développé actuellement un « somatodrame » qui n'est autre qu'un psychodrame où les rôles à jouer ne sont pas les personnes de l'entourage mais les fonctions somatologiques et les somatotopes. Chaque acteur interprète soit l'intuition, soit l'émotion, soit la communication dans une dynamique qu'introduit le patient central en référence à son propre somatogramme. Ce somatodrame est présenté longuement dans le chapitre ? du tome I.

                                                                                        Cette pragmatique vise à vivre ses lieux de vie (et de mort) jusqu'à la plénitude, c'est-à-dire jusqu'à l'occupation de toute sa surface, dans toutes ses extensions. Mais il ne s'agit pas de l'intégralité du territoire potentiel qui n'est jamais atteint dans sa totalité. Aussi arrivons-nous à une philosophie qui se glisse là sous prétexte de somatotope, c'est celle des limites, du manque et de l'humaine condition. C'est, en tout cas, l'un des lieux où s'expérimente cette notion de champ délimité où nous testons la résistance de nos crânes qui ne cessent de se heurter à ces bornes, dans l'illusion de les déplacer.

                                                                                        En même temps, ce champ donne lieu à un vécu plein, entier et épanouissant au moment où nous pouvons l'occuper intégralement au lieu de vouloir en repousser les limites. Mais retournons à Marjolaine et aux illustrations magistrales qu'elle donne de tous ces symboles topographiques. L'effet de la somatanalyse a consisté dans l'élargissement du champ étroit de ses somatotopes d'origine.

                                                                                         

                                                                                        Schéma 25 : L’élargissement du champ de vie de Marjolaine

                                                                                         Ne considérons que le somatotope de gauche, A, sensitif et essensiel, qui est celui de l'intimité, alors que le somatotope de droite, B, est plutôt celui de l'insertion sociale et professionnelle.

                                                                                        Le lieu A, de l'intimité, pousse de temps en temps son pseudopode dépressif, jusqu'à la mélancolie, comme l'indique la flèche 4. Comme il n'y a pas décrochage irrémédiable – avec hospitalisation par exemple ou tentative de suicide grave – nous lui maintenons, sur le schéma, sa connexion avec le centre. Dans sa thérapie, à l'occasion des deux accroissements de responsabilité professionnelle, ces dépressions se sont manifestées de manière plus aiguë encore, jusqu'à la mélancolie mais Marjolaine a néanmoins assumé ses responsabilités malgré un état quasiment confusionnel par moments. Elle le pouvait grâce à un ancrage beaucoup plus large et profond de son lieu de vie du côté de l'affectif et du relationnel. Trois autres pseudopodes lui ont poussé :

                                                                                         

                                                                                        • En 1, se désigne l'accrochage transférentiel au thérapeute dont nous reparlerons plus loin.

                                                                                        • En 2, s'épanouit une amitié profonde avec une participante du groupe de somatanalyse, aussi célibataire qu'elle, du même âge, de la même profession et de structure borderline.

                                                                                        • En 3, se concrétise l'habileté sociale et l'entregent que Marjolaine acquiert peu
                                                                                          à peu en exerçant une profession très sociale.

                                                                                        L'expansion du champ de vie vers le haut et le centre constitue une assise suffisamment solide pour que Marjolaine puisse lâcher prise de l'autre côté. Elle peut enfin se laisser aller à sa mélancolie et explorer sa déprime parce qu'elle a ses contrepoids affectifs et sociaux. Cette descente aux enfers lui permet de relâcher les mécanismes de défense qui l'en protégeaient jusque là mais qui devenaient peu à peu pire que le mal lui-même.

                                                                                        Nous reconnaissons ici le processus même de toute thérapie analytique, freudienne, qui se fonde sur les trois mouvements fondamentaux décrits ci-dessus :

                                                                                         

                                                                                        • création d'ancrages relationnels, transférentiels, à même de permettre

                                                                                        • l'exploration des lieux de mort et leur exorcisme,

                                                                                        • pour faciliter la levée des défenses mentales, corporelles et relationnelles contre cette menace inconsciente.

                                                                                        Actuellement, plusieurs années après la fin de la somatanalyse de Marjolaine, le follow up que permettent les inévitables rencontres dans cette ville à taille humaine qu'est Strasbourg, nous apprend que notre héroïne assume un travail de haute responsabilité, à plein temps, toujours aussi célibataire et amie de sa compagne de thérapie.

                                                                                        Peut-être cette évolution était-elle déjà symbolisée dans ses somatogrammes successifs et pouvait-on la lire sur nos cartes sinon dans les cartes. Toujours est-il que ce schéma de territoire nous en a passablement approché. Mais Marjolaine est encore plus riche que cela, plus subtile et plus singulière. Aussi, pour rendre justice de cette complexité, nous faut-il affiner encore notre démarche.

                                                                                         

                                                                                    • Marjolaine, en ses chocs et stress : le schéma de situation

                                                                                    •  Investissant le corps de façon privilégiée, la somatanalyse œuvre dans le présent. La somatologie, fondement théorique, doit elle aussi rendre prioritairement le présent, sans oublier que le présent est aussi le point de rencontre du passé et de l'avenir. La somatologie doit aussi effectuer une seconde rencontre, celle des faits de thérapie et des faits de la vie privée. Enfin, elle devrait rendre justice de toute la singularité de la personne. Avec un tel cahier de charges, il faut multiplier les schémas de représentation, mais sans en créer de nouveaux, tout simplement en extrayant l'un ou l'autre point névralgique du schéma de territoire pour le développer en un nouveau schéma plus détaillé. De la grande carte routière, nous devons passer à la carte d'état major, en attendant les plans de ville et les croquis d'architecture. Le premier de ces développements s'appelle « schéma de situation ».

                                                                                       

                                                                                      Schéma 26 : Le schéma de situation

                                                                                       Rappelons-nous que le schéma de territoire représente une réalité seulement potentielle et que ce qui s'actualise vraiment dans le moment, hic et nunc, est une « situation ». La situation se définit par deux lignes horizontales parallèles qui découpent le territoire de gauche à droite ; elle se constitue des messages existant à ce moment et à cet endroit, messages psychiques, écosociaux et/ou corporels.

                                                                                       

                                                                                      • Le schéma de situation : présentation générale

                                                                                      •  Le schéma de situation extrait celte bande passante d'actualité pour en affiner l'étude. A gauche, l'ensemble des messages constitue l'événement qui va devenir communication à droite. Dans l'entre deux, s'inscrit le vécu qui se partage en essensialité et en attensionnement selon des proportions variables qui vont de 99/1 à gauche à 1/99 à droite avec tous les intermédiaires possibles, en fonction du lieu du somatotope. Nous observons là l'extrême richesse de ce schéma qui peut inscrire toutes les singularités existantes entre ses deux extrêmes.

                                                                                        La pertinence de ce schéma de situation réside précisément dans cet alliage subtil d’essensialité et d'attensionnement qu'on ne vit qu'ensemble, en équilibres variés mais dont il faut préciser chaque constituant à présent.

                                                                                        L'essensialité est le vécu des messages qui font l'événement, ces messages venant des réalités psychiques, écosociales et somatiques en une totale équivalence fonctionnelle. Il s'agit donc des vécus :

                                                                                         

                                                                                        • intuitifs, mnésiques et imaginaires bien étudiés par la psychothérapie par exemple ;

                                                                                        • émotionnels : (peur, colère et souffrance, joie, tendresse et plaisir) expérimentés par les thérapies dites émotionnelles et la somatanalyse ;

                                                                                        • sensitifs, sensoriels et sensuels, étudiés par les somatothérapies et la sagesse orientale ;

                                                                                        L'essensialité a des caractéristiques précises :

                                                                                         

                                                                                        • l'immédiateté : les messages et leurs vécus se renouvellent inlassablement en des cycles courts durant de quelques secondes à quelques minutes ;

                                                                                        • la passivité du vécu encore qu'il faille relativiser cette notion ;

                                                                                        • l'absence de maîtrise sur leur contenu et la non-responsabilité qui en découle (tant qu'il n'en résulte pas des actes dont nous sommes seuls responsables) ;

                                                                                        • la nouveauté et la richesse des contenus qui en font les objets privilégiés de notre curiosité et de nos distractions ;

                                                                                        • l'intensité du vécu qui en fait la base de nos plaisirs et souffrances ;

                                                                                        • l'ouverture globale qui accompagne leur réception, pouvant aller jusqu'à la labilité, la peur qui en découle et les mécanismes de défense réactionnels ;

                                                                                        • l'associativité qui entretient la grande vitesse de déroulement des messages en
                                                                                          les connectant aux trois dimensions psychique, relationnelle et corporelle ;

                                                                                        • enfin la globalité de l'état d'être qui est d'ouverture ou de fermeture à l'ensemble des messages et non pas de sélection quant à leurs contenus.

                                                                                        Rappelons-nous le travail émotionnel de Marjolaine. Quand je l'entreprends aux moments forts, elle s'ouvre à ses messages, se laisse happer par leur défilement jusqu'à perdre ses repères habituels (attensionnels) puis sursaute de façon quasi réflexe (dans ce que j'appelle le réflexe attensionnel) et teste la solidité de son repère social, à savoir de son thérapeute, l'envoyant au diable pour s'assurer qu'il restera quand même. Alors seulement elle peut retourner dans ses abîmes essensiels jusqu'à ce que le corps la rappelle à la vigilance avec un spasme, une douleur ou un sursaut quasi automatique.

                                                                                        L'attensionnement est plus complexe et plus difficile à saisir. Il s'agit de l'ensemble des processus personnels d'élaboration des messages, de ce qu'on appelle ailleurs structuration et défense ou résistance quand cela devient excessif. Il est à la fois :

                                                                                         

                                                                                        • psychique : avec les processus de réflexion, d'attention, de dissociation, de
                                                                                          symbolisation ;

                                                                                        • écosocial : avec l'observance des règles sociales, des lois, des usages de la communication ;

                                                                                        • somatique : avec les processus de mise sous tension musculaire et de mise en œuvre des règles du fonctionnement corporel.

                                                                                        Bien qu'il s'agisse d'éléments de nature hétérogène (les processus de réflexion et les lois sociales par exemple), ils fonctionnent de façon équivalente. Quand on réussit à envisager cette notion « d'équivalence fonctionnelle » on est subitement étonné par cette possibilité de traiter ensemble la mise sous tension musculaire et les lois de la communication par exemple. Eh bien, Marjolaine était aussi tendue dans son corps que cassante dans son discours. Quant au mental, quand il était trop stressé avant les examens, il déconnectait pour les mêmes raisons !

                                                                                        L'attensionnement se définit par opposition à l'essensiel. Il est :

                                                                                         

                                                                                        • permanence : ses processus fonctionnent selon des cycles longs comme les sentiments (à opposer aux émotions, de durée plus courte) les comportements et les projets ;

                                                                                        • activité : donc effort, souvent pénible ;

                                                                                        • maîtrise : grâce à la possibilité de ré-flexion, donc retour sur soi-même et aussi responsabilité à cause de cette possibilité de maîtrise ;

                                                                                        • répétition : routine, automatisme ce qui peut le rendre lassant et le fait rejeter hors du champ de la conscience ;

                                                                                        • finalité : orientée vers un résultat, ce qui entraîne la satisfaction ou l'insatisfaction en cas d'échec ;

                                                                                        • facteur de stabilité : et donc de sécurité quand il fonctionne globalement ;

                                                                                        • et, en même temps, panoplie en kit : dans la mesure où il s'agit d'une masse d'habiletés qu'il faut acquérir l'une après l'autre par des apprentissages individualisés.

                                                                                        Cette dernière caractéristique nous montre qu'il s'agit de processus majoritairement acquis bien qu'ils reposent sur des fonctions bio-physiologiques indispensables. Nous savons quelle est la longueur de la scolarité qui doit développer l'attensionnement psychique, quel est le nombre de gendarmes et de juges qui assure l’attensionnement social et quelle est l'attention qu'il faut porter au corps pour pouvoir fonctionner avec « attension ». Marjolaine illustre bien ce propos qui reprend la Fac à près de trente ans pour ne la terminer que vers quarante. Quant à la somatanalyse, elle est une autre leçon d'attensionnement, paradoxalement.

                                                                                        En effet, il faudra bien un jour admettre que toute psychothérapie doit comporter son volet d'apprentissage el d'attensionnement. Habituellement on appelle cela «pédagogie » et les psychanalystes jurent aussitôt leurs grands dieux qu'il n'y a pas de pédagogie dans leur méthode. Il n'y a pas d'enseignement direct dans les méthodes analytiques freudiennes, c'est exact, mais il y a une pédagogie implicite qui est donnée par le cadre lui-même : le discours, qui s'impose en psychanalyse par exemple, impose ses règles et c'est sur les manquements à ces règles que se fait aussi l'interprétation : lapsus, jeux de significations, calembours étymologiques et phonétiques etc. ! En sociothérapie analytique, les règles de la sociabilité s'imposent au fil de la dynamique du groupe. En somatanalyse, les règles du fonctionnement corporel rappellent à l'ordre dès le premier manquement : vous essayez de forcer un son et les cordes vocales s'irritent ; ce n'est pas le professeur qui vous punit, ce sont vos propres cordes vocales, et la leçon ne se retient que d'autant mieux.

                                                                                         

                                                                                        • Le schéma de situation et ses caractéristiques

                                                                                        •  Marjolaine nous invite à explorer ce schéma de situation plus avant, nous en dévoilant quatre aspects plus précis :

                                                                                          • la présence à la situation,

                                                                                          • la constitution historique des lieux de vie et de mort,

                                                                                          • la vie entre choc et stress,

                                                                                          • enfin, la présence juste.

                                                                                             

                                                                                          • LA PRÉSENCE À LA SITUATION

                                                                                          •  Le travail direct sur le modèle structuro-fonctionnel nous pousse à essayer un certain nombre de combinaisons qui s'avèrent d'abord logiques et géométriques et, ultérieurement, cliniques si la vérification pratique y agrée. Il en va ainsi de la combinaison du schéma de situation et du somatotope. Mathématiquement, il y a cinq combinaisons possibles – plus tous les glissements intermédiaires – qui se lisent sur cette représentation.

                                                                                             

                                                                                            Schéma 27 : La présence à la situation et ses avatars

                                                                                             

                                                                                            1. La présence totale et exclusive à l'événement est un moment relativement
                                                                                              rare mais remarquable qui se caractérise par tous les aspects décrits ci-dessus à propos de l'essensialité. La richesse de contenu est totale, d'où son attrait, mais son revers est tout aussi extrême, à savoir sa labilité : on est totalement à la merci de ce contenu. Cela s'observe dans le rebirthing par exemple, dans cet exercice respiratoire où l'on propose une structuration par des consignes de respiration (attensionnement) mais où le vécu imaginaire peut devenir intense. A certains moments, ce vécu prend totalement le dessus (présence totale à l'événement) et l'accompagnateur observe alors une respiration chaotique qui ne fait plus que suivre l'événement (l'attensionnement disparaît). Lors de la restitution verbale, on apprend qu'il y a eu des souvenirs, fantasmes, visions qui occupaient toute la place, entraînant des émotions intenses et faisant oublier les consignes respiratoires et la présence de l'accompagnateur. Chez Marjolaine, nous observons cette présence à l'événement quand elle travaille ses émotions et se laisse happer par elles ; l'entraînement est tellement rapide que des sursauts de peur interviennent, comme autant de réflexes «attensionnels».

                                                                                            2. Le remède à cette labilité angoissante se trouve dans la position à cheval sur l’essensiel et l'attensionnement : il y a le lot d'événements et la masse de stabilité. C'est notre attitude la plus courante. Marjolaine se met ainsi « à cheval», chaque fois qu'elle s'adonne à ses jouissances solitaires, gastronomiques par exemple : elle s'abandonne aux délices de la langoustine mais s'agrippe tout autant aux exigences de la cuisine et à la réflexion de soi sur soi, dans cette solitude. C'est ce qui fait aussi la sécurité de la masturbation solitaire où il faut à la fois jouir et agir alors que la « relation » sexuelle permet de s'abandonner totalement et surtout de se prolonger en l'autre.

                                                                                            3. La présence exclusive à l'attensionnement est une attitude habituelle, acquise de longue date et, malheureusement, tenace. Elle offre une stabilité parfaite mais manque tragiquement de distraction. Il aura fallu se défendre beaucoup
                                                                                              dans le passé contre des événements particulièrement négatifs pour se réfugier ainsi dans la réflexion, la tension et la loi. Marjolaine se plante là en début de séance, pendant la séquence verbale, lorsqu'elle entreprend méthodiquement et agressivement tel ou tel analysant, se réfugiant dans son raisonnement et recourrant à son bagage intellectuel pour soutenir l'assaut. Elle ne cède pas à l'émotion et n'arrête le combat qu'à la capitulation de l'un ou de l'autre.

                                                                                            4. C'est là qu'elle s'allonge, fuyant le champ de bataille, un pied dedans, l'autre dehors, laissant la parole au groupe et s'abandonnant à des pensées personnelles qui n'ont plus rien à voir avec la situation présente. Beaucoup de nos patients présentent cette attitude : ils sont toujours à moitié absents. C'est même pour cela qu'ils sont nos « patients ». Il doit se passer quelque chose de trop intéressant ailleurs pour qu'ils l'abandonnent : des pensées ou fantasmes, des sensations agréables ou obsédantes, des émotions liées à l'imaginaire etc. La thérapie de groupe est très efficace ici parce qu'elle offre des événements de grande intensité qui arrivent à arracher ces semi-absents à l’ailleurs. Après deux jours d'atelier et deux jours d'absence à leur absence, ils se sentent tellement bien qu'ils ont envie d'essayer... d'être là.

                                                                                            5. Il reste les véritables pierrots lunaires qui ont même retiré l'autre jambe de la scène présente. On se demande ce qu'ils font là ! En somatanalyse, ils sont non seulement couchés lors du temps verbal mais encore enfouis sous une couverture, tête y comprise. Lors de la deuxième séquence, vocale, ils quittent le cercle rapproché pour se planquer dans un coin de la salle. Comme on connaît ces pierrots là et qu'on les sent inoffensifs, on peut accepter ces absences en attendant le moyen de les agripper efficacement. Car, ceux-là, il faut aller les chercher dans leur lieu à eux, à l'occasion, quand la bonne occase se présente, mais sans précipitation.

                                                                                            Nous voyons là que la logique du modèle structuro-fonctionnel est une logique réaliste, une géométrie de l'humain. Le contrôle des faits doit être rigoureux. A ce moment là, nous obtenons une espèce de typologie, une nouvelle grille de lecture qui se montre efficace dans la pratique et qui respecte le cahier de charges : se référer à la généralité (la présence à la situation) tout en respectant la singularité de chaque cas. Nous verrons plus loin que ce qui se travaille analytiquement, ici en somatanalyse, peut devenir une pratique ailleurs, avec la « Présence Juste».

                                                                                             

                                                                                          • L'HISTOIRE ET L'ORGANISATION DES LIEUX DE VIE ET DE MORT

                                                                                          •  Notre hypothèse de travail repose largement sur la notion de lieux (de vie, de mort et en suspens) qui sont autant de modes d'êtres privilégiés qui fonctionnent dans le présent comme des attracteurs et des répulsifs. Cette notion se réfère en partie à la théorie freudienne des lieux de régression, à la différence qu'il ne s'agit pas, ici, de seule régression, mais de tous mouvements, prospectifs comme régressifs. Ces lieux ont une histoire, certes, mais ils ont surtout une organisation (le mode d'être) qui nous intéresse prioritairement, nous qui travaillons dans le présent, au corps. En fait, l'histoire et l'organisation vont de pair, l'une informant largement l'autre, comme nous le suggère la somatologie qui représente les deux aspects à la fois. En effet, le schéma de situation n'indique pas seulement l'organisation du lieu (la proportion d'essensiel et d'attensionnement) mais aussi le temps historique où il s'est constitué. C'est ce que nous montre une autre recombinaison de notre modèle.

                                                                                            Schéma 28 : L’attensionnement comme maturation de l’être

                                                                                            Sur ce schéma, nous situons quatre temps historiques remarquables :

                                                                                            • la conception comme temps zéro où, par rapport au vécu, l'essensiel est à 100% ;

                                                                                            • la naissance où une certaine attensionnalisation s'est déjà mise en place, disons 10% ;

                                                                                            • la liquidation de l'Œdipe où la proportion essensio-attensionnelle bascule vers une prédominance d'attensionnement (51 %) qui permet à l'enfant de renoncer à la fusion pré-œdipienne ; nous ne fixons pas d'âge à ce temps, même si la moyenne se situe entre 3 et 7 ans ;

                                                                                             

                                                                                            • la vie adulte qui est un lieu où l'attensionnement est prévalent, oscillant de 50 à 100 % selon le développement de chaque individu mais sans qu'il y ait une fixation à ce lieu attensionnel ; pour sa vie affective, religieuse, artistique, l'adulte réintègre les lieux essensiels après avoir traversé le clivage essensio-attensionnel en un lâcher prise subtil et sans « régresser» pour autant ; cela fait partie de sa vie d'adulte ;

                                                                                            • faut-il en déduire que le cheminement vers la vieillesse et la mort, c'est du100 % d'attensionnel? Faut-il voir dans le défilement instantané des images de la vie que l'on décrit lors des états de mort apparente le retour tout aussi instantané aux 100 % d'essensiel ? Laissons cela au niveau des hypothèses pour le moment.

                                                                                            Nous avons aussi vu que le « schéma de position » détaillait encore plus cette carte historique. En fait, elle ajoute une nouvelle dimension en reliant les lieux de vie et de mort au cadre relationnel du moment constitutif.

                                                                                            Il suffit, à présent, de nous rappeler que la « situation » peut se placer en tout lieu du « territoire », en haut dans le psychique, au milieu dans le relationnel, en bas dans le corporel par exemple, pour que nous saisissions une autre dimension encore qui définit le lieu. Nous aboutissons ainsi à une quadruple caractérisation du moment historique de fixation de ce lieu avec :

                                                                                            • son organisation : essensio-attensionnelle ;

                                                                                            • son cadre relationnel : individuel, duel et/ou groupal ;

                                                                                            • son contenu : psycho-, socio- et/ou somato-logique ;

                                                                                            • l'époque de survenue.

                                                                                            Illustrons ce nouvel acquis sur le somatogramme de Marjolaine. La simple localisation du lieu A, à gauche et vers le bas, nous indique qu'il est :

                                                                                            • essensiel à 75 % ;

                                                                                            • constitué par la relation duelle fusionnelle et préœdipienne, avec le père principalement ;

                                                                                            • à contenu majoritairement corporel ;

                                                                                            • datant de ses 2-3 ans, d'avant l'époque où elle a dû aller chercher ce père dans les bistrots.

                                                                                            Le lieu B nous montre qu'il est :

                                                                                            • attensionnel à 65% ;

                                                                                            • constitué par la relation groupale et conflictuelle en famille ;

                                                                                            • à contenu majoritairement psychique ;

                                                                                            • datant de ses 6-12 ans, lors de la fuite dans les études.

                                                                                             

                                                                                            Avec l'aspect très schématique que prend notre écriture en ce moment, on pourrait basculer dans un certain vertige, sinon un emballement maniforme. Nous approchons là ces mathématiques du vivant et cette géométrie de l'humain que nous traquons idéalement, et cela peut être exaltant. Mais nous pouvons nous protéger de tout ce vertige en restant dans... la présence juste, la lecture des modèles et le retour à la clinique. Remarquons bien que chaque schéma enrichit le précédent d'un nouvel aspect mais, en même temps, il le relativise en soulignant qu'il ne s'agissait que d'un aspect particulier. Il se fait ainsi une approche phénoménologique où chaque nouvelle manifestation nous signifie qu'il n'y a là qu'un autre éclairage de l'ensemble et que cet ensemble, à savoir notre patient, l'être humain, Marjolaine ici, nous ne sommes pas près de le cerner définitivement. La pluralité des approches est, paradoxalement, une garantie de liberté tout comme, ailleurs, la pluralité des partis politiques et des médias préserve la démocratie.

                                                                                             

                                                                                        • Le développement de l’individu entre choc et stress

                                                                                        •  L'élargissement de notre modèle à l'histoire et au développement de l'individu nous propose une observation fondamentale avec l'élargissement régulier de la zone d'attensionnement au fur et à mesure de l'avancée en âge, et le rapetissement consécutif de la zone d'essensialité. Cette réalité est née d'abord d'un coup de crayon, d'un dessin voulu symétrique sur le schéma de situation. Elle s'est imposée ensuite sur la base de longues années d'observation clinique et de réflexion. La géométrie de l'humain manifeste là l'une de ses formes les plus pures et les plus logiques. Nous en ferons donc un postulat à développer et non plus à justifier.

                                                                                          Ces deux lignes convergentes qui tentent de se rejoindre à droite en une communication parfaite ne constituent évidemment que des lignes idéales, exemplaires : voici ce qu'il devrait en être dans un développement harmonieux ! Sa réalité, elle, est plus polymorphe et vient encore une fois inscrire la singularité de chacune des six milliards de trajectoires individuelles en des formes originales. Nous nous y essayerons avec une seule de ces destinées, celle de Marjolaine.

                                                                                          En fait, le modèle nous montre tout autant quelles seront les dérogations à cet idéal : l'hyper- et l'hypo-structuration attensionnelle. L'enfant, le jeune, l'adulte développeront trop ou pas assez leur attensionnalité, à des moments divers de leur évolution, ce qui introduit encore une fois la multiplicité des cas de figure : six milliards, en attendant les autres !

                                                                                          Mais référons-nous à Marjolaine et modélisons certains de ces moments remarquables qui ont marqué sa vie. Commençons par le commencement, par une relation au père très proche, tendre, sécurisante et sensitive. Dans ce cocon à prévalence paternelle, Marjolaine s'abandonne aux messages positifs et privilégie l'essensialité, oubliant de développer les processus attensionnels. Jusque vers trois ans, elle baigne dans une hypoattensionalité sans histoire. Mais vers trois-quatre ans, l'histoire et les histoires reprennent leur droit, le ciel s'obscurcit, le père boit et Marjolaine trinque. Quand elle va pister son père dans les bistrots alentours, elle doit développer un attensionnement excessif, démesuré pour son âge, et surtout mal préparé. Elle, qui se prélassait dans le nid, elle en tombe soudainement sans savoir voler. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle met hâtivement en place une structuration mal élaborée et mal intégrée. Représentons ces événements sur notre schéma.

                                                                                           

                                                                                          Schéma 29 : Marjolaine et ses premiers grands stress

                                                                                           Nous représentons en pointillé les lignes d'attensionnement idéales et visualisons aux écarts d'avec celles-ci l'hypo- puis l’hyper-attensionnement de Marjolaine. Ce schéma nous suggère deux séries de commentaires, et deux réalités importantes.

                                                                                          En premier, nous retrouvons ici les prémisses de deux somatotopes de base chez Marjolaine. Le lieu du cocooning familial, paternel surtout, fait le lit du lieu de vie A que nous connaissons bien à présent. L'autre lieu, de conflit avec ce même père, préfigure le lieu de mort le plus proche. Nous pouvons donc généraliser, même si c'est un peu hâtif, et prêter à ce travail d'attensionnement la responsabilité des fixations des somatotopes de base. Poussant les déductions encore un peu plus loin, nous pouvons aussi préciser que le travail thérapeutique se fera préférentiellement sur cette ligne de partage entre l'essensiel et l'attensionnel, dans un équilibre donc, ce qui nous rappelle la complexité et la subtilité de toute psychothérapie, analytique en particulier.

                                                                                          En second, nous sommes invités à reconnaître dans ces deux mécanismes d'hypo- et d'hyper-attensionnement le substratum de deux processus de plus en plus marquants dans notre civilisation : les états de choc et de stress.

                                                                                          • Le choc est la chute brutale en un lieu d'hypo-attensionnement.

                                                                                          • Le stress est la confrontation tout aussi brutale à un hyper-attensionnement instantané.

                                                                                          Remarquons bien la différence fondamentale entre les réactions normales du « lâcher prise » ou essensiellement et du « prendre prise » en attensionnement. Dans la normalité, il s'agit de mouvements progressifs vers la gauche ou la droite, respectant les règles psychiques, sociales et corporelles respectives comme l'indique le schéma suivant.

                                                                                           

                                                                                          Schéma 30 : Lâcher prise et prendre prise, essensiellement et attensionnement

                                                                                           Dans le choc et le stress, il s'agit au contraire d'un lâchage et d'une surprise attensionnelles instantanés, sur place. C'est l'irruption subite d'un autre régime tensionnel, hypo- et hyper-tensionnel, qui provoque les symptômes bien connus du choc et du stress.

                                                                                           

                                                                                           Schéma 31 : Le choc et le stress

                                                                                           Continuons avec Marjolaine. Vers la même époque, la mère fréquente son amant mais pour quelques mois seulement. Elle retourne bientôt au bercail et même au bénitier. Le père fait une cure de désintoxication. Une nouvelle période de tranquillité s'offre à Marjolaine. Le grand frère est là, grand, fort, intelligent, admiré... Mais à quatorze ans, ce dernier part à l'internat et Marjolaine se retrouve seule avec une mère de plus en plus bigote et étroite d'esprit. Marjolaine investit le travail scolaire et s'ouvre à la musique. Elle voudrait même apprendre le violon mais sa mère refuse. Nous pouvons reconnaître là un second cycle d'hypo- et d'hyper-attensionnement.

                                                                                          La nouvelle épreuve des 7-10 ans vient creuser le trou du deuxième lieu de mort, celui qui se situe au lieu du frère, au lieu de la fraternité, du groupe familial, de la culture de groupe, du groupe social. Marjolaine se voit éjectée du lieu central, normal, social. Ces deux lieux de mort nous expliquent ses difficultés en somatanalyse avec le thérapeute d'abord qu'elle houspille comme son père éméché et avec le groupe qu'elle doit dominer comme un partenaire dangereux, comme le frère pour ses départs et ses refus…

                                                                                          Autour de sa majorité, Marjolaine vit un troisième cycle remarquable. Elle tombe amoureuse d'un homme marié plus âgé, père de famille, au domicile éloigné de deux cents kilomètres. Elle est très amoureuse, très attachée en tout cas. Elle n'a pas d'orgasme mais apprécie les rencontres sexuelles. Sa mère ne doit évidemment rien en savoir. Seul le frère est au parfum, un frère toujours aussi parfait qui a déjà femme, enfants et maison. Elle, Marjolaine, fait le commercial, et connaît un homme marié ! Mais voici qu'un nouvel événement vient constituer un stress majeur après trois années de fréquentation. L'un des enfants de l'amant tombe gravement malade et Marjolaine s'impose une rupture comme acte d'exorcisme, de déculpabilisation. Elle rompt définitivement sans faire le deuil de la relation pour autant. On reconnaîtra là la répétition parfaite des deux cycles précédents : dans la chaleur de l'amour, Marjolaine s'ouvre à nouveau, relâche son hyper-attensionnement pour ne donner que plus de prise à l'épreuve inattendue qui l'assaillira. Là, elle réagit d'abord par un retour de rigidité puis par une décompensation dépressive, par un choc hypo-attensionnel.

                                                                                          Après ces trois cycles majeurs, Marjolaine renonce à l'affectif et même au relationnel. Elle retrouve ses investissements intellectuels mais, ne supportant pas le stress, surtout pas le stress annoncé que constituent les examens, elle développe cette névrose d'échec que nous lui connaissons. Notons au passage que la névrose d'échec est au moins un état-limite sinon une psychose d'échec, comme les autres pathologies modernes : anorexie et boulimie entre autres.

                                                                                          Arrêtons-nous là dans cette évocation du passé et tournons-nous à présent vers la somaianalyse de Marjolaine. Précisons seulement que les trois cycles analysés ci-dessus ne se déroulent pas au même niveau ni dans les mêmes contenus : 

                                                                                          • le cycle paternel est en bas, dans le corporel, le sensitif el le sensuel ;

                                                                                          • le cycle fraternel est au milieu, dans le relationnel et le groupal ;

                                                                                          • le cycle amoureux est largement projectif, donc psychique, inaugurant le
                                                                                            refuge dans les études.

                                                                                          Cette précision nous ouvre une possibilité de vérification, à savoir la superposition des différents schémas, en particulier du somatogramme et des schémas de situation. En principe, ces schémas doivent se superposer parfaitement, témoignant ainsi de l'homogénéité de notre travail même quand il part dans des directions plus particulières.

                                                                                           

                                                                                          Schéma 32 : Superposition du somatogramme de Marjolaine et du somatogramme familial

                                                                                           Cette superposition devient un de ces moments féconds où le modèle parle de lui-même et donne des indications... à contrôler. L'un de ces enseignements nous renvoie au choc et au stress et montre que les événements du passé font le lit de ces deux processus. Il s'agit de quelque chose d'équivalent aux lieux de régression freudiens. Mais ici nous restons dans le présent, il s'agit alors de lieux de fragilité, les fameux lieux de mort, dans le fonctionnement actuel. Un autre enseignement nous renvoie à un autre concept aussi fondamental. Il existe en somatologie un postulat de base, déjà bien esquissé jusqu'ici et qu'il faut définitivement tirer au clair. Ce postulat concerne la pathologie et la thérapie et s'énonce comme suit : tout symptôme (syndrome) se constitue en un lieu précis défini par : 

                                                                                          • un moment de l'histoire du sujet ;

                                                                                          • un cadre relationnel donné ;

                                                                                          • un contenu psycho-, socio- et/ou somato-logique précis ;

                                                                                          • et un mode d'être particulier.

                                                                                           Il en découle, et là réside le postulat, que le moment thérapeutique, de guérison, ne peut survenir qu'en un lieu similaire, aussi précisément défini par : 

                                                                                          • ce même mode d'être particulier ;

                                                                                          • un contenu psycho-, socio- et/ou somato-logique précis

                                                                                          • et un cadre relationnel reconstitué.

                                                                                          Quant au moment historique, il ne peut malheureusement pas être retrouvé, mais la reconstitution du cadre et du moment formels tels qu'ils s'énoncent ci-dessus suffit. C'est le paradoxe de l'analyse verbale (psychanalyse) qui, à cause de la parole, se focalise sur l'histoire du symptôme mais qui, en réalité, cherche à retrouver son cadre formel à travers cette évocation et nullement à fonder l'objectivité de ce moment.

                                                                                          On aura vite compris que la somatanalyse cherche à recréer ces moments formels pour rencontrer le symptôme/syndrome dans son essence même et à le rendre inutile grâce à l'existence d'un cadre thérapeutique positif qui remplace le cadre traumatogène négatif. Référons-nous à Marjolaine, elle nous le montre mieux que l'énoncé de ces principes. Je retiendrai trois lieux remarquables que le cadre thérapeutique a offerts et grâce auxquels notre analysante s'est retrouvée dans l'ambiance même de trois de ses symptômes majeurs, ceux du groupe, de l'amitié et du transfert sur le thérapeute.

                                                                                          Commençons par la première et principale rencontre en socio-somatanalyse, celle du groupe. Nous nous rappelons que Marjolaine l'a accosté avec agressivité, s'instituant rapidement comme leader mais avec une insécurité certaine qui l'a poussée à constituer un petit clan de trois à quatre anciens et à rejeter fermement les nouveaux arrivants. Le pouvoir, elle l'a placé là où elle excelle, dans la joute oratoire, intellectuelle, rationnelle. Cette attitude révèle un fond d'énergie et de dynamisme qui provient de l'époque dorée du cocon paternel (à 2-3 ans) mais qui s'est figé et se transforme en échec avec la mère puis en échec professionnel puis universitaire.

                                                                                          Le groupe restitue le cadre formel dans lequel se sont précipités ces échecs et échafaudés les mécanismes de défense. Marjolaine se retrouve exactement dans les mêmes états d'être et arrive à le sentir effectivement. Elle déploie la même énergie et le même dynamisme, elle relance la même ambition de réussir et l'impose brutalement au groupe. Mais, ici, l'entourage ne la massacre pas, ne la rejette pas, ne la refuse pas. Tout au plus une confrontation lui fait-elle comprendre les règles de la dynamique de groupe, mais comme un fait de loi et non pas comme une punition personnelle. Peu à peu, elle perd la peur des représailles et l'agressivité préventive. Elle maintient son leadership mais de façon de plus en plus positive, encourageant les autres à «travailler» au lieu de s'inhiber. Cette réparation de son fonctionnement social prend beaucoup de temps (deux à trois années) mais se traduit très vite dans la réussite de sa vie professionnelle.

                                                                                          La seconde rencontre en socio-somatanalyse est celle de l'un ou l'autre participant plus personnellement. Nous avons vu que cela s'est d'abord fait sous forme de clan, pour la sécurité. Après une année, la collègue dont nous avons déjà parlé est devenue une relation particulière. Les rapports sont restés comportementaux au départ, à un niveau matériel. Elles sortaient au cinéma ou se faisaient « une bonne bouffe ». D'entraide, il n'y en avait pas plus et surtout pas de prise en charge mutuelle. Quand l'une d'elle allait mal, la relation se distendait. Tout était emprunt de retenue et de timidité. Par ailleurs Marjolaine choisissait mal ses autres relations, trouvant des partenaires bien plus paumées qu'elle comme pour se sécuriser par cette supériorité au rabais.

                                                                                          Nous retrouvons là les réactions aux déboires avec la mère et avec le frère. Peu à peu, pourtant, une nouvelle confiance s'est installée, avec cette collègue qui est devenue une amie intime, nous l'avons vu, avec le thérapeute à qui a été demandée une autre proximité toute paternelle puis fraternelle. En effet, Marjolaine a participé aux premières expériences de psycho-somatanalyse, de travail corporel à deux. Il y a eu des séances consacrées uniquement au bonding où elle est entrée au plus profond de ses tripes et de ses abîmes. Elle s'abandonnait à la tendresse puis sursautait brutalement. Peu à peu, elle put éviter ces réactions réflexes en structurant son ressenti. Et, surtout, par la suite, elle a pu demander elle-même ces séances réparatrices, notamment lorsqu'elle sombrait dans la mélancolie. Ainsi se retrouvait un lieu de mort archaïque qui revivait grâce au transfert positif.

                                                                                          Il en alla de même avec les figures d'autorité au travail, figures maternelles surtout. Ce lieu de mort aussi a été reconstitué et réparé.

                                                                                          Tout ce travail se fait spontanément à son rythme et à son heure. La somatanalyse institue un cadre rigoureux dans lequel ces choses peuvent advenir. Elles arrivent quand elles sont mûres. L'art du somatanalyste s'inscrit dans l'observance du cadre, dans l'intelligence du déroulement spontané et dans l'attitude analytique, toute en patience et en générosité. Tous les canaux se proposent, les canaux verbal, visuel et tactile. Les bras sont ouverts et chauds ; le cœur regorge de tendresse. La tête se concentre dans la compréhension et lâche prise dans l'empathie. Quant à la guérison, elle vient de surcroît.

                                                                                           

                                                                                      • Chapitre 10 : Les paramètres diagnostics : temporalité et étapes ontogénétiques

                                                                                      •  Cette deuxième partie, clinique, nous a restitué le laboratoire expérimental d’où proviennent les nouveaux aspects de la psychopathologie, avec deux cas cliniques approfondis : Monique et Fabienne. Puis la construction du modèle structuro-fonctionnel nous a fourni un lieu d’élaboration scientifique avec un troisième cas clinique, celui de Marjolaine, encore mieux documenté.

                                                                                        Toutes ces bases méthodologiques et épistémologiques ont permis de préparer un aspect important de notre démarche, à savoir la déconstruction des pathologies complexes en leurs paramètres diagnostics, en leurs éléments de base. A l’aide de nouveaux cas cliniques, nous dégagerons les quatre paramètres les plus importants :

                                                                                         

                                                                                        • la polarité structuro-fonctionnelle,

                                                                                        • la fonctionnalité, somatologique en particulier,

                                                                                        • la gravité, en trois degrés,

                                                                                        • la temporalité.

                                                                                        Nous commencerons par cette dernière, par le paramètre temporalité ou ontopathogenèse, et par toute la complexité qui peut résulter de l’enchevêtrement des étapes de développement.

                                                                                         

                                                                                        • Le paramètre diagnostic de la temporalité : les étapes de développement et leurs enchevêtrements pathologiques

                                                                                        •  La temporalité est un paramètre important en pathologie et comme le soulignent les phénoménologues elle est même un facteur primordial. Toute maladie se déclare à un certain moment et ce moment n’est pas seulement une situation ponctuelle, événementielle, mais une étape de vie ontogénétique, structurelle. Le paradigme holanthropique propose deux niveaux de développement ontogénétique selon deux critères différents. Le premier est relationnel et découpe la vie en ces six étapes que nous connaissons à présent :

                                                                                           

                                                                                          Tableau 9 : le modèle ontogénétique.

                                                                                           Le second est fonctionnel et plus complexe puisqu’il inclut un grand nombre de fonctions, ici, dix huit, à savoir trois pour chaque étape relationnelle, comme le montre le tableau ci-dessus. Le principe est simple. Chaque grande fonction humaine se développe de façon privilégiée à un moment de la vie et présente, du fait de cette éclosion accélérée, une sensibilité qui la rend vulnérable aux facteurs extérieurs. Ce deuxième critère a permis à Freud de créer ses stades oral, anal, phallique et génital avec, en creux, le stade narcissique et la période de latence. Le choix de nos dix-huit fonctions est relativement simple pour le jeune âge mais devient plus aléatoire avec l’avancée en âge. Nous ne travaillerons pas spécialement avec ce deuxième critère ici, nous concentrant sur les six étapes de vie plus proches du travail « relationnel » de la psychothérapie.

                                                                                          Le cas clinique présenté ici, celui d’Elisabeth, couvre les étapes III de socialisation et IV de socialité tout en nous ramenant à la seconde, fusionnelle, et nous fait évoquer la première, primitive. Ce cas de personnalité borderline qui vire aux manifestations histrioniques et même aux comportements transgressifs couvre une quinzaine d’années et nous permet de décrire, en plus du temps de mise en place, les interrelations entre les trois étapes. J’avais proposé un terme étrange : amalgame fusio-protecteur et clivage aval. Ce concept est descriptif et se comprendra facilement même s’il n’est pas classique : l’étape III, de protection n’est pas séparé de l’étape II, fusionnelle et s’y amalgame. Mais ce bloc de deux étapes ne peut aborder l’étape suivante, IV, de puissance, qu’en clivage. Nous proposons ici une étude prospective : qu’est-ce que ça devient d’étape en étape ? Habituellement nous lisons des études régressives : jusqu’où ça nous ramène dans le passé ? Elisabeth nous propose une approche de ce syndrome en deux temps. Elle se présente d’abord en une vignette clinique ponctuelle, en un épisode thérapeutique fécond. Puisqu’elle nous livre son histoire.

                                                                                          Elisabeth est une belle femme, blonde à croquer, menue, à la mâchoire volontaire et aux longs cheveux séducteurs. Quand elle est entrée en thérapie, il y a cinq ans, elle était dans une démarche religieuse, rigoureuse sinon rigide, où la « pureté » était très prisée. En fait, l'abstinence permettait d'échapper à une sexualité qui ne lui avait pas réussi auparavant. Dans son groupe vaguement charismatique, elle avait créé un lien très fort avec le prêtre qui lui a d'ailleurs lui-même conseillé une thérapie.

                                                                                          Elisabeth vient très vite au groupe de somatanalyse et y revient fidèlement (toutes les 3 à 4 semaines pour les deux jours d'un week-end, en résidentiel). Elle se manifeste très rapidement par des émotions intenses qu'elle exprime bruyamment, souvent déjà lors de la première séquence verbale, ce qui lui fait prendre beaucoup de place dans le groupe. A l'époque, j'appréciais ces meneurs de jeu ou lièvres émotionnels et je devais les gratifier inconsciemment, ce qu'Elisabeth a très vite perçu. (Actuellement, je me focalise beaucoup plus sur le groupe en tant que tel qui prend le pas sur les individus, le travail plus individualisé se faisant ailleurs, en psycho-somatanalyse.) Une période assez longue permet à Elisabeth de se libérer, de s'affirmer, de prendre confiance face aux autres et de développer une force intérieure toute nouvelle. Sa mâchoire ne saille plus de toutes ses résistances mais s'anime de projets très créatifs. Elle aime venir dans mes bras et s'y love comme une petite fille, ronronnant d'aise. L'une ou l'autre fois, elle a eu des mouvements du bassin très érotiques et surprenants chez elle.

                                                                                          En séance individuelle (une fois par semaine) elle a parfois un discours stéréotypé quasi ecclésial où elle exprime de façon monocorde son idéal religieux. D'autres fois, elle parle de son histoire personnelle qui débouche très vite sur sa relation au père. Jusqu'à ses quinze ans, elle a eu une relation quasi incestueuse avec lui puis tout s'est arrêté avec un épisode dépressif de... ce dernier. Il n'y a pas eu de sexualité mais une complicité totale qui s'est faite aux dépens de la mère avec une scène habituelle et répétée où cette dernière faisait la vaisselle tandis que la fille grimpait sur les genoux du père qui lui caressait voluptueusement le dos. La fille en tirait une véritable jouissance. A une certaine période, s'installa un phénomène tout aussi répétitif en séance : Elisabeth arrivait toute heureuse, pleine d'attente et me quittait tout aussi intensément déprimée ; la fois suivante, elle venait avec sa déprime qui virait totalement pendant la séance et la rendait heureuse pour la semaine à venir ! C'est là que nous constatons à la fois le volontarisme et la rigidité de ce caractère : elle crée une attente précise – et utopique – et ne peut qu'être déçue, déception qui se cristallise totalement pendant plusieurs jours et peut fondre instantanément... quand elle n'attend plus rien ! La régularité de ce phénomène disparut lorsque je le lui fis remarquer et que j'ajoutai que son attente était celle qu'elle avait eue vis-à-vis de son père, à savoir de la caresser avec volupté.

                                                                                          Après deux ans, Elisabeth retrouve ses besoins affectifs et sexuels et déniche son mari en la personne du... nouveau directeur des ressources humaines, à son boulot. Il a dix ans de plus qu'elle, presque comme papa, comme le prêtre et le thérapeute ! Et elle nous l'amène au groupe, il « doit » faire sa propre analyse, parce que ça ne marche pas toujours très bien entre eux. Elisabeth a une relation passionnelle avec des amours intenses et des colères tout aussi violentes. Elle découvre une sexualité débridée et de longues périodes de blocage. Cet homme est bon, doux, amoureux, flegmatique. Il vient au groupe où il sert de nounours aux autres femmes sans que cela ne dérange Elisabeth ; elle a confiance. Mais elle fait des scènes monstres parce qu'il arrive régulièrement en retard. Puis s'annoncent des orgasmes de plus en plus forts mais déstructurants et angoissants.

                                                                                          Récemment Elisabeth était silencieuse depuis deux week-ends, bloquée et sinistre. Je suis allé travailler avec elle et elle voulait tout de suite exprimer sa souffrance. Mais les premiers sons ont exacerbé des spasmes digestifs très douloureux et provoqué des nausées. Elle forçait néanmoins l'expression tout en gardant son corps inerte. Je lui proposai d'élargir l'expression par des mouvements des bras, des jambes, de la nuque. Rien ne vint. Puis les jambes se sont mises à battre, un peu, mais les bras restaient immobiles, les épaules flasques. « Tu laisses tomber les bras »; lui disais-je. « Oui, les bras m'en tombent », répondit-elle. « Ne peux-tu pas cogner, frapper, enlacer, embrasser ? » « Non, je ne peux pas, je n'en ai pas le droit ». La discussion qui suit ce travail émotionnel débouche sur le père, sur les séances de caresse, son abandon total à ce plaisir. Reprenant une idée déjà évoquée lors du week-end, je lui dis qu'elle encapsule ce plaisir et s'encapsule avec, en une véritable bulle, coupée de la réalité présente.

                                                                                          La séance de psycho-somatanalyse suivante se passe à évoquer sa capacité d'encapsulement et la flaccidité des bras. Au pas de la porte, elle vient se blottir dans mes bras puis part. Elle reprend rapidement une séance supplémentaire, complètement déprimée.

                                                                                          - « Cela ne va pas. Je suis dans un flou total qui mélange le passé et le présent » commence-t-elle. Un silence s'installe. Puis j'interprète de façon un peu hasardeuse, je fais confiance à mon intuition.

                                                                                          - « Le passé, c'est comme une drogue, c'est le plaisir avec ton père. Tu essayes de le retrouver, tu veux y retourner et pourtant ça ne fonctionne plus, alors ça te déprime ».

                                                                                          - « Oui, c'est là que ça se passe. La dernière séance, dans tes bras, j'ai tout d'un coup senti la même jouissance qu'avec mon père. Puis, à la maison, mon corps s'est coupé en deux. Je ne respirais qu'en haut et, en bas, je ne sentais plus rien ».

                                                                                          Elle me parle enfin de toute l'intensité de plaisir qui caractérisait ces moments. Mais ensuite le père partait subitement et Elisabeth ne pouvait pas parler de ce qui se passait. Elle n'a jamais pu parler de cela avec lui et restait avec des sensations dont elle ne savait que faire. Avec moi non plus, elle n'a pas pu en parler pendant longtemps. Maintenant, c'est enfin sorti. Tout en douceur, tout en profondeur.

                                                                                          A la fin de la séance, Elisabeth est quand même venue se blottir dans mes bras.

                                                                                          Ce temps thérapeutique nous permet de poser un premier diagnostic : personnalité borderline avec impulsions séductrices et comportements histrioniques, alternant avec de l’abandonnisme et de la dépression. On pourrait aussi évoquer du clivage post-traumatique. Mais l’histoire de vie nous apporte des renseignements qui permettent de mettre cette pathologie en une perspective temporelle qui donne du relief à l’ensemble et alimente la stratégie thérapeutique.

                                                                                          Elisabeth est issue d'une famille très unie, quasi symbiotique, de quatre enfants. Alors que ces derniers sont adultes, mariés et eux-mêmes parents, ils accompagnent toujours encore leurs propres parents pour les vacances. Dans ce cadre chaleureux, Elisabeth a accédé à la capacité fusionnelle avec la mère mais la catastrophe suivante n'a pas eu lieu. Le père n'est pas venu introduire la coupure entre la matrice fusionnelle et la société familiale. Il n'a pas imposé la loi de la séparation. Au contraire, il a pris le relais de la mère pour faire perdurer une matrice fusionnelle élargie au groupe familial. Après les bras de la mère, Elisabeth se glisse sur les genoux du père et fond sous ses caresses. Cela dure jusqu'à ses quinze ans et laisse une capacité fusionnelle prête à s'investir à la moindre occasion. Elle a continué son adolescence avec des relations amoureuses très fortes mais... brèves. Dépitée par ses échecs affectifs, elle se lance dans la spiritualité avec ardeur et voue une dévotion aussi forte à l'aumônier qu'à Dieu. C'est lui qui l'envoie en psychothérapie, trouvant son zèle suspect. Et nous savons déjà combien la fusion s'est installée dans la matrice somatanalytique, la fusion et la protection. En effet, Elisabeth se lance dans l'observation de son thérapeute, détectant ses états de bien- et de mal-être, parfois à raison, d'autres fois à tort. Par des moyens quasi transgressifs, elle a accès aux informations concernant le Collège des Somatanalystes et l'Association de Somatothérapie et peut ainsi suivre mes humeurs. Quand tout va bien pour moi, elle va généralement bien. Quand les institutions vont mal, et leur président aussi présume-t-elle, elle va mal. Cette sensibilité fondée sur la fusion est amalgamée au besoin de protection, donc à l'état du protecteur. Nous voyons là un exemple de bloc fusio-protecteur avec ses caractéristiques : passivité, besoin de sécurité, besoin de fusion, hédonisme et revendication égalitaire. Cette dernière caractéristique se retrouve très forte car, chaque fois qu'Elisabeth soupçonne que je vais mal, elle m'annonce fièrement qu'elle prie beaucoup pour moi.

                                                                                          Mais une rupture eut lieu lors de ses quinze ans. A cause d'un différent avec un des fils, le père tomba gravement malade, fut hospitalisé et longtemps éloigné de la maison. Le cadre matériel de la relation fusionnelle disparut mais la disponibilité morale encore plus. Il n'y eut plus qu'incompréhension entre le père et la fille. Elisabeth ne réagit pas dans l'immédiat. Elle s'adonna aux études puis aux garçons. Mais une tendance à réagir dépressivement à tout abandon se fit jour, au fur et à mesure des échecs sentimentaux, et en se renforçant. Actuellement elle fait deux à trois accès dépressifs par an, telle la dernière lorsque j'ai arrêté d'animer moi-même le groupe thérapeutique et que je l'ai confiée à mes élèves. II aura suffi que je sois très fatigué à la même époque pour qu'Elisabeth associe ma situation avec l'abandon par le père.

                                                                                          Cet abandonnisme et la régression passive lors de la moindre frustration, signent le clivage aval. Il n'y a pas de passage progressif vers la dynamique de socialité et la responsabilité adulte. Il n'y a pas d'étayage fusionnel et protecteur à la montée en puissance et à l'exercice du pouvoir. Ce gouffre provoque des réactions aiguës soit par retour en arrière dans l'abandonnisme soit par fuite en avant dans un exercice impulsif du pouvoir. Elisabeth réagissait violemment dans le groupe, agressant volontiers pour faire taire les autres et accaparer l'attention. Pour son couple, elle a débauché le chef du personnel, son chef et aîné de dix ans. Mais c'est elle qui porte la culotte et imprime le rythme de vie en fonction de ses humeurs. Le couple connaît des week-ends de sexualité effrénée mais aussi de longues semaines d'abstinence. Elle s'immisce intempestivement dans le travail de son mari, puis laisse de nouveau tout filer pendant quelques semaines. Nous ne sommes pas encore dans la psychopathie mais on peut évoquer les prémisses de la sociose transgressive.

                                                                                          Voilà cet agencement des trois étapes de l’enfance et du début de l’âge adulte où se mettent en place les capacités fusionnelles (matrice fusionnelle de 6 mois à 2-3 ans) l’expérience de la protection extérieure par père, famille et société, enfin la puissance personnelle du jeune adulte. Les étapes successives s’inaugurent par une catastrophe, par la perte de la stabilité structurelle antérieure. Pour les psychanalystes, il s’agit de castration, de perte, de manque. Pour nous, il s’agit de complexification avec nécessité d’établir un nouvel équilibre, supérieur. La proposition psychopathologique est simple : s’il y a amalgame entre deux étapes (ici entre II et III) le passage à l’étape suivante ne peut se faire qu’en force, en clivage, ou ne pas se faire du tout. Voici cette argumentation.

                                                                                           

                                                                                          • Bloc fusio-protecteur, abandonnisme et/ou sociose trangressive

                                                                                          •  L'étiologie doit se chercher au lieu manquant de la deuxième catastrophe, à savoir dans l'absence de la séparation entre la matrice fusionnelle et la dynamique de socialisation. Quand cela se passe chez l'enfant, il faut évidemment aller voir du côté du ou des parents. Pour Elisabeth, c'est le père qui escamote cette crise, avec la complicité de la mère. La maladie ultérieure du père montre qu'il était lui-même en demande pathologique de fusion.

                                                                                            Mais nous n'avons pas encore parlé de l'état de la première étape, de la bulle primitive et de sa fonction d'homéoesthésie, celle que Freud appelle narcissisme primaire. Il est difficile de remonter à cette étape autant du côté de l'évocation à cause de l'amnésie infantile que du côté de la répétition expérimentale du fait de l'omniprésence du bloc fusio-protecteur. Lorsqu'il y a une grande et belle capacité fusionnelle, avec une jouissance profonde et sereine, on peut en déduire qu'il y avait une gestion homéoesthésique normale. C'est le cas d'Elisabeth qui a d'ailleurs développé ce vécu en se formant à la sophrologie et en la pratiquant souvent seule, ce que l'on peut référer à la bulle individuelle, homéoesthésique et primitive.

                                                                                            Le diagnostic clinique se fait avec trois symptômes majeurs que nous avons largement décrits et qui, pris isolément, sont bien connus : le bloc fusio-protecteur, l'abandonnisme et la sociose transgressive. Le bloc fusio-protecteur combine la passivité, l'hédonisme, les besoins d'affection et de sécurité et l'égalitarisme. Lorsque ces besoins sont satisfaits, les porteurs de ce bloc sont des gens charmants, des enfants heureux et attachants, des adultes rassurés et bons vivants. Mais il y a une contradiction interne avec l'exigence d'égalité découlant de la plénitude de l'affectif et contraire à la gestion de la protection. Cette ambiguïté proche du « double bind » est une menace d'explosion. II faut donc une grande complicité du protecteur pour que cela marche, et un certain art de la manipulation de sa part. Au niveau social et politique, on peut situer là le leader charismatique qui arrive à proposer démagogiquement l'ensemble protection-fusion à ses sujets.

                                                                                            L'abandonnisme est l'effet clinique du clivage qui s'installe entre ce bloc et l'étape suivante. Qui dit clivage dit rupture et donc absence de transmission des acquis antérieurs au vécu ultérieur. Le lâcher-prise qui introduit la fusion et l'assurance que donne la protection, ne viennent pas jeter les bases de la puissance à développer. Inversement, l'absence de puissance et de pouvoir rend douloureuse la disparition des vécus antérieurs. La perte du partenaire fusio-protecteur devient un traumatisme profond qui, s'il ne se soigne pas rapidement, se transforme en abandonnisme. Pour Elisabeth, la plupart de mes départs en vacances étaient dépressogènes. Quant à la rupture elle-même, elle constitue une espèce de gouffre effrayant qui s'inscrit dans l'être et menace de se répéter incessamment. Elle empêche de sortir de l'état antérieur, ici fusio-protecteur, ou alors elle oblige à un effort exagéré qui ne peut que rendre le résultat de cet effort lui aussi démesuré.

                                                                                            L'abandonnisme et sa tendance à la dépression résultent du déficit d'énergie et du défaut de franchissement de la nouvelle étape. Le sujet se retrouve dans le gouffre avec rien derrière ni rien devant. La sociose transgressive, elle, résulte de l'excès d'énergie qui fait franchir le clivage en force et débouche sur des actes violents. Nous retrouvons là l'un des processus de base de la pathologie somatologique, la réaction énergétique, économique dirait Freud, à savoir la réponse en choc ou en stress. Chez l'adulte, le processus réactionnel énergétique est relativement ritualisé et fixé soit en choc soit en stress, en manque ou en excès d'énergie, en dépression ou en manie transgressive. Ce niveau énergétique est privilégié en psycho- et socio- somatanalyse et les tendances au choc ou au stress sont de bonnes indications pour les somatanalystes.

                                                                                            Nous pouvons nous demander enfin si l'on peut poser un pronostic, si l'on peut prévoir l'évolution du syndrome. La question est délicate et constitue le problème de toute psychothérapie. Pour bien observer la maladie, il faut lui permettre de se rejouer dans le cadre psychothérapique et, à ce moment, le thérapeute est déjà impliqué dans le cadre et la relation, ce qui lui enlève l'objectivité de l'observateur neutre... En fait, l'alliance thérapeutique est plus importante que le regard pronostic. La rage de guérir l'emporte sur le savoir. Une récente étude publiée dans l’American Journal of Psychiatry montre que l'assurance d'avoir un traitement efficace donne au thérapeute un regard positif sur son patient (Braslow 1995). Ce n'est que l'expérience accumulée du praticien qui lui donne peu à peu la capacité d'évaluer le pronostic. Et ce n'est pas nécessairement heureux : c'est peut-être une des raisons pour lesquelles les thérapeutes les plus anciens ont de moins bons résultats que les jeunes ! Quand ils voient que c'est trop dur, ils mettent la pédale douce. Quant aux jeunes, ils pensent tout possible.

                                                                                            Par contre nous pouvons nous appuyer sur la connaissance du nouveau syndrome pour élaborer une stratégie thérapeutique. Mais, tout de suite, il faut prendre conscience que nous sommes ici au niveau le plus fondamental du fonctionnement humain, au niveau de son parcours ontogénétique. Nous sommes bien loin du symptôme isolé qu'aborde la thérapie cognitivo-comportementale. Nous sommes même au-delà du conflit freudien entre une pulsion et son refoulement ou du conflit reichien entre l'énergie et la cuirasse musculaire. Ici ces conflits s'additionnent et s'accumulent dans une histoire de vingt, trente ou quarante années en un véritable syndrome ontogénétique et les différentes étapes du développement donnent à ces péripéties des configurations de plus en plus complexes.

                                                                                            La stratégie thérapeutique emprunte largement à la méthode analytique, aux trois cadres de vie et à la théorisation somatologique. La méthode analytique permet, dans un premier temps, la manifestation réelle des différents aspects du syndrome. Elle propose aussi les corrections éventuelles de par l'effet réparateur de ses cadres de vie. Pour Elisabeth, la restauration initiale du bloc fusio-protecteur, en groupe et à deux, soigne l'abandonnisme et diminue le gouffre du clivage aval. Le retour de l'étayage fusio-protecteur donne à son exercice du pouvoir une souplesse plus conviviale. C'est ce que montre sa vie conjugale qui s'assagit et se normalise. Dans un deuxième temps, il faut attaquer le bloc fusio-protecteur lui-même. La séparation très claire entre le groupe de thérapie régi par les règles sociales et la psycho-somatanalyse fondée sur les processus affectifs, introduit cette séparation. Depuis que j'ai arrêté l'animation de ce groupe thérapeutique, Elisabeth n'y va plus. Si elle peut y retourner, elle signifiera que la séparation des deux positions de vie est acceptée. Et puis, elle envisage de déménager pour suivre son mari qui travaille ailleurs, de quitter le cercle parental et ses vacances communes ; elle veut arrêter son travail pour retourner trois ans sur les bancs de la fac. Il aura fallu que je prenne moi-même beaucoup de vacances pour analyser à chaque fois ses réactions abandonniques et les amoindrir.

                                                                                            La somatanalyse d'Elisabeth est dans sa sixième année et s'achemine doucement vers sa fin.

                                                                                            Voilà cette présentation du syndrome ontogénétique, celui du bloc fusio-protecteur avec son clivage aval qui entraîne une réaction pathologique du côté du choc (abandonnisme) ou du côté du stress (transgression). Ce syndrome est probablement fréquent et ce n'est pas un hasard s'il s'est imposé à nous comme description princeps. Cela veut dire qu'il est bien connu aussi et apparaît ailleurs dans les autres nosographies. Mais les autres descriptions cliniques se contentent trop souvent de l'investissement d'une seule étape au lieu de balayer toute l'ontogenèse. De par la prédominance de la culture psychanalytique, on en reste aux faits de l'enfance sans s'occuper suffisamment des étapes adultes.

                                                                                            Quant à ces références nosographiques, nous ne pouvons pas ne pas évoquer les deux principales d'entre elles : la persistance de la période préœdipienne et le « double bind ». Le premier est suffisamment connu pour dispenser d'une longue présentation : le pré-œdipe est la relation fusionnelle de l'enfant à sa mère, étape normale pendant un temps qui doit se terminer par la liquidation de cette fusion, grâce au coin qu'y enfonce le père. Lorsque cette séparation ne se fait pas, la fusion vient se continuer dans la protection familiale et se constituer en amalgame. L'exemple le plus courant est celui des enfants qui restent englués dans le cadre familial jusqu'à un âge avancé et qui n'acquièrent pas la puissance suffisante pour conquérir un partenaire conjugal, ni la sécurité nécessaire pour s'engager dans une relation affective profonde. Ces adultes deviennent facilement des adeptes de mouvements – politiques ou religieux – fusio-protecteurs et transgresseurs.

                                                                                            Le deuxième processus psychopathologique qui a eu son heure de célébrité est le concept de « double bind » qui a lancé les thérapies systémiques. Le parent émettrait un message ambigu et contradictoire, comprenant deux messages opposés : « sois autonome », « soyons spontanés » ; « tu es libre de fréquenter cette fille mais nous avons tellement de peine ». Pour Gregory Bateson, son inventeur, ce message double est à l'origine de la schizophrénie. On peut critiquer le fait de réduire une maladie complexe à un concept tellement limitatif. Mais cette critique tombe si on replace ce type de message dans un processus plus complexe qui est précisément celui de l'amalgame. Pour que le parent puisse émettre un tel message contradictoire, il doit déjà se trouver lui-même dans un bloc fusio-protecteur. Quant à l'enfant, il va s'y retrouver peu à peu, dans cette confusion, parce que la séparation entre les deux vécus n'est pas possible : il ne peut pas à la fois aimer ses parents et prendre son autonomie.

                                                                                            Nous pourrions ajouter une troisième entité psychopathologique de plus en plus fréquente, celle sur laquelle les sexologues se cassent les dents, celle du clivage entre le partenaire sexuel et le partenaire affectif, entre la maîtresse et l'épouse, l'amant et le mari. Pour nous, le sexuel fait très largement partie de la montée en puissance, donc de la dynamique de socialité. Le sexuel est une conquête, un exercice du pouvoir. Aussi pouvons-nous retrouver dans ce syndrome un effet du bloc fusio-protecteur entraînant abandonnisme et/ou sociose transgressive. La sexualité ne peut vraiment s'épanouir que dans la transgression et l'illégalité. Quant à l'affection, elle est abandonnique, fusio-protectrice et asexuée.

                                                                                            En conclusion, nous devons nous interroger sur la pertinence de cette tentative de nouvelle nosographie. Eh bien, elle répète ce qui se passe toujours en science. Lorsqu’un nouveau moyen d'observation apparaît, lorsqu'un nouvel outil de connaissance se crée, lorsque des nouveaux modes d'action se constituent, la réalité se prête à une nouvelle appréhension qu'il faut formuler comme telle. Le moyen d'observation, c'est la somatanalyse ; l'outil de connaissance, c'est l'ensemble des modèles holanthropiques, les modes d'action sont ceux des psycho- et somato-thérapies. Il en résulte donc un... syndrome ontogénétique. Il en résulte une nouvelle stratégie thérapeutique qui privilégie la pluralité des cadres thérapeutiques : en groupe, à deux et seul ; dans le social, l'affectif et le créatif ; dans le passif et l'actif.

                                                                                             

                                                                                        • Chapitre 11 : Les paramètres diagnostics

                                                                                        •  Nous venons d’évoquer le casse-tête des sexologues – et des humains tout courts – qui débattent entre sexe et amour. Voici un texte issu du livre A chaque jour suffit son bonheur que je proposais à un public assez large, au public éclairé, avec un style plus léger que dans mes écrits professionnels. Il s’essaye à une typologie amoureuse en six catégories… C’est badin et coquin. Il y a le recul du thérapeute qui doit prendre ses distances avec toutes les souffrances de la journée et qui préfère en sourire pour ne pas en pleurer.

                                                                                          Pourtant cette présentation très ludique se construit sur le modèle structuro-fonctionnel et fait donc ressortir les trois paramètres diagnostics suivants : la polarité structuro-fonctionnelle, la gravité de la pathologie en trois degrés et le lieu fonctionnel où cela se passe, en particulier le lieu somatologique.

                                                                                          Nous évoquons six façons différentes de « troubler » la vie amoureuse et conjugale :

                                                                                           

                                                                                          • trois sont passives et trois trop actives ; ces deux ensembles évoquent la polarité fonctionnelle-structurelle ;

                                                                                          • les six catégories se situent au niveau des troubles de la personnalité et ressortent donc du deuxième degré de gravité ;

                                                                                          • enfin chaque type correspond à l’une des fonctions du modèle EISARC : émotion, intuition, sensation, action, réflexion, communication.

                                                                                             

                                                                                          • gravité fonctionnalité

                                                                                          • Nous venons d’évoquer le casse-tête des sexologues – et des humains tout courts – qui débattent entre sexe et amour. Voici un texte issu du livre A chaque jour suffit son bonheur que je proposais à un public assez large, au public éclairé, avec un style plus léger que dans mes écrits professionnels. Il s’essaye à une typologie amoureuse en six catégories… C’est badin et coquin. Il y a le recul du thérapeute qui doit prendre ses distances avec toutes les souffrances de la journée et qui préfère en sourire pour ne pas en pleurer.

                                                                                            Pourtant cette présentation très ludique se construit sur le modèle structuro-fonctionnel et fait donc ressortir les trois paramètres diagnostics suivants : la polarité structuro-fonctionnelle, la gravité de la pathologie en trois degrés et le lieu fonctionnel où cela se passe, en particulier le lieu somatologique.

                                                                                            Nous évoquons six façons différentes de « troubler » la vie amoureuse et conjugale :

                                                                                             

                                                                                            • trois sont passives et trois trop actives ; ces deux ensembles évoquent la polarité fonctionnelle-structurelle ;

                                                                                            • les six catégories se situent au niveau des troubles de la personnalité et ressortent donc du deuxième degré de gravité ;

                                                                                            • enfin chaque type correspond à l’une des fonctions du modèle EISARC : émotion, intuition, sensation, action, réflexion, communication.

                                                                                               

                                                                                            • Quand pas assez d'amour empêche le couple ou le temps clival de l'amour

                                                                                            • Nous vivons une révolution morale.

                                                                                              Notre civilisation post-industrielle est en pleine rupture et nos positionnements dérivent allègrement comme autant de continents. Nous nous retrouvons dans la dynamique d'un nouveau couple dit minimal dont nous ne connaissons pour le moment que l'équation fondatrice : couple = amour. Le couple actuel est fait d'amour et que d'amour. Et les deux termes de l'équation se situent dans une relation d'égalité aussi touchante que menaçante. Dès qu'il y a déséquilibre, les termes disparaissent eux-mêmes : trop de couple tue l'amour, mais pas assez d'amour empêche le couple.

                                                                                              Cette dernière proposition semble évidente à tous ceux qui fréquentent Marie-Claire, Nous deux ou Cosmopolitan. Les enfants de la civilisation post-industrielle ont intégré ce message avec Candie, Goldorak et Dorothée : pas assez d'amour empêche le couple ; si tu ne m'aimes pas, je te plaque. Il y a effectivement un certain consensus sur ce qu'on peut appeler le « passif d'amour » : l'absence d'amour et/ou l'incapacité d'aimer. Par contre l'autre aspect du manque d'amour est beaucoup plus méconnu quoique aussi fréquent, c'est « l'amour passif». Ici, il y a une apparence d'amour, du coup de foudre, de la passion, de la jouissance même, mais seulement dans la passivité, aussi longtemps qu'agissent le fantasme et la nouveauté. Le couple, lui, est aléatoire et toujours éphémère. Il n'y a pas plus de couple avec l'amour passif qu'avec un passif d'amour.

                                                                                              Ce qui se passe ici relève d'un fonctionnement seulement partiel de l'amour. Cela s'entend bien dans « amour passif», cela se comprend encore mieux lorsqu'on dit « passif d'amour ».

                                                                                               

                                                                                              • L’amour passif

                                                                                              •  Commençons par cette forme plus neuve et plus trompeuse de l'absence d'amour que nous pouvons appeler amour passif parce qu'elle ne comporte précisément que la dimension passive de l'amour à l'exclusion de tout ce qui s'adjoint d'actif pour permettre au couple d'exister et de durer. Cet amour passif est l'enfant même de notre civilisation. II a toujours existé, évidemment, depuis Eve qui s'est laissée séduire par le serpent, mais dans des proportions réduites et à un niveau souvent élitaire. Seuls les plus favorisés de la société y avaient droit comme au démon de midi, à la Hi-fi et à la drogue. Actuellement, il se démocratise.

                                                                                                Il est l'effet de la dérive des positionnements dans la mesure où il s'inscrit dans ce lieu de créativité individuelle que la société concède de plus en plus. Il est le fruit de la libération tous azimuts, de la libération des émotions (« Libérez vos émotions » s'intitulait l'un des premiers livres sur les Nouvelles Thérapies) de la libération des fantasmes et de la sexualité (« Faites l'amour et pas !a guerre »).

                                                                                                Cet amour passif prend des apparences de modernité, d'attitude branchée et d'aventure enviable. Il crée peu de couples mais provoque beaucoup de corps à cœur, de coups de foudre et de bouffées passionnelles. Notre littérature regorge de ces vécus intenses et en fait autant d'exploits amoureux. Nos magazines vivent de ces historiettes et les acteurs en mal de publicité se font mousser avec elles. Mais les gens « sérieux » n'y ont pas droit, ceux qui gèrent nos sous, nos sociétés et nos âmes. Les politiciens américains se font épingler pour d'anciennes amourettes plus que pour la méconnaissance des dossiers, de Gary Grant à Bill Clinton. Les prédicateurs peuvent amasser des fortunes mais pas se laisser séduire par la femme. Quant aux gourous indiens, on a beau nous dire que leurs fautes, qu'ils commettent eux aussi, obligent leurs élèves à relativiser leur rôle de gourou, ces derniers s'enfuient quand même au moindre faux pas.

                                                                                                Du reste, cet amour passif est l'apanage des enfants et des adolescents. Cela commence par l'émoi provoqué par l'instituteur qui a frôlé le bras en passant dans les rangs et ça continue avec le petit copain qu'on a placé dans le même banc. Au début, ça dure quelques jours, puis quelques semaines. Mes trois enfants m'y ont largement habitué. Je n'avais pas été assez attentif à ces formes éphémères du début, mais quand ces copains et copines commençaient à être invités à la maison et qu'il y avait de longs replis stratégiques et silencieux dans la chambre, j'ai bien dû voir les regards complices, les cœurs gros et le turn over de ces chéris. Ils tournaient comme on zappe. Parfois la copine passait de l'un des garçons à l'autre.

                                                                                                Puis ça s'allongeait à quelques mois. En somme, c'est le mode d'apprentissage très logique de l'amour quand le loisir lui en est donné, quand les adultes sont compréhensifs ou même complices. C'est toujours mieux que d'emmener son grand garçon chez une initiatrice attitrée comme cela se pratiquait à la Belle Epoque.

                                                                                                Il en va de même au groupe de socio-somatanalyse. Les patients fortement déficients, en « passif d'amour », passent par les mêmes étapes que les adolescents lorsqu'ils réapprennent à aimer. Et la joie est intense et l'enthousiasme touchant. C'est ainsi qu'il faut resituer ce qui se voit tantôt d'un peu naïf tantôt d'un peu osé dans ces groupes de thérapie. Il y a tout un aspect d'apprentissage par des expériences réelles, en séance même ou en dehors du temps de thérapie. L'amour passif s'y manifeste ardemment mais il faut aller au-delà et ne pas en rester à ce premier temps adolescent, partiel, et impropre à la conjugalité.

                                                                                                Et puis il y a les jeunes adultes et les adultes moins jeunes qui continuent gaillardement à batifoler et à être ballottés de coup de cœur en coup de déprime et de bouffée amoureuse en bouffée délirante. Pendant un certain temps, ils se pensent branchés, puis ils se sentent soudainement largués, car de couple, il n'en résulte pas, ou si peu. Or c'est de lui qu'ils rêvent néanmoins même si ça fait ringard.

                                                                                                Le drame, c'est qu'il ne s'agit que d'une partie de l'amour et que tout être aspire au tout. L'adolescent vit chaque fois un autre aspect de l'amour et reconstitue peu à peu le puzzle mais l'adulte sent bien qu'il ne fait que répéter la même démarche unilatérale. Cette notion de parcellisation est fondamentale ici et nous la développerons plus avant puisqu'elle nous permet de distinguer trois grands types d'amour passif selon son contenu prévalant : fantasmatique, émotionnel et sensuel.

                                                                                                 

                                                                                                • La passion fantasmatique

                                                                                                •  Comme tout amour passif, la passion s'inscrit dans un fonctionnement partiel, ici dans le fantasme. Il s'agit d'une image, d'un produit mental qui peut être visuel ou conceptuel. Toujours est-il que c'est une réalité vraie, une « réalité psychique » ou « mentale », qui fonctionne de la même façon qu'une réalité sociale, matérielle ou corporelle.

                                                                                                  Ce fantasme se constitue relativement tôt, dans l'enfance ou l'adolescence, au contact des premières réalités externes : parents, amis, télé, films, lectures, histoires racontées au pied du lit, littérature enseignée par le fameux instituteur « qui a frôlé le bras en passant dans les rangs ». C'est évidemment l'histoire du prince charmant et de la belle au bois dormant, sous les traits d'Alain Delon et Brigitte Bardot ; oh, excusez, là je trahis mon âge ! Disons, de Kevin Costner et de Judie Foster.

                                                                                                  La cause et l'origine de ces fantasmes ne nous importent pas ici. Il sous suffit de constater que la capacité à fantasmer s'inscrit évidemment dans un fonctionnement particulier que l'habitude de fantasmer ne fera que sceller plus solidement encore. Toujours est-il que cette « réalité psychique » est là, disponible, matériellement, (comme un vibromasseur) chaque fois que nécessaire et qu'elle produit régulièrement son effet qui est d'enchantement, de bercement, d'érotisation, parfois jusqu'à la jouissance. Certaines femmes peuvent atteindre l'orgasme rien qu'en fantasmant comme d'autres le font en serrant simplement les cuisses ; « quatre fois de suite en une matinée » m'a confié une patiente pourtant déprimée.

                                                                                                  Jusque là il ne pourrait s'agir que d'un petit cinéma intérieur aussi privé et légal que Canal+ et ses films X. L'inconvénient ne vient qu'ensuite. C'est que ces personnes ne projettent pas seulement leur imaginaire dans leur tête mais encore sur leurs rencontres. Tout d'un coup Delon-Costner est là, en chair et en os, à l'arrosage d'une thèse ou dans le groupe de socio-somatanalyse et la bobine du film s'enclenche automatiquement, la volupté tenant lieu de son et les battements cardiaques de travelling. Une passion naît et vivra ce que vivent les rosés, l'espace d'un matin.

                                                                                                  Cette projection du fantasme sur un personnage réel est facilitée dans notre civilisation de communication. Le choix de l'acteur n'est pas plus facile qu'autrefois mais il se présente beaucoup plus de monde au casting. Je me rappelle une patiente qui avait cadré l'un des meilleurs violonistes du pays. Quand elle apprenait où il jouait, à La Haye, Berlin ou Rome, elle téléphonait aux meilleurs hôtels de la ville jusqu'à ce qu'elle le trouve. Parfois elle y allait même en avion. Et elle l'a eu, l'espace d'un matin !

                                                                                                  Puis vient le passage du fantasme à la réalité. Loin du violon, l'archet n'arrache pas de sanglots aussi longs. L'archet était même détendu ! Certes notre civilisation du zapping retarde l'échéance. Car le fantasme a sa vie propre et ses dextérités. II choisit de préférence ce qui ne se laisse pas confronter à la réalité, un violoniste entre deux avions, un homme marié, le voisin de camping qui habite à l'autre bout du pays et le psychothérapeute à cheval sur ses principes. Loin de cette confrontation à la réalité, le fantasme peut survivre, produire ses propres sanglots et mener les travelling à sa guise. Il y aura le bon film avec son happy end.

                                                                                                  Parfois le casting est même bon et l'acteur entre dans la peau du héros. II joue le rôle à la perfection et la passion s'enclenche. Il se fait une certaine globalisation de fonctionnement : l’image et le son s’adjoignent l’émotion. Notre personnage n’a même plus besoin d’intervenir comme lorsqu'il faisait fonctionner le projecteur, maintenant il regarde tout passivement et la qualité du plaisir en redouble d'intensité. Une sexualité réelle peut s'y adjoindre. Le cœur abandonne le travelling pour la chamade. On n'est plus dans la salle de cinéma mais carrément sur les lieux du tournage.

                                                                                                  Mais là, voilà, il y a le décor et l'envers du décor. Il y a le maquillage et le démaquillage, les costumes et le bonhomme tout nu. Et puis le texte, il ne le sait que pour la journée, bribe par bribe. Dès qu'on change de scène, il ne connaît plus la tirade. Alors que notre personnage fantasque exige quelques variantes de scénario, mineures certes, pour éviter la monotonie.

                                                                                                  Et là, tout d'un coup, il ne s'agit plus que de monsieur Dupond, Durand, Muller ou Smith. Le bonhomme réel peut être aussi bon que possible, il ne provoque quand même plus assez de projection. L'image s'éteint et, avec l'image, le son et l'émotion. Il ne reste plus rien qu'une salle obscure. La séance est terminée.

                                                                                                  Il aurait fallu passer à plus d'activité, réfléchir, communiquer, bouger. II aurait fallu reconnaître la réalité comme seule base sur laquelle puisse se construire un couple. Il aurait fallu dire ses besoins, ses attentes et ses désirs et mettre en œuvre un rapprochement spatial et temporel. Mais la passivité à laquelle habitue le fantasme n'a pas ces ressources là. D'ailleurs les hasards de la vie ont offert un autre casting, et un nouveau héros est déjà venu occulter l'ancien. Le cinéma repart pour le nème remake, un peu moins bon certes, parce qu'on ne refait jamais l'original.

                                                                                                   

                                                                                                  • La passion émotionnelle

                                                                                                  •  Notre personnage s'appelle Myrtille ici. Encore une femme. Bien sûr. Pour la passion, elle est imbattable et nous – les hommes – nous les adorons pour cela. Myrtille était déprimée en quittant ses parents à 18 ans. Elle a rapidement trouvé un homme qui l'a sécurisée, plus âgé, bon travail, bonne famille. Mais, assez rapidement, elle bloque dans sa sexualité et le couple cesse peu à peu tout commerce charnel : quels mots étranges que ce « commerce charnel » qui nous renvoie tout droit aux Mauriac et autres Bourget avec leur délectation pour le démon de midi. Myrtille, qui travaille dans le voyage en groupe, s'absente régulièrement et tombe tout aussi régulièrement amoureuse, de préférence du bon samaritain du groupe. Elle déprime dès qu'elle quitte son mari et attire automatiquement la bonne âme de service. Mais ce n'est pas pour se faire paterner. C'est la passion, et totale.

                                                                                                    Elle ressuscite dès le deuxième jour du voyage, retrouve des émotions intenses et un cœur gros comme celui d'une maman. Elle devient gaie, rieuse, sensible et fait partager son enthousiasme aux autres membres du groupe. Elle bichonne son sauveur, l'admire, l'entraîne dans un tourbillon de sensations et d'émotions. Au lit, ça va très, très bien. Tout est dans le moment, dans l'immédiat, l'euphorie et l'intensité.

                                                                                                    Pour mieux la comprendre dans cette liaison, il suffit de se reporter au couple créationnaire. Elle veut une présence constante et des attentions soutenues. Elle se déplace en lui donnant la main et trouve très vite à partager sa chambre. Ils aiment les mêmes choses, goûtent aux mêmes mets et choisissent les mêmes spectacles. Le couple devient souvent ce que Bion a appelé un couple « charismatique » qui prend le leadership du groupe, au prix de clashs successifs malgré tout. Myrtille, il lui faut un compagnon à tout prix, tellement qu'elle en tombe passionnément amoureuse. Elle n'est pas trop difficile sur le choix.

                                                                                                    Dans son couple légal, elle est plutôt sécuritaire, bien qu'il y ait aussi beaucoup d'émotion, forcément. De retour de son boulot, elle a tout aussi besoin de retrouver son mari. Mais sans sexe. De temps en temps, son aventure émotionnelle se trahit et c'est là que l'émotion fait irruption ! Sinon le train-train quotidien reprend ses droits.

                                                                                                    Et le bon samaritain ? Il a droit à quelques coups de fil, à quelques lettres, éventuellement à un week-end de consolation et puis un nouveau voyage lui désignera d'office un remplaçant.

                                                                                                    Myrtille ne vibre qu'à l'émotion, à l'émotion amoureuse. Toute solitude la déprime et crée un tel besoin qu'elle tombe nécessairement amoureuse dans les vingt quatre heures.

                                                                                                    Tomber amoureux. Le mot « tomber » exprime la passivité de la chose. C'est comme un trou d'égout dont on ne remarque pas que le couvercle est enlevé et dans lequel on chute. L'association d'idée est triviale mais la réflexion sur l'amour ne doit pas renoncer à l'aspect quelquefois sordide du sujet. Car cette belle aventure, celle de Myrtille, assez proche des Vacances romaines qui nous ont fait aimer Audrey Hepburn, souffre du même défaut que celle de notre scénariste. Elle est totalement passive et totalement dépendante de l'autre ; ici ce n'est pas du fantasme mais d'une présence réelle... interchangeable.

                                                                                                    L'amour de Myrtille est un processus hermétiquement clivé, découpé en parts étanches : la sécurité avec le mari, l'émotion avec l'amant. Ce clivage quant à l'objet entraîne automatiquement un clivage quant au temps. La sécurité, c'est pour toujours, quelle que soit la souffrance de ce couple. Les amants, c'est dans chaque port et à chaque escale, le plus loin possible et sans qu'ils se connaissent. Car si tout ça, ça fusionnait tout d'un coup, si les clivages se levaient tous ensemble, ce ne serait plus la déprime mais la bouffée délirante aiguë.

                                                                                                    Nous l'avons frôlé à plusieurs reprises, cette bouffée délirante, en somatanalyse, parce que Myrtille est aussi en thérapie. Elle souffre quand même parfois au retour d'un voyage. Alors elle investit son thérapeute, elle pleure, l'aime, dit des choses profondes et transfère. Mais pas trop longtemps parce qu'on approche du noyau délirant. Alors elle me trouve une faute, une négligence ou une interprétation absurde, fuit dans la colère puis sèche quelques séances. Elle revient ensuite tout sourire et tout miel parce qu'elle a... revécu une nouvelle passion.

                                                                                                    J'insiste ici pour montrer combien ce comportement apparemment moderne, branché et fascinant, peut cacher de misère sous jacente. Les trente pour cent d'Irlandais qui ne se mariaient pas, les presque vingt pour cent d'occidentaux qui prônent le célibat, englobent beaucoup de Myrtille qui sont des personnalités dites « bordeline » dans notre jargon, des états-limites entre la névrose et la psychose, pour qui les clivages sont des protections contre des décompensations graves. J'en soigne une autre, de Myrtille, moins entreprenante que la première mais qui a effectivement basculé dans le délire, deux fois, après une esquisse de relation amoureuse. Les thérapeutes doivent être très circonspects ici car ces personnages adorent les groupes de thérapie et s'y amourachent évidemment, rompant tout aussi rapidement ou quittant la thérapie. Un accompagnement individuel doit être mis en place, une psycho-somatanalyse, pour assurer la continuité de la prise en charge. Le travail en groupe apporte les expériences indispensables pour progresser et la cure individuelle permet de comprendre et d'intégrer ces vécus, au risque d'une décompensation légère parfois. Sinon la décompensation se fera dans le prochain couple réel qui tiendra un peu plus longtemps que les autres et dans lequel des comportements inadaptés transformeront l'amour en calvaire.

                                                                                                     

                                                                                                    • La passion sensuelle

                                                                                                    •  Je l'ai déjà évoquée, Amandine, qui n'a qu'à serrer ses cuisses pour provoquer un orgasme, où que ce soit, chez elle, au travail ou au feu rouge. Elle est évidemment célibataire malgré son âge qui avance. Dernièrement, elle a rencontré un copain, un type indécis, largué par une femme, attiré par Amandine, puis finalement tiraillé entre les deux feux. L'autre est revenue, a sorti le grand jeu et emporté le morceau. Amandine, elle, s'est drapée dans sa dignité : « S'il me veut vraiment, il restera de lui même ». Elle a perdu. Elle était bien avec lui, il y avait des sentiments et beaucoup de gaucherie. Elle n'arrivait pourtant pas à l'orgasme avec lui, peut-être a-t-elle préféré ses parties de jambes serrées.

                                                                                                      Ces pratiques, elle ne les a sûrement pas choisies explicitement et volontairement mais elles se sont imposées d'elles-mêmes comme le fantasme à l'une et la passion émotionnelle à l'autre. Il s'agit ici d'un authentique « rituel » sexuel, à savoir d'un comportement stéréotypé aussi fortement ancré que le scénario fantasmatique ou l'esseulement conquérant. Le rituel remplit tellement bien son rôle et atteint si sûrement son objectif qu'il l'emporte toujours sur toute autre tentative, fut-elle conjugale, de remplir la même fonction. Et l'obligation de résultat est certaine. Amandine veut jouir, c'est indispensable. Elle ne s'en privera pas, même par amour. Mais son habitude tellement stéréotypée disqualifie d'office tout partenaire qui ne saura pas y faire aussi minutieusement et aussi précisément. C'est de la précision millimétrique du mécanicien et de l'hydraulicien qu'il s'agit ici : taille définie, bon angle, rythme donné, impact au point G et pression à tant de millibars. Autant lâcher la barre pour ne pas avoir à aller à la barre... du tribunal.

                                                                                                      Vous l'aurez compris, même si vous êtes émoustillés par tous ces détails scabreux et n'êtes plus aptes à penser, il s'agit là du troisième lieu que peut investir la passion amoureuse lorsqu'elle fonctionne en clivage. Cet autre lieu est celui du corps – après le mental et le relationnel – celui du sensitif, du sensuel et du sexuel. On parle de nymphomanie pour les femmes et ce terme a quelque chose de touchant, d'attirant même, en tout cas plus que le terme d'obsédé que l'on applique à l'homme.

                                                                                                      Nous nous retrouvons ainsi avec ces nouveaux produits de la société occidentale sur les bras, avec les passions fantasmatique, émotionnelle et sensuelle, dont nous savons à présent qu'ils sont inaptes au couple conjugal parce que clivés. Si nous ne savons pas encore ce qu'est l'amour « bon pour », nous approchons ce qu'il n'est pas, à savoir « clivé ».

                                                                                                      Qu'est-ce que le clivage ? Une petite histoire nous y amènera tout doucement. Après la guerre, la nôtre, en 1945, un pauvre curé de campagne se retrouvait avec une seule chambre disponible, un seul lit et... sa bonne néanmoins. L'évêque passa par là pour la visite canonique et s'enquit de la situation.

                                                                                                      • « Monseigneur, vous voyez que j'ai mis une planche pour séparer les deux côtés du lit.

                                                                                                      - Et que faites vous quand la tentation survient, mon fils ?

                                                                                                      • J'enlève évidemment la planche, Monseigneur. »

                                                                                                      Le clivage, c'est comme la planche. Il est nécessaire mais doit rester souple, passant de la présence totale à sa levée tout aussi complète. Quand il s'agit d'appuyer sur le bouton qui déclencherait la guerre nucléaire, il vaut mieux pouvoir isoler totalement sa faculté de réflexion et de décision de ses états émotionnels et sensuels par exemple. C'est ce qu'on exige des futurs présidents américains qui n'ont pas le droit d'enlever la planche. Par contre, en Europe, les élus y ont droit, ce serait même un signe de bonne santé à condition qu'ils ne se fassent pas piquer. En fait, le clivage est là aussi, mais à un autre endroit. L'essentiel, c'est que le clivage fonctionne, tout ouvert ou tout fermé, et, le plus souvent, dans une position intermédiaire.

                                                                                                      Les clivages se construisent plus ou moins sur des bases anatomiques, biologiques et physiologiques mais fonctionnent avec une telle subtilité qu'ils relèvent beaucoup plus de l'apprentissage que du constitutionnel. Certes, le clivage entre l'imaginaire et le sensuel, par exemple, repose sur les deux fonctions mentale et sexuelle, psychique et corporelle, mais la commutation qui permet d'être dans l'un ou dans l'autre est extrêmement mystérieuse. Ainsi, dans la thérapie respiratoire appelée « rebirth », les patients se divisent en deux catégories très précises, l’une partant dans le visuel, l'autre dans le sensitif ; les uns voient les images les plus exubérantes, les autres ressentent les sensations les plus neuves. Ce n'est qu'après plusieurs séances qu'ils arrivent à enclencher l'autre fonctionnement puis, après un bout de travail encore, à harmoniser le visuel et le sensuel. La commutation reste néanmoins un mécanisme subtil qui ne répond pas à la commande volontaire mais plutôt à une attitude globale, relevant du lâcher prise qui n'est pas une absence de contrôle, mais une maîtrise plus globale, au-delà de la logique réductionniste et de la volonté dissociée.

                                                                                                      L'autre grand clivage est encore plus subtil et relève encore plus de l'acquis, celui qui oppose la passivité et l'activité. Nous l'aborderons plus loin à propos du passif d'amour qui s'oppose à l'amour passif.

                                                                                                      L'amour, lui, se construit à plein sur cette notion de clivage. Le plus fort de l'amour s'inscrit dans un fonctionnement non clivé, lorsque toutes les fonctions individuelles – les six – participent de la fête, allumant les lampions de l'imaginaire, déclenchant le feu d'artifice sensuel, lançant la musique émotionnelle, ne négligeant ni la mise en forme rationnelle ni la mise en acte gestuelle pour communiquer le tout de façon intelligible en une dynamique qui s'alimente des effets produits sur l'autre.

                                                                                                      Les trois types d'amour passif s'opposent à ce feu d'artifice par leur enfermement dans une capsule clivée, unidimensionnelle. Ainsi se montre clairement qu'il n'y a pas de dynamique conjugale dans ces situations passionnelles. La passion s'alimente à elle-même mais ne communique rien, n'entretient rien, ne crée pas les bases de la continuité.

                                                                                                      On peut aimer l'amour.

                                                                                                      On a le droit de se passionner pour la passion. Mais de couple conjugal, nenni.

                                                                                                      Roméo et Juliette ont oublié la raison... d'état. Tony et Maria ont scotomisé les actions guerrières entre les bandes du West Side.

                                                                                                      Le couple est une réalité plurielle qui nécessite la mise en œuvre de toutes les fonctions humaines. L'amour est le commutateur subtil qui libère ce fonctionnement complexe. Encore faut-il que cet amour fonctionne lui-même sans entrave ni inhibition, ce qui n'est pas toujours le cas.

                                                                                                       

                                                                                                    • Le passif d’amour

                                                                                                    •  Le passif, c'est comme dans les entreprises. A la fin de l'année, il manque de l'argent, il y a même des dettes, un passif. Le passif d'amour, c'est une constatation après un bout de temps. Il manque quelque chose, il manque de l'amour, il manque avant tout la passion conjugale.

                                                                                                      Le partenaire n'est pas fantasmé comme le prince charmant. Je me rappelle l'un de mes colocataires, en première année de médecine. Pour lui, les femmes étaient déjà interchangeables, toutes pareilles, pourvu qu'on en ait une, la première venue ou presque. Cette absence d'imagination se vérifie souvent quand, après l'échec d'une grande passion, on se rabat sur le « type » qui a pour seul mérite d'être sous la main à ce moment là, parce que lui n'a pas su où chercher par ailleurs.

                                                                                                      L'émotion amoureuse reste coincée dans les tripes qui ne connaissent que la constipation et les diverticules. L'émotion se fige, dans le cœur, sur le visage, dans les gestes, que ce soit la tendresse ou la colère, la joie ou la souffrance. On ne sait jamais si l'autre est heureux ou malheureux, s'il a aimé le cadeau ou pas, s'il a joui ou fait semblant, s'il veut un enfant ou se rend au fait accompli... Aucune étincelle ne brille dans son œil. On peut lui proposer une cohabitation et il répond : qui payera ? Quand des bras viennent l'entourer tendrement par derrière, il se dégage : « chérie, c'est les infos ».

                                                                                                      La sexualité peut aussi manquer à l'appel, après quelque temps, plus rarement dès le départ. La sexualité et plus encore la sensualité ; l'une n'étant que l'épanouissement de l'autre. Il y a le résultat final : plus de sexualité dans le couple, comme chez Myrtille. Ils sont plus nombreux qu'on ne croit, ces couples abstinents. A preuve, ce sondage réalisé par un sexologue lors d'une conférence. Il voulait savoir à quel type d'auditoire il avait affaire et demandait :

                                                                                                      - « Combien de fois, tous les jours, toutes les semaines, une fois par mois... je n'oserai pas demander une fois par an » termina-t-il avec gêne.

                                                                                                      - Mais si, mais si, osez, moi, je fais ça une fois par an » répondit un homme tout excité au fond de la salle. 

                                                                                                       

                                                                                                      • Et ça n'a pas l'air de vous attrister.

                                                                                                      • C'est que, c'est que, c'est ce soir, Monsieur ».

                                                                                                      Mais que de souffrance derrière cette abstinence d'autant que tous les médias nous convainquent de l'absolue nécessité de la sexualité et proposent trente six trucs qui ne marchent quand même pas. La raréfaction des rencontres sexuelles s'accompagne souvent de prétextes qui camouflent le manque d'amour. Ces prétextes sont variés et surtout médicaux, là on ne peut pas râler, on est absout : c'est pas moi, c'est la maladie. Le vaginisme (crispation du vagin faisant obstacle à la pénétration) permet de continuer les habitudes masturbatoires. L'anorgasmie (absence d'orgasme résolutif) oblige le partenaire à prolonger ses caresses. La difficulté à entrer en érection appelle tout autant l'autre à mettre la main à la... patte. Mais enfin, c'est médical, c'est permis et pardonné.

                                                                                                      L'absence de sensualité et de tendresse ne passe pas aussi facilement. Là, le passif se creuse très vite. Pas de bise quand il part ou arrive. Pas d'étreinte au coucher et au lever. Pas de « chéri » ni de « je t'aime », seulement des « ce n'est pas assez salé ». Mais l'addition, elle, le sera. Lorsqu'il y en a, des gestes, ils sont mécaniques, saccadés et comptés, des fois qu'elle y prendrait goût. C'est comme avec les enfants, faut pas les gâter, sinon on ne s'en sort plus... si des fois il y rentre !

                                                                                                      Mais je m'arrête là. C'est le genre d'écrit à faire déprimer. Même l'humour, aussi gros et gras soit-il, ne sauve pas la mise.

                                                                                                      Ce qu'ils veulent avant tout, ceux qui accumulent du passif, ceux qui ne savent pas aimer, c'est la sécurité. Pourtant ils ont quelques atouts aussi : de la réflexion, de l'entregent, de l'entreprise. En effet, je ne veux pas continuer à nous déprimer tous. Je voudrais souligner les qualités qui attirent chez ces partenaires – des hommes surtout – et camouflent, pour longtemps parfois, le passif d'amour.

                                                                                                       

                                                                                                      • Le rationalisateur du couple

                                                                                                      •  En psychothérapie, nous utilisons ce terme technique, «rationalisation», pour désigner la tentative de camoufler un défaut en pensée positive. Eh bien, ils existent aussi sur le marché de l'amour, ces petits malins. Ils sont dans leur tête, ils ont la grosse tête. Ils pensent et n'arrêtent pas de penser. C'est comme ce copain en première année de médecine : il avait pensé la femme et le couple, n'importe laquelle pourvu qu'elle soit du sexe féminin. C'était étudié, réfléchi, rationalisé. Cela devait marcher.

                                                                                                        Le choix du partenaire n'est d'ailleurs qu'une des séquences du long programme de vie, du logiciel monté une fois pour toute avec une minutie remarquable. Il y a le style : une chose après l'autre, d'abord les études et l'assise professionnelle, ensuite la femme. Ce sera souvent... la secrétaire parce qu'on l'a sous la main et qu'elle peut entrer dans le plan de carrière. Il y a l'autre style : je vaux tant, en argent, en diplômes, en look branché, donc il me faut une femme qui vaut tant, en beauté, jeunesse et bonne famille. C'est logique, ça doit marcher, il ne faut surtout pas sous-donner par impatience. Enfin, il y a le style tradition : dans mon milieu, pays, religion, ça se passe comme ça, donc ça se passera ainsi ! Même à Paris, on infibule son épouse, on la voile, on la cloître, on l'enferme dans du Chanel ou du Lagerfeld. « Tu dois, mon épouse, parce que c'est logique, la société est ainsi et si elle agit de la sorte, elle a de bonnes raisons que je pourrais t'énumérer et te prouver... ». Peu à peu, la litanie se débite effectivement, relayée par la belle mère. Et c'est apparemment intelligent.

                                                                                                        Dans un deuxième temps, les débats s'allongent, quand le couple ne se constitue que sur ces rationalisations... sécurisantes de prime abord. Le logiciel débite son programme : on reste vierge, on se marie en blanc, on fait des enfants (faut calculer selon les allocations familiales et les abattements fiscaux ou... les menaces écologiques), on construit la maison, puis on prend des vacances. Des discussions in­terminables ramènent le partenaire amoureux à la raison, jusqu'aux vacances promises et jamais venues.

                                                                                                        Mais les vacances, c'est dix ans, quinze après. Grâce au principe du « devoir conjugal », ça a tenu, malgré la frigidité. Seule la spasmophilie donne des excuses pour éviter de blesser un vagin de plus en plus desséché. Et comme le magnésium n'y peut mais, c'est l'impuissance qu'on apporte au sexologue pour qu'il resserre l'écrou. Car ça doit se réparer tout ça. Et un nouveau discours, pédant et interminable, annonce la fin de l'histoire, non, du programme : on y arrive, chérie, sois courageuse, on a nos cinq enfants, notre maison, bientôt nos vacances ; ça reviendra... la décompensation si ce n'est le divorce.

                                                                                                         

                                                                                                        • L'entrepreneur du cocon conjugal

                                                                                                        •  II vient de rencontrer une femme après une longue période de solitude. Auparavant il courtisait des personnes inatteignables, se contentant d'être leur chauffeur de taxi, leur alibi pour partir en vacances... Maintenant, il tombe sur une vraie femme qui aime jouir, de tout, juste un peu paresseusement. Il découvre son appartement bordélique, aux moquettes et papiers peints vieillis. Il va retapisser, poser de nouvelles moquettes – avec son argent à lui – acheter des meubles de rangement. La comptabilité s'entasse dans un coin depuis des années, il va y mettre de l'ordre. Le gamin est mal élevé, il se charge de son éducation. Il téléphone : « j'arrive » ; il faut qu'elle soit là à l'attendre. Elle a des fréquentations un peu louches : à supprimer. Dès qu'il arrive, il veut se blottir contre elle, la serrer, la couver, s'endormir dans ses bras. Elle, elle veut jouir, intensément, vite fait bien fait, et dormir tranquille dans son coin. Elle disait crûment : « il ne me suce pas, il me tète ». Pour le lui faire comprendre, elle se remet un jour avec l'une de ces fréquentations louches. Il n'a pas compris, il est parti.

                                                                                                          L'entrepreneur du cocon conjugal est très utile. On l'admire aussi longtemps qu'il file le cocon mais quand celui-ci se referme comme une prison avec un passif d'amour qui se creuse, on a juste envie de garder le cocon, mais tout seul. Ceux qui on vu et revu César et Rosalie peuvent reconnaître là un Yves Montand brave et gauche et une Romy Schneider admirative puis lassée, le délaissant enfin.

                                                                                                          Il faudrait, pour boucler la boucle, dépeindre le grand communicateur à l'entregent superbe mais à l'entrejambe imberbe. J'aurais montré ainsi que le passif d'amour s'égrène dans les trois dimensions psychique (le rationalisateur), somatique (l'entrepreneur) et sociale (le communicateur). Eh bien, c'est fait ! Aussi pouvons-nous avancer d'un pas et constater que ces trois types de fonctionnement correspondent également à un enfermement étroit dans une seule fonction (réflexive, active ou communicative) à l'aide de clivages étanches et puissants, tout comme cela se passait pour les trois fonctionnements amoureux passifs (fantasmatique, émotionnel et sensuel). L'inconvénient provient ici de l’étouffement qu'occasionnent ces attitudes très actives sur les aspects plus réceptifs de l'amour, sur l'imaginaire, le sentiment et le sensuel. Dans le développement de l'enfant, ces caractéristiques plus passives sont premières. La sensualité se développe au sein de la mère, l'émotion à la réprimande du père et l'intuition, avec les contes de fée de grand-mère. Les amoureuses passives restent accrochées à ces qualités premières, oublient d'y ajouter les aspects actifs de l’amour. Les gens uniquement actifs, eux, répriment la sensibilité première, l'étouffent, la fuient.

                                                                                                          Il n'a pas manqué absolument, il ne manque pas nécessairement, l'amour, celui des parents, celui des frères et sœurs, la douceur moite de l'utérus et la giclée chaude du téton. Le souvenir et la nostalgie sont donc là. Mais ça peut se gâter, se perdre, devenir douloureux, dangereux. Il faut se protéger, édifier des résistances. Les Anglais disent joliment : fight, flight or fright, affrontement, fuite ou renfermement.

                                                                                                          Il y a trois modes de réaction :

                                                                                                           

                                                                                                          • on se bagarre, à coup de rationalisation,

                                                                                                          • on fuit les femmes,

                                                                                                          • on se cuirasse contre les sensations et sentiments.

                                                                                                          Cette digression ne doit pas nous faire oublier l'essence même de ce chapitre, quand pas assez d'amour tue le couple. Le déficit d'amour relève ici d'un fonctionnement clivé, d'un fonctionnement unique, imaginaire ou sensuel ou communicateur..., excluant les autres ingrédients de l'amour. Il y a cinquante ans, cent ans, on pouvait encore constituer un couple, puis une famille, avec un tel fonctionnement unilatéral. C'était le cas du patriarche bosseur par exemple. Aujourd'hui ce n'est plus possible. Voilà bien le drame. Avec la dérive des continents, avec la dérive des positionnements et la nouvelle équation couple = amour, il faut savoir aimer totalement, dans la synthèse et l'harmonie de toutes les fonctions : imaginaire, émotion, sensualité, raison, action et communication. Tous les manchots, borgnes et autres amputés de l'une ou l'autre de ces fonctions sont des handicapés du couple.

                                                                                                           

                                                                                                      • Conclusion

                                                                                                      •  Voilà près de cent cinquante pages de textes cliniques qui viennent compléter l’historique des théories psychopathologiques. Ils constituent les données de base, les matériaux bruts, pour notre démarche d’intégration de la clinique et des psychopathologies. Ainsi s’annonce très richement cette troisième intégration après celles des méthodes thérapeutiques et des constructions théoriques présentées dans le Tome I. Il ne restera que la quatrième dimension à aborder, celle du thérapeute/analyste ; mais cela se profile en fait tout du long de ces deux premiers tomes, avec quatre caractéristiques : un thérapeute/analyste présent, positif, plénier, dans l’accordage au patient/analysant.

                                                                                                        Mais comment se présentent ces textes cliniques ? Ils ne sont pas des pures descriptions ; ils ne ressortent pas d’une pure approche phénoménologique, encore que les textes soient détaillés, complets et couvrent de longues périodes de cure, ce qui est rare.

                                                                                                        Ces présentations de cas ne sont pas non plus de pures illustrations de théories préconçues comme le sont les cinq psychanalyses de Freud qui débouchent sur… le complexe d’Œdipe. Nous occupons une position moyenne faisant de chaque cas, d’abord objectivement décrit, une étape intermédiaire, un apport partiel, dans le long travail de déconstruction de la maladie en ses paramètres diagnostics. Avec cette quinzaine de personnages, nous assistons à une lente progression d’une démarche à la fois clinique, méthodique et scientifique :

                                                                                                         

                                                                                                        • la plupart des cas campent la globalité de l’être holanthrope, à la fois psycho-, socio- et somato- ;

                                                                                                        • ensemble, ils illustrent l’échelle de gravité ramenée à trois degrés : symptôme, caractérome et syndrome ;

                                                                                                        • Marjolaine fait parfaitement comprendre la polarité structuro-fonctionnelle ;

                                                                                                        • Elisabeth éclaire le rôle de la temporalité et des étapes ontogénétiques ;

                                                                                                        • enfin les artisans de la conjugalité nous rappellent le paramètre de la fonctionnalité avec les six grandes fonctions existentielles.

                                                                                                        Ainsi, sans vendre la peau de l’ours prématurément, nous avons néanmoins déjà éventé les principaux paramètres diagnostics : polarité, gravité, temporalité et fonctionnalité tout en nous situant dans la globalité de l’être malade. Plutôt que de construire une théorie enveloppante et totipotante, nous déconstruisons, nous sapons d’abord tous les savoirs trop sûrs d’eux-mêmes. Nous accompagnons le monde psychiatrique qui se résout à être athéorique.

                                                                                                        Nous devons malgré tout interroger la validité de ces cas cliniques ; nous devons nous situer quant à leur force de démonstration. Notre époque férue d’ « evidence based medecine » et d’évaluation de toute chose exige des garanties. Dans notre domaine, ces preuves peuvent provenir de différentes origines : statistiques, méthodologie du cas unique, ou mise en cohérence.

                                                                                                        Les statistiques font la fortune des thérapies cognitivo-comportementales ou de l’EMDR, parce qu’il s’agit de thérapies courtes qui ne soignent que des symptômes bien délimités. Et pourtant on commence à relativiser les chiffres des comportementalistes et les succès de Shapiro (conceptrice de l’EMDR) ne se retrouvent pas chez ses élèves ! Rien de tel chez les psychanalystes qui n’arrivent pas à faire de statistiques ne pouvant même pas s’entendre sur les diagnostics, vue la complexité de la tâche qu’ils entreprennent avec les cures longues. Il en va de même pour les somatanalyses présentées ici. Et si l’Ecole de somatanalyse de Roumanie nous a fourni la belle étude statistique que nous verrons au chapitre suivant, il ne s’agit encore que de thérapie courte. Exit la (fausse) satisfaction des chiffres.

                                                                                                        Piqués au vif, les analystes développent une méthodologie du cas unique et la Société française de psychiatrie diligente une vaste étude dans ce sens. Nos cas sont anciens et ne peuvent plus profiter de ces apports, mais l’un de mes élèves, Krisztian Indries, de Budapest, travaille sur la question pour son doctorat en psychologie. Je laisserai donc à votre bon cœur et à votre intuition professionnelle le soin d’évaluer la pertinence des cas cliniques proposés.

                                                                                                        En réalité, c’est par une autre entrée que je compte assurer la validité de tout l’apport clinique, par la cohérence globale. Bien que rédigées au fur et à mesure et indépendamment l’une de l’autre, ces histoires de cures prolongées s’agencent en une cohérence qui apparaît à présent, qui se prête à la déconstruction évoquée ci-dessus et qui se porte candidate à la pléni-intégration annoncée. C’est cette cohérence interne qui nous semble le meilleur argument pour toute quête d’évaluation.

                                                                                                        Voilà la synthèse provisoire qui doit conclure cette longue présentation clinique. Mais nous avons encore un autre apport de poids à la fois clinique, théorique et statistique, l’apport de l’Ecole de somatanalyse de Roumanie.

                                                                                                         

                                                                                                        • Chapitre 12 : La dépression et la somatanalyse : une approche phénoménologique et statistique

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