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Chapitre 14 : Le principe complexification / plénarité et le modèle ontothérapeutique

L’expérience plénière

            Ces cinq pleines fonctions sont familières à ceux qui pratiquent les méthodes correspondantes. Elles sont cinq parce que centrées sur une dimension particulière : émotion, amour, vérité etc... Mais au moment où explose/implose, s’unifie/se démultiplie le tout, le processus devient unique, basal, fondamental. Je propose de l’appeler “ expérience plénière “. C’est un vécu complexe, d’une richesse telle qu’il ne se laisse pas décomposer, réduire, inscrire. On ne peut que l’expérimenter. J’en propose une description particulière sous la forme de l’expérience fondatrice.
 
 

  • LÂ’expérience fondatrice

  • L’expérience fondatrice est ce moment -béni et chéri - où le puzzle des pratiques plurielles et théories multiples se met en place pendant la formation et constitue le thérapeute/analyste à ne “s’autoriser que de lui même”.
                Il s’agit d’une de ces expériences plénières ou tout se connecte, s’emboîte, se révèle. Le terrain est préparé, ça ne se construit pas sur du rien : acquisition des outils, entraînement au lâcher prise, frayage des connexions... puis un jour, au moment béni, kairos, quelque chose se traduit, l’exact inverse des efforcements précédents : ça vient tout seul, ça s’impose, ça explose, c’est grandiose.
                Mais comment dire sans mentir ?
                Comment décrire sans faiblir ? Sans céder sur le désir ?
                C’est la plénitude, c’est plein, mais de quoi ?
                C’est la béatitude, c’est bien, et puis quoi ?
                Certes, l’intensité du vécu prend le pas sur le construit, fait chavirer l’établi, fait oublier l’acquis. En réalité, il se passe -passe ?- quelque chose d’étrange qui évoque effectivement le tour de passe-passe : les sempiternels settings, cadres d’organisation, structures, limites, les ritournelles théoriques, didactiques et... holanthropiques, s’effacent tout d’un coup ; plus de forme contrainte, plus de règle enfreinte, ça va de soi. Ça se maintient stabilisé, informé, comme ce fut enseigné. Il y a seulement passage, conversion, transmutation. Quelque chose reste, au fond, même quand on y va, à fond. La structure devient infrastructure. Elle donne forme tout en se faisant oublier, elle vise juste même quand elle semble fruste. Il advient autre chose, on accède ailleurs, à quelque chose qui s’appellerait “l’ordre intrinsèque“.
                La vie est ordre, ordonnée, organisée ; elle s’oriente vers cette complexité qui marche, vers cette pluralité qui s’agence en cadence, vers cette multiplicité qui s’harmonise sans surprise. Cet ordre -intrinsèque- était juste à pister, trouver, retrouver ; c’est fait, c’est là, au fond, à fond, en fondement. C’est une première partie de l’expérience fondatrice.
                Quant au vécu, à l’événement dont l’intensité fait bouleversement, il est “unité essentielle”. Car “l’un” est la spécificité même de l’être, réunissant le premier quark au dernier charme, le besoin de base au frisson d’extase. Il ne s’agit plus ici de connecter une fonction après l’autre, l’écoute musicale, le mouvement, la sensation, l’image, le souvenir, pour forcer la porte de l’émotion. Non, ici, tout se relie dans le moment, comptant, et pour longtemps.
     
     
    • De quelques concepts analogues : Csikszentmihalyi, Stern, Veldmann

    • Le processus que conceptualise la notion “ d’expérience plénière “ n’est évidemment pas nouveau. Il est même vieux comme le monde. Il y a pourtant un regain d’intérêt pour cet “instant” dans la psychothérapie moderne, sans oublier la catharsis de Breuer et Freud. Le phénomène de “ Peak experience “ a permis à Maslow de lancer la “ psychothérapie transpersonnelle “, soixante-dix ans après la catharsis de Breuer. Très récemment, Mihaly Csikszentmihalyi a systématisé le même vécu sous l’appellation “d’expérience optimale“, à la différence près qu’il envisage un événement plus actif et volontariste que celui évoqué ici. L’attention est librement investie en vue de réaliser un but personnel parce qu’il n’y a pas de désordre qui dérange ou menace le soi. On l’appelle aussi “ expérience flot “ (flow experience)... L’expérience optimale rend le soi plus complexe, et c’est alors qu’il se développe. L’auteur énumère huit caractéristiques que nous reprendrons dans le tableau suivant (Csikszentmihalyip. 52 à 59).
      Mais c’est Daniel N. Stern, psychiatre et psychanalyste, auquel nous avons déjà emprunté le terme “ d’accordage “ (tuning), qui présente l’analyse la plus fine de ce processus sous la notion de “ moment présent “, à partir de l’expérience psychothérapique verbale. Il évoque onze caractéristiques que nous mettons également dans le tableau suivant en les classant - comme celles du flow - en regard de la juste et pleine présence.
       
      L’expérience plénière
      en Présence Juste
      L’expérience optimale de
      Mihaly Csikszentmihalyi ;
       Le moment présent de
      Daniel N. STERN
      I. Point de départ :                 stimulus ;
      entrée en Présence Juste
      1) « La tâche entreprise est réalisable mais constitue un défi et exige une aptitude particulière
      11) « Différents moments présents ont des importances différentes                               
       
      3) la cible visée est claire       
      5) « Le moment présent a une fonction psychologique
      II. Concentration et attention sur les étapes du protocole
      2) « L’individu se concentre sur ce qu’il fait
      1) « La conscience primaire ou réflexive est une condition nécessaire
       
      6) « La personne exerce le contrôle sur ses actions
       
      III. Plénarité et
      pleine présence
      5) « L’engagement de l’individu est profond et fait disparaître toute distraction                           
      2) « Le moment présent n’est pas le compte rendu verbal d’une expérience
       
      4) « L’activité en cours fournit une rétroaction immédiate
      3) « Le moment présent est une expérience ressentie
       
       
      6) « Le moment présent est un événement holistique
      IV. Abandon au                 processus
      7) « La préoccupation de soi disparaît mais, paradoxalement, le sens du soi est renforcé à la suite de l’expérience optimale                
      7) « Le moment présent est dynamique sur le plan temporel
       
       
      10) « Le soi qui vit l’expérience adopte une position en rapport avec le moment présent
      V. Contemplation et               Plénitude
      8) « La perception de la durée est altérée.
      4) « Le moment présent est de courte durée
       
       
      8) « Le moment présent est en partie imprévisible alors qu’il se déroule
       
       
      9) « Le moment présent implique un certain sens de soi
        
      Tableau 36 :trois conceptions de l’expérience plénière
       
                  Nous voyons que ces descriptions renvoient aux principaux points de l’expérience plénière et de la pleine présence. Néanmoins les deux auteurs insistent sur l’aspect qui les intéresse le plus :
      -     Csikszentmihalyi insiste sur le point de départ qu’est le défi, comme tout américain conquérant, dans le cadre du développement et du bonheur personnel ;
      -     Stern part de la psychothérapie verbale, analytique, et décrit ses moments présents comme arrivant soudainement au décours de l’entretien.
                  On peut se référer à un troisième auteur, Frans Veldman, le concepteur de l’haptonomie ou science de l’affectivité. Son point de départ - non dit ici - est le toucher en prolongement, et son insistance va évidemment à l’affectif. Son texte, très phénoménologique, accumule les caractéristiques de ce qu’il appelle “still point “ en hommage au poète T.S. Elliot.
       
      • Le still point, de T.S. Elliott à Frans Veldman

      • “Depuis plus d’une trentaine d’années, j’ai introduit la notion de “ still point “ afin d’expliquer un moment caractéristique.
                    “Le “still point” représente un point de suspension, de vigilance, silencieux, “actif” ; il n’implique pas un arrêt ou une stagnation, mais représente une source de mouvement prêt à ré-agir, plein d’élan vital : un état “ dansant “. Ce n’est pas un point mécanique, statique, mais un point dynamique.
                    “Le “still point” haptonomique est donc un “point” indéfinissable, plein de vie, d’élan vital, de vitalité, de vigilance, d’attention et de nature confirmante, qui crée une ambiance de confiance et de sécurité, point sensitif de départ d’un agir ensemble en confiance réciproque. On peut dire de ce “Still-point” qu’il s’agit d’un être-avec, ensemble, de nature non directive, chargé de sentiments de consensus - de con-sentir - transparents, réassurants, respectant l’autonomie, l’autodétermination, des personnes qui se rencontrent. Il porte en son sein la danse qui résonne de bien-être, qui donne à vivre, mutuellement et de concert, le plaisir de Bon, la “delectatio” du bien vital de la rencontre.
                    “C’est là, dans ce “ Still point “ - au centre de la Philia - que se révèle dans ce “moment “ émouvant, éveillé, la “ danse de vie “ - vitale - dans l’”Affectif “ des personnes qui se rencontrent. Y règne une “ activité ; un acte sans action “, vivant et animé : une présence affective limpide et claire. Point de départ pour l’être-là-avec affectif et confirmant, pour une rencontre respectueuse et affective, véritablement humaine.”
        (Veldman passim p. 471-475).
                    Il nous reste à proposer une modélisation plus didactique de tous ces propos, insistant sur la dimension thérapeutique.
         
         
        • LÂ’expérience plénière et son action thérapeutique

        • Nous procédons ici comme pour les processus inconscients, par touches successives, par référence à des auteurs renommés. Car la complexité de cette expérience plénière empêche son analyse, sa réduction et même son argumentation. Aussi nous proposons encore un simple schéma pour visualiser le processus, parce qu’il faut aussi arriver à la présentation de son rôle thérapeutique :
                      a) le moment présent est défini par un cadre qui délimite la situation,
          b) un certain nombre de fonctions sont pertinentes - et nécessaires - dans ce cadre situationnel (les carrés à l’intérieur du cadre),
                      c) l’une ou l’autre fonction peut être indisponible, absente, en clivage,
          d) alors qu’une autre fonction peut s’imposer, bien qu’étrangère au moment, elle est en amalgame.
                      L’expérience est plénière lorsque toutes les fonctions pertinentes sont présentes, à la fois connectées et séparées. Cette présence totale, dans le moment et dans la situation, cette présence de toutes les fonctions pertinentes, a un effet précis, thérapeutique :
                      e) elle connecte les fonctions clivées,
                      f) sépare la fonction amalgamée,
                      et parachève la pleine présence, à savoir dé-bloque.       

           

           

           

           

           

           

          schéma 52
          Schéma 52 :l’expérience plénière et les fonctions pertinentes, les fonctions en clivage ou en amalgame.
           
                      Nous devons nous rappeler ici le modèle de René Thom et la came qui, au moment du saut de relaxation, intègre les nouveaux éléments de la complexification en cours, évitant ainsi le morcellement. Nous insistions sur le côté “plénier” de ce moment. Nous ajoutons à présent son rôle thérapeutique, son rôle fondateur de toute thérapie.
                      C’est la qualité plénière de l’expérience qui est thérapeutique ; elle lève les clivages (refoulements, dissociations) et débarrasse des amalgames (réminiscences indues, confusions). Il n’y a plus que pleine présence ; la présence simultanément concentrative, attentive et contemplative (que nous avons décrite ci-dessus) est tellement prégnante qu’elle accroche la fonction clivée, décroche celle qui est amalgamée et relance l’ensemble bloqué.
                      Voilà ! L’essentiel est dit en cinq lignes après une préparation de dizaines de pages. Le processus thérapeutique de base consiste en ce moment de pleine présence (“je suis là, pleinement là, juste là”) où tout superflu s’élimine et tout nécessaire s’arrime. Ça dés-amalgame, re-connecte et dé-bloque jusqu’à la pleine présence. La parution récente du dernier livre de Gérald M. Edelman apporte une caution scientifique à cette approche expérientielle.
           
           

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