Chapitre 14 : Le principe complexification / plénarité et le modèle ontothérapeutique
"Je ne suis rien,
Je ne vaux rien,
Je rate tout, personne ne m'aime..."
Ce type de déclaration peut mener tout droit à l'hôpital psychiatrique ou susciter une longue prescription de tranquillisants, de somnifères et d'antidépresseurs. Le psychothérapeute, lui, peut choisir de travailler sans filet et les mains nues; mais selon l'école à laquelle il appartient, il réagit différemment.
- JANOV ferait répéter cette plainte, de plus en plus fort, jusqu'au cri et jusqu'aux larmes, en faisant remplacer le "personne" par "maman" ou "papa". Il expliquerait qu'on arrive là à la souffrance primale, à cette expérience décisive où l'enfant de 5-6 ans comprend très clairement qu'on ne l'aime pas comme il a besoin qu'on l'aime...
- CASRIEL retournerait peu à peu ce vécu en une affirmation du type: "Je suis comme je suis; ce que je fais est beau, et si ça ne te plaît pas, tant pis pour toi; je suis "aimable" et si toi, tu ne peux pas m'aimer, j'en trouverai un autre". Affirmé, répété et écouté dans un groupe chaleureux, ce genre d'affirmation revigore et transforme. Et si l'on peut faire le tour du groupe et prendre chaque participant dans ses bras après cela, l'humeur peut effectivement changer et s'accorder à cette nouvelle conviction...
- Sur le divan lacanien, un tel discours est religieusement écouté et entendu. Il peut être répété autant de fois qu'il faut, car l'oreille ne se lasse jamais sur son fauteuil. Si la voix de derrière soi laisse tomber que "rien" vient de "res" et signifie "quelque chose", l'analysant peut prendre cela comme une discrète reconnaissance. Et si on associe sur le thème du "manque", il peut accéder à une dimension fondamentale de son être...
Moi-même, j'ai été appelé au chevet d'une de mes analysantes qui venait d'accoucher d'un enfant malformé dont la vie est compromise à bref délai. Son sentiment ressemble à ce "je rate tout". Son visage est triste, mais elle lutte contre son émotion, tout comme elle le faisait au groupe de somatanalyse. Elle craint des malaises et même des pertes de connaissance si elle se laisse aller trop profondément à ressentir, à régresser.
Je lui propose néanmoins de ne pas se bloquer et de vivre celle tristesse, d'en faire une occasion de se centrer en elle et de rencontrer ses proches au niveau affectif que favorise cette épreuve commune... Les malaises et lipothymies ne proviennent d'ailleurs pas de l'émotion elle- même mais du refus de l'émotion.
Ces quatre attitudes sont bien différentes, presque contradictoires. Pourtant elles se veulent toutes thérapeutiques et nous obligent donc à poser la question: qu'est-ce que cette dimension thérapeutique dont se réclame évidemment la somatanalyse? Dans un premier temps, on pourrait chercher une réponse du côté des pathologies que l'on aborde et du côté de la guérison. Mais là aussi l'éventail des troubles pris en considération s'élargit tellement qu'on ne sait même plus très précisément s'il s'agit encore de thérapie ou d'autre chose.
La notion de thérapie est évidente lorsqu'elle s'attaque au symptôme ainsi que le faisait FREUD à ses débuts (et toute sa vie d’ailleurs comme le montre André Haynal 2007), quand il traquait le symptôme hystérique. Elle l'est encore lorsqu 'on demande à la psychothérapie de guérir une dépression, une lombalgie, une hypersécrétion gastrique ou une assuétude aux tranquillisants. On admet aussi que la notion de thérapie s'élargisse au "terrain", au caractère, à la personnalité pathologique. FREUD a rapidement dépassé le symptôme pour s'intéresser à la personnalité hystérique. REICH a créé les moyens d'en faire autant pour la personnalité schizoïde et caractérielle. Les plus audacieux parmi les thérapeutes s'essayent au traitement du terrain psychotique. Mais le développement et la démocratisation des nouvelles thérapies élargit la demande à la troisième dimension: au mal-être, aux difficultés affectives et relationnelles, aux troubles sexuels, au mal-dans-sa-peau... S'agit-il encore de thérapie à ce niveau? Oui, si on se réfère à la nouvelle définition de la santé que donne l'OMS pour qui elle n'est plus seulement absence de maladie mais "état de bien-être".
Comme on le constate, l'abord des indications ne donne pas d'éclaircissement très évident sur l'essence de la thérapie; la notion de guérison non plus, puisqu'elle prend les aspects les plus divers; on peut faire disparaître un symptôme hystérique certes, mais en risquant de le voir réapparaître ailleurs; on ne change pas radicalement un terrain, qu'il soit psychotique ou névrotique; enfin le mal-dans-sa-peau est un fait existentiel plus encore que pathologique et LACAN insiste suffisamment sur le "manque" structurel pour qu'on se fasse à cette idée. Il doit pourtant exister des éléments communs à ces différentes attitudes thérapeutiques; il devrait même y avoir un principe unique. La fréquentation des méthodes les plus diverses et des thérapeutes les plus différents m'en a profondément convaincu. Aussi, comme je dirigeais un séminaire d'enseignement sur les méthodes psychothérapiques, je me suis exercé à un regard comparatif, à une recherche de "psychothérapie comparée" plutôt que de présenter un catalogue de techniques juxtaposées, On pratique cette approche en littérature. On l'introduit dans les sciences humaines avec la méthode structuraliste. Pourquoi ne pas l'employer pour les psychothérapies, maintenant qu'elles prolifèrent comme autant de variations sur un thème, sinon connu, du moins pratiqué? L'un de ces enseignements a porté sur la dimension thérapeutique précisément et j'en reprends ici une partie: celle qui aboutit à l'émergence du fait thérapeutique, d'un de ses aspects en tout cas, que j'appelle "moment primaire". Nous le définirons d'abord pour lui-même puis il nous servira à fonder et à expliciter la dimension thérapeutique de la somatanalyse.
II s'agit de réaliser une fiche technique descriptive de chaque méthode psychothérapique et d'en faire ensuite une superposition qui permet de lire en transparence les éléments qui varient et ceux qui ne varient pas. Les éléments invariants pourraient alors constituer ces ou ce principe que nous cherchons. Malheureusement il faut limiter ici et le nombre de thérapies abordées et l'envergure de la description donnée. J'ai retenu six méthodes différentes empruntées à trois auteurs: FREUD, FERENCZI et CASRIEL. Le choix de ces auteurs s'est fait pour une raison précise: ils ont tous les trois développé successivement deux méthodes apparemment contradictoires mais, à mon sens, très cohérentes, faisant preuve d'une compréhension essentielle du fait psychothérapique. De plus, ces trois auteurs se placent aux deux extrêmes et au milieu de l'histoire de la psychothérapie moderne;
- FREUD a passé de la méthode cathartique à la psychanalyse de 1885 à 1905 environ,
- FERENCZI, de la "thérapie active" à la "relaxation", de 1918 à 1930 environ,
- CASRIEL, du cri au bonding, de 1965 à 1975.
Ainsi sont énumérées les six méthodes ou techniques que nous étudierons. Il est remarquable que chaque auteur passe en quelque sorte d'une technique "dure" à une technique "douce" et, d'un autre point de vue, d'une technique de "moments" psychothérapiques à une technique "d'état" psychothérapique. Il y a là un autre motif qui préside au choix de ces auteurs.
Pour la description de chacune de ces méthodes - sauf pour la sixième - j'ai choisi un texte de l'auteur lui-même, court et simple, qui aborde l'essence même de la méthode et permet de réaliser simplement cette fiche technique. Le recours aux textes originaux compense, en partie du moins, l'extrême dépouillement de ces descriptions ici proposées.
FREUD n'est pas à présenter! C'est sûrement lui qui marque le plus profondément les psychothérapeutes actuels, même ceux qui s'en défendent. Et pourtant il a emprunté à un autre, à Joseph BREUER, sa première méthode de travail, celle qui reste fondamentale: la méthode cathartique.
a) Méthode cathartique
Voici ce qu'en disent BREUER et FREUD dans les "Etudes sur l'hystérie":
"Chacun des symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans retour quand on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l'incident déclenchant, à éveiller l'affect lié à ce dernier et quand, ensuite, le malade décrivait ce qui lui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expression verbale" (Breuer p. 24).
Le moment cathartique est le moment de guérison du symptôme hystérique. Trois éléments concourent à cet effet:
- le souvenir de l'incident déclenchant,
- l'affect lié à ce dernier,
- l'expression verbale du souvenir et de l'affect.
La présence de ces trois éléments constitue la première condition de survenue. Il en existe une seconde aussi importante, à savoir la simultanéité d'occurrence de ces trois éléments: le souvenir s'étoffe d'émotion et l'émotion s'exprime en paroles, simultanément.
La préparation de ce moment cathartique peut se faire progressivement, dans la recherche des souvenirs, par l'analyse, mais, au moment donné, tout s'enclenche et s'unifie:
En inscrivant ce moment dans un cercle, on arrive à visualiser l'unité de ce qui se passe avec le triple fonctionnement mnémonique, émotionnel et expressif. Les flèches qui relient ces trois fonctionnements soulignent la simultanéité et l'interaction de ces processus. (Voir schéma n° 2)
b) Méthode psychanalytique
Voici un texte tiré de "Ma vie et la psychanalyse", où FREUD décrit très simplement le passage à la technique psychanalytique qu'il a développée peu à peu et qui reste le fondement de la psychanalyse actuelle:
"On l'incitait (le patient) maintenant à s'abandonner à ses "associations libres", c'est-à-dire à communiquer tout ce qui lui venait à l'esprit lorsqu'il s'abstenait de prendre pour but une représentation consciente quelconque. Mais il devait prendre l'engagement de vraiment communiquer tout ce que sa perception intérieure lui livrait et de ne pas céder aux objections critiques...
"Mais il faut considérer que l'association libre n'est en réalité pas libre. Le patient demeure sous l'influence de la situation analytique... Dans tout traitement analytique s'établit, sans que le médecin fasse rien pour cela, une intense affection du patient à la personne de l'analyste" (p. 50 à 53).
A partir de ce texte on peut proposer un schéma (n° 3) construit sur le même modèle que le précédent et où se visualisent les éléments essentiels du texte.
Trois fonctions essentielles apparaissent ici encore:
-l'affection portée à l'analyste,
-les associations liées à cette relation
-et l'expression verbale de ces associations et donc de l'affection.
L'inclusion dans le cercle souligne l'interaction de ces processus et leur simultanéité. L'intérieur du cercle désignant l'intériorité de l'analysant, on peut situer un extérieur en dehors du cercle. Ici, c'est l'analyste qui représente à lui seul cet extérieur d'où viennent les sollicitations affectives. Ce processus psychanalytique n'a lieu qu'en évitant un autre fonctionnement psychique, différent de la fonction associative, qu'on retiendra, en attendant, comme fonction critique et fonction intentionnelle ("prendre pour but"). D'une méthode à l'autre, apparaît clairement le passage du moment psychothérapique à l'état psychothérapique: la catharsis est un moment limité dans le temps; l'association libre est un état qui doit durer toute la séance et se répéter de séance en séance.
FERENCZI s'est attelé aux problèmes techniques lorsque la méthode psychanalytique a commencé à manifester ses limites. II a développé là un merveilleux sens de la thérapie qui mérite d'être scruté de plus près, nous l’avons vu ci-dessous.
a) La thérapie active.
Dans un premier temps, FERENCZI introduit tout simplement des "mises en acte" aux moments privilégiés que sont les résistances et les blocages; il demande d'agir les souvenirs et fantasmes qui émergent, mais qui n'arrivent pas à faire bouger les résistances et les blocages malgré leur analyse et leur compréhension. Voici un passage de l'analyse d'une jeune pianiste talentueuse qui présentait des troubles d'exécution en public.
"Nous devons l'amélioration la plus importante à la découverte de l'onanisme inconscient de la patiente, mis en évidence à l'aide de "l'activité". Au piano, elle éprouvait - à chaque geste un peu violent ou passionné - une sensation voluptueuse au niveau des organes génitaux qui étaient excités par le mouvement. Elle fut obligée de s'avouer ses sensations flagrantes après avoir reçu l'ordre d'adopter un comportement très passionné au piano ainsi qu'elle l'avait vu faire à de nombreux artistes" (Ferenczi Œuvres III p. 122 et 123).
Schématisons ce qui se passe au moment où la pianiste exécute l'acte demandé par l'analyste:
- elle exprime des gestes passionnés,
- éveille des sensations voluptueuses
- et reconnaît le lien entre les uns et les autres,
- le tout, simultanément et avec intensité.
En d'autres mots, le moment fort est ici la coexistence:
- d'une expression: les gestes passionnés;
- d'une impression: les sensations voluptueuses ;
- d'une compréhension: leur reconnaissance sous forme d'aveu.
Schéma 40 : le moment thérapeutique dans la thérapie active. Dans cette "thérapie active", le déclenchement se fait sur injonction, sur proposition d'un travail corporel, qui est bloqué dans l'attitude névrotique de la pianiste. La répétition de telles mises en acte a amené la guérison de cette patiente.
b) La relaxation ou néo-catharsis.
Dans un deuxième temps, FERENCZI abandonne l'intervention active. Il propose maintenant un contact physique avec le patient. Voici ce qu'il en écrit dans les notes informelles de ses dernières années:
"Certains (patients) s'assurent de notre bienveillance de manière vraiment infantile en prenant notre main, en la tenant même pendant tout le temps de l'immersion (Versenkungszeit). Ce qu'on appelle transe (Trance), est donc, pour ainsi dire, un état de sommeil avec maintien de la capacité de communication avec une personne sur qui on peut compter. Une légère variation dans la force de la poignée de main devient là le moyen d'expression de l’émotion... Quand le rapport avec le patient a plus ou moins duré de cette manière, dans une conversation en demi- sommeil pour ainsi dire... le patient peut brusquement être submergé par un véritable cauchemar hallucinatoire où il agit en mots et gestes un vécu (Erlebnis) interne ou externe" (Ferenczi Clinique p. 235-236).
Ce texte apparemment touffu nous permet ici encore une schématisation du processus thérapeutique ;
Schéma 41 : l'état néo-cathartique
Là aussi, l'expérience du patient se déroule simultanément, sur les trois modes fondamentaux :
- relationnel: sécurisation par la main de l'analyste;
- psychique: images hallucinatoires;
- moteur: mots et gestes.
Cette expérience se déroule en situation, en insertion dans l'environnement, avec l'analyste qui communique par l'intermédiaire de la main. Mais, au niveau psychique, il existe une coupure d'avec l'état d'éveil. FERENCZI appelle cela: immersion, demi-sommeil, sommeil avec conversation... Il faut souligner que la description de ce qui se passe à ce niveau psychique est malaisée.
Avec ces méthodes, FERENCZI s'est engagé dans une impasse, du moins à l'intérieur du courant psychanalytique. Il ne faut donc pas être surpris si nous retrouvons ses propositions techniques dans des cadres méthodologiques très différents. Mais il n'y a pas de rupture entre FREUD, FERENCZI et les auteurs que nous abordons maintenant, JANOV et CASRIEL; tout comme il n'y a pas de rupture essentielle entre la parole, le cri et le contact.
J'ai choisi Daniel CASRIEL bien qu'il soit encore mal connu en France – à moins que la traduction de son ouvrage ait paru entre-temps. Psychiatre et psychanalyste, CASRIEL a découvert l'effet thérapeutique du cri dans une communauté de drogués à l'époque où JANOV développait le cri primal, indépendamment. Il a d'abord développé une technique de groupe centrée sur le cri. Une dizaine d'années plus tard, vers 1975, il s'intéressait beaucoup plus exclusivement au contact physique appelé "bonding". Il y a là, à mon avis, une évolution superposable à celle de FERENCZI et de FREUD, de la technique dure à la technique douce, du moment à l'état thérapeutique. Le cri et le contact physique sont par ailleurs les deux innovations majeures de ces dernières années.
Pour l'analyse de ces deux techniques, je ne me référerai pas à CASRIEL lui-même, car je le connais mieux par la pratique que par ses théories, mais à JANOV d'abord qui a excellemment décrit le cri; puis suivra une analyse du bonding que j'ai faite moi-même. C'est l'absence de texte assez explicite de CASRIEL qui m'y pousse: mais c'est sa démarche à lui qui donne son vrai sens au choix de ces deux techniques.
a) Le cri primal
Voici un des nombreux textes où JANOV décrit le cri primal :
"Le véritable cri primal ne peut être méconnu. C'est un cri profond et involontaire qui ressemble à un râle. Lorsque le thérapeute détruit brusquement une partie de ses défenses et que le patient se trouve tout à coup nu devant sa souffrance, il crie parce qu'il est entièrement exposé à sa vérité... "
Schéma 42 : le moment primal
"Ce qui s'exprime quand le sujet crie c'est un sentiment unique qui est peut-être la base de milliers d'expériences antérieures: "Papa, ne me fais plus mal!" ou "Maman, j'ai peur" (Janov p. 99).
"Ce que vient de vivre le patient est un primal. Une expérience totale du sentiment et de la pensée, venue du passé... Le malade est presque inconscient de l'endroit où il se trouve à ce moment... Lorsque (le primal) survient il semble briser la barrière pensée-sentiment" (Janov p. 93-94).
En extrayant de ce texte les éléments qui nous intéressent nous pouvons aussi schématiser le primal. Nous retrouvons les niveaux de fonctionnement qui nous deviennent familiers :
- l'expression: par le cri;
- l'impression: la souffrance, la peur;
- la compréhension: comme accès à la vérité de ces émotions.
Mais nous voyons surtout exprimée avec force l'unité de fonctionnement de ces trois niveaux: "lorsque le primal survient il semble briser la barrière pensée-sentiment". Ce moment primal est activement provoqué par le thérapeute, comme l'aurait fait FERENCZI dans sa thérapie active. Quant à ce qui se passe au niveau du psychisme cela relève de la même difficulté de définition: JANOV parle de vérité, pensée et d'état involontaire pour les opposer à conscience.
b) Le bonding
Le bonding - ou corps-accord - est la systématisation du contact physique dont nous avons eu l'amorce chez FERENCZI: il s'agit d'un enlacement, pendant une durée prolongée. Pour comprendre ce qui s'y passe, il faut en proposer une approche au niveau somatologique:
- le contact déclenche une sensation agréable ou désagréable ; restons ici à la première éventualité: la sensation agréable correspond à une tension légère de la musculature lisse qui diffuse dans tout le corps; d'essence sensuelle, elle est ressentie comme tendresse de par sa diffusion même;
- cette diffusion des sensations à tout le corps est le fait du psychisme: il
se met dans un état de "sensation libre" qui propose au corps ce que l'association libre permet aux productions psychiques ; c'est donc le psychisme qui donne le label de qualité aux impressions et expressions, c'est lui qui y reconnaît de la tendresse. Il faut bien le souligner, la qualité de tendresse qui définit le corps-accord provient de la prise de conscience, même si ce fait psychique n'est que l'accompagnement des sensations, le "cum sciencia", la conscience. Ces trois fonctions de contact, de tension et de tendresse s'inscrivent dans notre cercle et circonscrivent un vécu d'autant plus pur qu’elles s'harmonisent entre elles et s'entretiennent réciproquement et simultanément.
Schéma 43 : l'état de corps-accord
La présentation de ces six méthodes psychothérapiques s'achève là. Il s'agit maintenant d'en faire ressortir les invariants pour y déceler l'objet de notre recherche, à savoir le principe thérapeutique. En fait, cette présentation simplifiée de méthodes, complexes par ailleurs, a le mérite de faire ressortir ces invariants d'eux-mêmes grâce aux schémas.
L'invariant est ici ce que j'appelle le "moment primaire", à savoir la simultanéité d'une impression, de son expression et de leur compréhension.
Schéma 44 : la dimension subjective du moment primaire
Avec ses trois niveaux de fonctionnement - impression, expression, compréhension – (somato-, socio-, psycho-) se définit la part subjective du moment primaire, à savoir ce qui se passe pour le sujet pris isolément. Mais le sujet n'est pas replié sur lui-même ; au contraire, il est en continuité avec l'extérieur, avec les objets:
- avec l'environnement - ici limité à l'analyste ou au partenaire du bonding – qui provoque l'impression, l'émotion ;
- avec le corps qui dicte la façon dont il peut s'exprimer ;
- avec le "psychique" qui stocke les souvenirs, les idées, les fantasmes et autres moyens de reconnaissance et de sens.
Ainsi peut se compléter ce moment primaire qui comprend obligatoirement les référents objectifs.
Avec ce "moment primaire", se définit le principe thérapeutique que nous recherchons. Il se propose comme tel bien qu'il soit difficile d'apporter des preuves à proprement parler. Même la référence aux thérapeutes invoqués ci-dessus ne constitue pas une démonstration infaillible. La façon de le présenter ici n'est sûrement pas la seule non plus. On pourra donc le discuter au niveau du savoir. Mais on en discutera beaucoup plus encore au niveau des implications personnelles car ce moment primaire engage, il engage une pratique, il engage même la façon d'être. Il ne se laisse pas réduire à un savoir, car le savoir introduit une dissociation dans le vécu subjectif. Il ne se laisse pas réduire non plus à un pouvoir, car ce dernier provoque une coupure d'avec l'extérieur, ce qui va parfaitement à rencontre de l'aspect "primaire" ici souligné.
Dans le moment primaire le principe thérapeutique se caractérise donc comme:
- moment, un moment de présence plus ou moins long mais limité dans le temps ;
- façon d'être, un être unifié dans l'émotion, l'expression et sa compréhension psycho-, socio- et somato- ;
- insertion dans une situation: dans un environnement, dans les réalités psychique et corporelle.
En ce qui concerne le "moment", on pourrait ne retenir que la notion de durée limitée, de partie d'un tout. En fait, il s'agit de "présence", de quelque chose qui est actuellement et dont on n'a pas à envisager l'après. Les amoureux connaissent bien ce vécu d'éternité que donne un présent plein. En fait, le moment thérapeutique est le plus souvent limité dans le temps. Deux hypo-chondriaques sévères sont venus au groupe; ils ont crié avec une intensité étonnante et ont pu effacer complètement cette chape de brouillard, de confusion et d'angoisse qui les écrase continuellement mais pour un quart d'heure seulement, lors du premier cri... Objectivement, le moment efficace est souvent plus court encore, en tout cas le moment de grande intensité où se fait l'illumination de l'intuition décisive ou l'exaltation de l'émotion libératrice. Mais, subjectivement, plus on vit ce moment présent, plus on oublie la durée et plus il dure. Ce moment est le point de rencontre d'éléments multiples; il est, en particulier, le point de jonction du passé et de l'avenir. Nous retrouvons là un des thèmes central de la psychothérapie moderne, l'ici et maintenant, mais aussi l'un des enseignements des sagesses orientales et des religions. Ces dernières ne sont-elles pas aussi des thérapies ? N'est- ce pas pour cela que les thérapeutes du corps se laissent attirer par l'Orient et que LACAN a ressuscité le grand Autre ?
Dans le moment présent, on ne peut qu'être. Mais qu'est-ce qu'être ? L'analyse tentée ici a le mérite de décomposer cet être et de nous le faire mieux comprendre: il s'agit d'un moment d'unité, d'unification, de fonctionnement simultané et harmonisé aux trois niveaux de l'impression, de l'expression et de la compréhension. La définition de ces niveaux est faite de telle sorte que leur ensemble constitue un tout, le tout du vécu subjectif. A ce moment là, rien d'autre ne reste en suspens. C'est la raison même pour laquelle ce moment est thérapeutique.
Deux aspects principaux sont à souligner: la simultanéité d'une part et l'ensemble des fonctions à unifier d'autre part. Les modèles thérapeutiques invoqués ci-dessus insistent tous sur ce moment particulier où se fait l'unification de l'être. Nous verrons plus loin que la psychopathologie peut précisément se comprendre à partir de l'absence de cette unité, à partir de coupures entre les différentes fonctions. L'étymologie du mot schizophrénie renvoie bien à cette notion de faille. La simultanéité constitue en fait l'élément majeur de l'hypothèse thérapeutique proposée ici. Mais qu'on ne pense pas que cette unification soit nécessairement un phénomène exceptionnel. Dans le cri, dans l'intuition subite sur le divan, elle est exceptionnelle en effet. Dans la vie courante, elle se fait beaucoup plus simplement, quand on est "là", dans la présence.
Quant aux trois fonctions présentées comme constituantes de ce tout, elles méritent une explication parce qu'il ne s'agit pas de fonctions apparemment cohérentes entre elles. Le choix des termes - impression, expression et compréhension - ne se fait d'ailleurs pas tant pour eux- mêmes que pour la globalité qu'ils désignent, que pour cette "totalité d'être" justement. Ces termes rejoignent d'autres ensembles comme: sentir, agir et penser ou émotion, action et signification... Les trois fonctions citées semblent incohérentes par rapport aux référents externes; l'environnement, le corps et le psychique. Car l'environnement est externe et les deux autres, le corps et le psychique, internes. Mais dans le moment d'être, ces trois référents se comportent de la même façon: ils ont la même fonction, que ce soit:
- un partenaire parmi tous les participants du groupe,
- un souvenir parmi les milliers d'autres de mémorisés,
- une attitude corporelle d'entre des centaines…
Inversement, l'absence de l'un de ces référents, son refoulement ou son blocage, provoquent la même attitude dissociée. Que l'on nie un partenaire, que l'on refoule un souvenir ou que l'on inhibe des sensations, cela provoque le même résultat, à savoir une coupure dans sa façon d'être. L'analyse du moment primaire nous pousse donc et nous oblige à considérer l'équivalence fonctionnelle:
- des trois fonctions: d'impression, d'expression et de compréhension,
- et des trois référents: l'environnement, le corps et la réalité psychique.
Depuis REICH, on accepte le parallélisme psycho-somatique. Ici, on est amené à élargir les équivalences à l'ensemble psycho-, socio- et somato-logique. Les contenus sont certes différents mais l'importance fonctionnelle est la même. La somatanalyse d’abord, la démarche intégrative ensuite entrent résolument dans cette nouvelle dimension puisque leur pratique inclut le groupe, le corps et l'élaboration intrapsychique. Quant à sa théorisation, elle s'y réfère tout autant puisque, nous le verrons plus loin, ce traitement du social et de l'environnemental à égalité avec le corps et la psyché permet de proposer deux généralisations avec les notions:
- d'équivalence fonctionnelle des contenus psycho-, socio- et somato-logiques
- et de globalité psycho-, socio-, somato- logique du changement.
Il faut aussi envisager le terme à la fois provocateur et modeste de "primaire". Quoique faisant allusion au concept freudien de processus primaire, le moment du même nom ne se limite pas à ce seul aspect. Je n'ai d'ailleurs pas l'intention d'entrer dans une discussion serrée sur ces notions complexes de processus primaire et secondaire. Je propose une approche plus globale sur l'observation du travail au corps. En fait, une opposition s'y fait jour aussi mais en sens inverse de l'opposition freudienne! Douglas HARDING intitule un livre: "Vivre sans tête". Rappelons-nous aussi Gérard, un patient, qui veut "perdre la boule" et référons-nous à toutes ces expressions à la mode qui, sous prétexte "d'habiter le corps" et de "descendre dans les tripes", s'en prennent à la tête! Nous voilà bien dans le sujet. Une approche simplifiée de la terminologie freudienne permet de rapprocher le processus primaire du corps et le processus secondaire de la tête. Nous évoluons ici en plein dans la coupure psycho-somatique, dans les oppositions verbal - non verbal, symbolique - réel, tête - tripes, toutes oppositions qui se débattent avec le dualisme classique et ne le traitent guère mieux que d'autres cultures parfois taxées de manichéennes.
Mais le moment primaire englobe l'un et l'autre, la tête et les tripes, le terme de "primaire" est donc provocateur et modeste. Provocateur d'abord, parce qu'il reprend une notion mal portée; dans le langage courant, le primaire, c’est une brute; en psychanalyse, le primaire est plus mal loti que le secondaire! Il y a donc provocation en affirmant qu'il faut céder de cette superbe que donne l'exclusive du rationnel, du reflexif, du verbal. Modeste ensuite parce qu'il subordonne le processus secondaire au moment primaire où l'émotionnel et le corporel semblent dominer; je dis bien "semblent" car si cette impression existe bien souvent, il ne s'agit que d'une impression car le moment primaire est un moment d'équilibre des trois instances: le relationnel, le corporel et le psychique.
- dans la présence, dans l'ici et maintenant,
- dans un certain équilibre psycho-, socio- et somato-logique, sans exclusive de l'une ou l'autre réalité,
- dans la plénitude ; LACAN semble avoir imposé l'universalité du "manque" ; je prétends, quant à moi, après bien d'autres, qu'on peut vivre des moments pleins sans aucune sensation ou pensée de manque; des moments, plus ou moins longs il est vrai,
- en situation enfin, en contact avec l'environnement et les autres, en continuité avec le psychique (avec ses souvenirs, fantasmes et rationalités...), dans le corps.
S'agissant d'un moment, cela ne signifie pas qu'il y ait opposition à la durée, au contraire. Le moment est le point de rencontre du passé et de l'avenir; il est plein de tout le passé et porte en lui tout l'avenir, réellement, mais toujours avec cette modestie qu'entraîne l'attitude primaire, du fait qu'il n'y a pas conscience aiguë, exclusive et triomphante d'un élément précis, d'une tranche du passé, d'un projet bien programmé. Le passé et l'avenir sont d'autant plus présents qu'on n'y pense pas, qu'on n'adhère qu'au présent.
Le passé est là, de toute façon:
- dans l'environnement et l'entourage; la situation dans laquelle on se trouve n'est que la résultante de tout un passé;
- dans l'accès à une réalité psychique qui n'est que l'accumulation d'un long travail de mémorisation et d'apprentissage;
- dans le corps dont le fonctionnement et l'attitude résultent des expériences de toute la vie.
S'il est relativement aisé de concevoir que le présent englobe le passé, il est plus difficile d'y voir l'émergence de l'avenir. C'est la notion de créativité qui peut nous faciliter cette compréhension. Car le moment primaire est un moment de créativité qui s'engouffre dans l'avenir de par cette créativité même.
Nous avons vu à propos de la Konzentrative Bewegungstherapie comment l'attention concentrative sur le corps est créative: les sensations qui en émergent sont neuves et originales; elles stimulent l'attention qu'on leur porte. Il en est de même des insights et compréhensions qui viennent s'associer aux vécus émotionnels: en faisant de ces vécus des moments pleins, ils contribuent à créer une attitude dynamique, attentive, ouverte sur l'extérieur, toutes qualités qui permettent d'entrer positivement dans l'avenir, de le laisser venir plus précisément. Il ne s'agit donc pas de donner un mode d'emploi pour le futur -toujours imprévisible - mais de créer l'attitude la plus apte à l'affronter. En fait, le mode d'emploi existe avec tout l'acquis du passé, mais son application dépend de l'attitude présente. Le moment déjà réussi donne la certitude de réussir aussi les moments à venir. Celui qui vit le présent créativement possède les aptitudes à vivre chaque moment de l'avenir au mieux. Mais ici encore interviennent cette provocation et cette modestie de la conception primaire:
- il n'y a de garantie pour l'avenir que dans un vécu créatif du présent,
- pour voir l'avenir, il faut fixer le présent!
Voilà ces caractéristiques du moment primaire que nous pouvons résumer encore une fois comme:
- la simultanéité de fonctionnement
- des trois fonctions psycho-, socio- et somato- logiques, de l'impression, de l'expression et de la compréhension,
- comme moment plein, à la fois associatif et réflexif,
- comme présence et point de rencontre du passé et de l'avenir,
- comme attitude "primaire" qui ne privilégie ni la fonction rationnelle, ni l'autre, émotionnelle, mais les associe toutes les deux.
Ce texte vieux d’un peu plus d’un quart de siècle, extrait de Le Corps aussi (Meyer, 1982) nous dit déjà l’essentiel du processus thérapeutique de base. Il se réfère à la psychanalyse et aux inspirateurs de la somatanalyse. Il est simple et direct et même un peu naïf, avec cette appellation de « moment primaire ». Mais l’essentiel y est effectivement, ce qui fait une agréable introduction à notre thème de l’ontothérapeutique. Ce terme très récent marque l’importance que nous donnons à présent à cette théorisation du processus thérapeutique qui ne se limite pas seulement à une méthode – la somatanalyse – ni même aux seules somatothérapies ou psychothérapies, mais à tout processus thérapeutique, y compris psychosomatique et même médical…
En reconnectant psycho-, socio- et somato- dans une pleine présence, la guérison advient et l’autoorganisation juste se relance.
Le quart de siècle écoulé nous a permis de développer cette première approche essentiellement clinique avec des approches complémentaires méthodiquement constituées, scientifiquement élaborées et appuyées sur des théories tant mathématiques (René Thom) que neuroscientifiques (Gérald Edelman). Nous avons surtout affiné notre dénomination qui devient «l’expérience plénière » avec ses étapes préparatoires et ses processus partiels. Malgré tous ces enrichissements, ce temps de guérison fondamental reste une expérience complexe qu’il faut approcher expérientiellement, cliniquement, comme son nom l’indique.
Mais, vingt cinq années plus tard, il nous reste à nous mettre à jour, up to date, avec ce qui caractérise ces vingt dernières années, à savoir les thérapies courtes – ou « brèves » pour les psychanalystes. Car, ne l’oublions pas, la méthode cathartique de Breuer et FREUD était brève. Le cas Dora, en 1900, s’est joué en trois mois. Certes Ferenczi a récupéré ces psychanalyses qui n’ont pas marché et les a prolongées. Casriel est relativement bref. Mais c’est en court et en ultra court qu’on veut réussir aujourd’hui puisque la moitié des patients ne veut que cela. Le démarrage d’un cabinet se fait avec ces prestations courtes, sans oublier la Sécurité Sociale qui contraint de ce côté-là aussi.
Ces nouvelles thérapies, courtes, proposent des innovations appréciables, en particulier dans la définition plus pointue des indications et dans la mise en protocole de techniques éprouvées par ailleurs. Nous avons ici la possibilité de continuer notre présentation de la polarité intensité/douceur comme pour les trois paires de méthodes décrites ci-dessus, avec l’EMDR de Shapiro et l’haptothérapie de Veldman. Pourquoi ce choix de deux méthodes qui n’ont pas de lien entre elles ? A cause de ma propre réception. Ce sont les deux démarches qui m’ont le plus marqué de par la simplicité et la richesse de la méthode et de par la qualité de la recherche scientifique qui accompagne leur explication. A part cela, la technique centrale est bien ancienne : le balayage oculaire de l’EMDR remonte à Reich – au moins – et le contact haptonomique nous rappelle la néo-catharsis de Ferenczi. Commençons par l’haptothérapie de Veldman au titre de l’ancienneté.
J’ai eu le grand honneur et autant de bonheur d’être formé – partiellement – par Veldman père, dans mon propre centre de Lipsheim, où j’avais organisé un atelier pour lui. Voici comment je présentais la méthode haptothérapique dans sa forme de thérapie courte – d’une dizaine de séances – telle que promue à l’époque.
« Frans Veldman, Hollandais installé en France, développe depuis des dizaines d'années une recherche et une formation sur le toucher et le contact, dans des registres aussi divers que le dialogue avec le fœtus par le contact du ventre maternel, le portage du nouveau-né et les manipulations des malades hospitalisés. L'haptothérapie, elle, constitue une thérapie pour l'adulte, avec une dizaine de séances, se construisant autour du "prolongement" du corps du patient dans les mains, bras et corps du thérapeute. Cette extension à l'autre produit une transformation fondamentale du sentir et du réagir et permet le développement de tout un programme thérapeutique. Frans Veldman théorise ces phénomènes difficiles à conceptualiser. Il comble ainsi une lacune particulièrement sensible dans ces pratiques fondées sur la réceptivité et la sensualité, l'affectivité et le transpersonnel, il apporte une scientificité là où on n'a pas l'habitude de la rencontrer, tout en sachant qu'il restera toujours une grande part d'indicible dans cette dimension du corps.
Pour la démonstration de l'haptothérapie, Veldman couche son patient sur une table médicale, en slip, et lui explique qu'il teste d'abord ses mécanismes de défense. Il appuie brutalement sur le dos et provoque obligatoirement un raidissement de la musculature dorsale qui s'oppose à cet enfoncement. Provoquant son patient, il le met au défi d'éviter cette réaction de défense et il gagne à tous les coups car on ne peut effectivement pas s'empêcher de réagir. Pour affiner ce test, il empoigne alors son patient des deux mains aux "poignées d'amour", à cette jonction molle entre les dernières côtes et l'os iliaque, enfonçant les muscles obliques avec ses doigts et provoquant un chatouillement puis une douleur. Le patient réagit immanquablement, résiste ou se défend selon l'une des trois possibilités que la langue anglaise présente joliment comme fight, fright or flight, combat, retrait ou fuite. En effet, devant cette agression, on peut attaquer en agrippant les mains de l'intrus, on peut se raidir pour sentir le moins de douleur possible ou alors fuir, quitter la table par l'autre côté... L'intérêt de ce test est souligné par Veldman qui explique qu'un individu replié sur lui-même est dans l'attente et sur la défensive, ce qui entraîne une certaine tension musculaire qui rend tout contact douloureux et provoque des réactions de défense quasi réflexes.
Après ce test, Veldman s'approche "haptonomiquement", amicalement et déjà prolongé lui-même en l'autre. Il pose une main sur le bas du dos, dans le creux des lombes et propose au patient de sentir cette main, d'entrer dedans, non pas en image mais à partir du dos, de continuer dans l'épaisseur de cette main, de prolonger jusqu'au poignet, au coude puis a l'épaule. Ce prolongement est relativement facile à effectuer pour peu qu'on ressente son corps et puisse se concentrer sur lui. Il ne nécessite pas de changement de l'état de conscience, pas de fermeture des yeux, pas d'abandon autohypnotique. On peut l'effectuer en toute lucidité. Lorsque ce prolongement se fait suffisamment, jusqu'aux épaules par exemple, à travers les deux mains et les deux bras, il se passe une transformation étonnante et fondamentale dans le corps du patient. La tension musculaire disparaît et un œil averti voit l'effacement progressif des contractures dorsales et fessières. La courbure lombaire s'efface. La peau se détend et rosit. Quant à la respiration, elle s'harmonise entre le haut et le bas, se régularise dans son rythme et ralentit. A ce moment, Veldman reprend les stimulations du test initial, il appuie puissamment sur le dos, il agrippe les flancs mais, et c'est la surprise, le patient ne se défend plus. Son dos répond souplement au poids supplémentaire du poignet, les obliques se laissent enfoncer sans se raidir. En fait, il n'y a ni douleur ni agression. Quelque chose s'est transformé dans l'économie globale du sujet, il n'est plus en attente ni sur la défensive, il se sent bien dans son corps, sûr de soi et confiant en l'autre. On peut accentuer la pression dans les flancs, enfoncer les doigts encore plus, rien n'y fait tant que le prolongement reste effectif. A ce moment, Veldman retire tout contact et enjoint au patient de re-rentrer en lui-même, d'annihiler le prolongement, de ne compter que sur lui-même. On peut voir alors les effets exactement inverses: les muscles se tendent à nouveau et saillent, les fesses se serrent, les jambes se raidissent, le creux lombaire s'accentue, la peau pâlit, la respiration se déplace vers le haut et le patient peut jeter à nouveau des œillades inquiètes vers le thérapeute pour savoir quand il agressera... Quand ce dernier s'y met effectivement comme au début, les mécanismes de défense, fight, fright or flight, sont au rendez-vous.
L'haptothérapie se fonde essentiellement sur ce "prolongement" du corps dans les bras et le corps de l'autre et sur les changements corporels et relationnels qui l'accompagnent. On peut poser ses mains sur n'importe quelle partie du corps pour amener au prolongement. Quand la thérapie se limite à une dizaine de séances, elle recherche ces différents états de détente, d'harmonisation somatologique, de sécurisation et d'affirmation de soi, de confiance en l'autre. De nombreux symptômes fonctionnels disparaissent, l'angoisse diminue et le bien-être augmente- Veldman conceptualise très précisément ce quise passe dans cette rencontre fondée sur le contact et le prolongement:
- l'attitude du patient en attente, dans l'expectative et sur la défensive, s'appelle: "insensus",
- l'état de prolongement: "assensus".
A ce premier niveau, s'ajoutent deux états supérieurs, plus subtils:
- le "persensus": lorsque le patient se prolonge non seulement dans le corps mais dans la personnalité du thérapeute, affectivement;
- le "transsensus": lorsque s'intègrent les valeurs spirituelles, transcendantes.
Quand on est seul, le prolongement peut se faire dans l'espace environnant, dans une chambre par exemple, aux murs, plafond et plancher, il s'agit alors du "circumsensus". L'intérêt de ces définitions réside dans la conceptualisation claire et logique d'états d'être complexes et difficiles à décrire. Elle se fait à partir du vécu, au niveau du corps qualitatif. Dans cette dimension, la délimitation est possible: l'haptothérapeute distingue l'insensus de l'assensus, le persensus du transsensus et peut le transmettre au patient.
Le "prolongement" s'oppose au "recentrement" en tant que mouvements somatologiques et met dans un état d'être différent. Par contre, il existe un dénominateur commun à ces deux mouvements autour de l'unité, de l'unification, de l'harmonisation du sujet: le corps est ouvert, sans blocage ni rigidité; les sensations et l'énergie circulent librement. On retrouve les effets de la méthode Alexander: "laissez votre cou se détendre, votre tête se dégager légèrement vers l'avant puis vers le haut afin d'élargir et d'allonger votre dos". L'accès au prolongement tout comme l'accès au recentrement constituent un moment fondamental analogue au "moment primaire", cathartique et thérapeutique. Veldman l'exprime en ajoutant qu'il y a désexualisation, disparition de toute possessivité. Comme dans le recentrement, l'unification élimine toute pensée compulsive, toute compulsion génitale. » (Meyer 1986 pp. 56-59).
Voilà cette technique du toucher haptonomique. Il faut savoir que Veldman ne décrit pas sa « botte secrète » dans ses textes, contrairement à Shapiro qui nous a livré un « manuel » extraordinairement opérationnel. Veldman oublie quasiment son « toucher » - que j’avais malencontreusement affublé de « somatologique » - pour ne théoriser qu’une « science de l’affectivité ». Mais, quant à nous, restons dans ce protocole de thérapie courte centrée sur le toucher du corps. Aussi pouvons-nous reprendre le schéma de la néo-catharsis en remplaçant les mots par ceux de Veldman.
Schéma 46 : l’haptothérapie
Pour Veldman, les trois fonctions somato- psycho- et socio- répondent de la façon suivante à son toucher :
- somato : le ressenti devient prolongement avec détente et bien-être,
- psycho : l’intuition est de confiance, même après l’agression initiale,
- socio : le sentiment relationnel est la « philia », terme que Veldman privilégie à présent pour définir la qualité du sentiment relationnel, non sexuel.
Puis s’installe un état d’être global qui n’est autre que « l’affectivité ». Nous devons nous demander quel est le statut de cet affectif éveillé par l’hapto-. Est-il de l’ordre des « qualités de vie » ou des « purs processus inconscients » tels qu’ils sont définis dans notre modèle ontologique ? Eh bien, puisqu’on est en thérapie courte, directive, centrée sur le symptôme, dans l’intersubjectivité, il ne s’agit que des qualités de vie, du bon, du vrai, de l’aimer, mais pas de l’ordre des essence de l’énergie, nature de l’esprit et intime du lien. Est-ce-que l’haptoanalyse –séquence d’une cinquantaine de séances – y accéderait ? C’est une question intéressante et délicate : accède-t-on aux purs processus inconscients quand on reste relativement directif ? En effet, en haptoanalyse on installe toujours encore le protocole de base, avec le toucher en prolongement auquel on « invite » l’analysant.
Ce qui nous intéresse plus directement ici est ce protocole qui va solliciter les trois dimensions de l’être et les connecter en… expérience plénière. Nous verrons plus loin que Veldman appelle ce moment de plénarité « still point ».
Avançons, dans le temps, pour retrouver l’EMDR. Sa conceptrice, Francine Shapiro, vient de nous livrer un « Manuel » en bonne et due forme. Il est tellement explicite – avec le nombre de balayages par set (24) la distance des yeux (30 à 35 cm) et l’amplitude du mouvement (elliptique de 7 cm) pour qu’on ait envie d’essayer illico lorsque l’auteur nous répète à loisir qu’il faut aller se former et se faire superviser chez…ceux qui m’ont menacé de leurs avocats. Ce manuel n’apporte pas grand-chose de nouveau par rapport à « Les yeux pour guérir » si ce n’est une minutie descriptive appréciable. Nous pourrons donc en tirer un enseignement plus précis sur le mécanisme d’action de la technique, en attendant de réfléchir plus longuement sur l’essai des théorisations de cette action. Par contre, ce nouveau livre est bien plus nuancé que le premier, calmant ses disciples quant à l’ultra-rapidité du procédé, limitant les indications et les centrant sur le syndrome de stress post traumatique, reconnaissant que l’EMDR « intègre » une bonne douzaine de procédés pris à d’autres écoles. Nous en reparlerons plus tard.
Ici je voudrais citer l’auteur sur le thème de « l’abréaction ». C’est ainsi qu’elle appelle l’émotion un peu vive qui surgit avec la « double visualisation » (de la scène traumatogène et des doigts du thérapeute). Elle nous donne des indications que ne renierait aucun « thérapeute émotionnel » si ce n’est sa tendance certaine à atténuer cette vivacité « abréactive ». On pourrait tout aussi bien dire cathartique – comme chez Breuer et Freud – ou somatanalytique comme le montrera un court texte que j’ajouterai par après. Voici des extraits tirés du chapitre sur « l’abréaction » (Shapiro 2007 passim pp. 210 à 225).
ABREACTION
« Une abréaction est considérée comme une partie potentielle normale du traitement émotionnel et cognitif intégratif de toute cible donnée…
« Le centre d’intérêt de la séance d’EMDR est le ciblage et l’accès à l’information dysfonctionnelle stockée…
« Quand leur éprouvé est fortement perturbant, on dit qu’une abréaction s’est produite…
Quand la thérapie EMDR est correctement employée, elle ne ramène pas de flash back complets, parce que le patient est entraîné à avoir une attention double c'est-à-dire une conscience du passé et un sentiment de sécurité dans le présent.
Directives pour faciliter l’abréaction.
« L’EMDR ne cause pas de détresse au patient ; elle l’en libère simplement.
« Une abréaction a un début, un milieu et une fin.
« Dans la plupart des circonstances, l’abréaction se produit dès que le traitement de l’information commence.
« Le clinicien devrait maintenir une relation de compassion détachée dans sa relation avec le patient.
« Pour augmenter le sentiment de sécurité chez le patient, suivez la « règle d’or » de « faire aux autres… »…
« Avant le traitement, les patients devraient se rappeler qu’ils sont en sécurité dans le présent.
« Il est essentiel d’informer les patients que même s’ils commencent à pleurer il est utile de garder les yeux ouverts et de continuer les mouvements oculaires de sorte que le traitement puisse se poursuivre.
« Il est très important que le clinicien sache lire les signes non verbaux du patient pour déterminer si l’information perturbante a atteint un nouveau palier et si le set peut être arrêté. Idéalement, le but de chaque série est d’amener le patient d’un plateau d’information à un nouveau palier ayant une plus grande solidité thérapeutique.
« Il faut que le clinicien continue la série pendant 5 à 10 secondes après avoir remarqué le changement d’expression du visage afin de permettre à l’information de s’intégrer.
« Les signes non verbaux devraient aussi être utilisés pour savoir si on doit arrêter le set avant d’atteindre un nouveau palier.
« Pendant l’abréaction, les cliniciens devraient traiter un sentiment de dissociation comme il le ferait pour toute autre couche d’émotion qui se présenterait afin d’être métabolisée. De nombreux patients se sont dissociés au moment du trauma originel et rapportent avoir vu l’évènement comme s’ils étaient « au plafond ». Quand cela se produit pendant le traitement EMDR, le clinicien doit être capable de discerner la véritable nature de la dissociation apparente, d’une des possibilités suivantes :
a. le vieux sentiment de dissociation en provenance du souvenir cible et qui peut être métabolisé par les séries,
b. une nouvelle dissociation qui est en train d’être déclenchée car le patient a été poussé trop loin,
c. une dissociation qui est le produit d’un désordre dissociatif non diagnostiqué.
« Le clinicien doit l’aider à rester dans le présent pendant que le traitement continue. Ceci peut être réalisé en :
a. disant des choses comme « Restez avec moi » ou « Vous êtes en sécurité maintenant » ;
b. utilisant la cadence de sons, tels que « Oui, oui », à l’unisson avec les mouvements des doigts pour faciliter des mouvements oculaires puissants ;
c. demandant au patient de taper sur les bras de la chaise de concert avec ses mouvements oculaires ;
d. demandant au patient de raconter ce qui se produit pendant que le souvenir se retraite tout en faisant des mouvements oculaires.
« Les cliniciens peuvent essayer de diminuer la perturbation du patient en l’invitant à opérer certaines manipulations visuelles de la mémoire cible. Des stratégies de distanciation émotionnelle que les cliniciens peuvent utiliser consistent par exemple à :
a. changer le souvenir en une photo calme,
b. changer le souvenir en une casette vidéo en noir et blanc,
c. imaginer la victime enfant tenant la main de son moi adulte,
d. placer un mur de verre protecteur entre soi et l’agresseur qui est placé à une grande distance.
« Afin de rassurer le patient durant le processus perturbant, il est approprié que le clinicien laisse une main disponible pour que le patient la saisisse si un sentiment supplémentaire de connexion ou de stabilité est nécessaire. Cependant, il est fortement conseillé que le clinicien ne bouge pas pour prendre la main du patient ou le toucher de quelque manière que ce soit pendant une abréaction, puisque de tels actes peuvent alimenter le sentiment de viol causé par l’agresseur ou pour le trauma lui-même.
Stratégies pour un processus bloqué.
Se concentrer sur les sensations corporelles.
« Certains types de tensions corporelles peuvent indiquer le besoin d’exprimer des mots non-dits, c’est-à-dire, des cris ou des paroles que le patient a retenus pendant le trauma ou dans l’enfance pendant qu’on abusait de lui.
« C’est particulièrement utile quand le patient rapporte une tension dans la mâchoire ou la gorge, puisque ses appels à l’aide ou ses cris de colère ont été souvent étouffés par peur des représailles.
Les patients peuvent exprimer ces paroles non prononcées à voix haute ou pour eux-mêmes soit pendant, soit entre les séries. Si le patient les verbalise entre les séries, il doit mentalement les répéter pendant le nouveau set.
Utilisation du mouvement.
On doit l’encourager à exprimer le mouvement associé, comme celui de frapper.
Pression au point de sensation ».
Reconnaissons à nouveau la démarche intégrative de Shapiro. Proposons lui donc un schéma complet avec stimulation dans les trois dimensions, psycho-, socio- et somato-, qui provoquent des effets triples jusqu’à la pleine connexion thérapeutique.
Schéma 47 : l’abréaction dans l’EMDR
Francine Shapiro met un grand poids – théorique – sur son protocole de « sets » très courts (24 balayages en 30 à 60 secondes) qui interrompent le vécu émotionnel. Elle y décèle l’une de ses qualités primordiales. Mais, ici, dans ce chapitre sur l’abréaction, nous entendons que cette émotion doit tout simplement être vécue entièrement, avec « un début, un milieu et une fin », et qu’elle « se produit dès que le traitement de l’information commence » (p. 212 et 213). On pourrait en déduire que le « traitement de l’information » est premier et que l’émotion, seconde. Nous en reparlerons après la présentation complète de « l’expérience plénière ». Mais il me plaît de citer rapidement une description que j’ai faite bien avant la naissance de l’EMDR et qui traite tout autant d’émotion, d’abréaction et de catharsis… d’expérience plénière en somme. Il s’agit d’un week-end de socio-somatanalyse pendant laquelle j’accompagne individuellement Alice dans son travail émotionnel sur un matelas.
L’abréaction en psycho-somatanalyse
« Durant la troisième séance du week-end, Alice (au pays des merveilles ?) est allongée dans la plage centrale, près du groupe, depuis plus d'une heure. Elle a essayé de travailler seule dans un espace excentrique mais sans démarrer. Je la sens tendue, je vois un regard fixe, tourné vers l'intérieur. Je m'assieds près d'elle, lui pose la main sur le thorax pour accompagner la respiration et lui propose de laisser venir. "J'ai peur de ce qui va venir, j'ai peur de laisser aller", dit-elle. Alice a fait de nombreux primals, les premiers facilement et les autres de plus en plus difficilement parce qu'elle sait ce qui l'attend. "J'ai peur", lui dis-je en écho, reprenant son intonation. "J'ai peur", continue-t-elle et le répétant de plus en plus fort. La voix, d'abord monocorde, s'enrichit d'harmoniques, devient presque éraillée. De plus en plus d'air véhicule les mots, le cri devient tantôt colérique et agressif, tantôt douloureux; c'est dans ce deuxième cas qu'il s'enraye parfois. Tout le corps participe à cette expression, de préférence par de grands mouvements de la moitié inférieure du tronc articulé à la taille, mais aussi par des rouleaux vers la droite ou la gauche. Quant aux membres, ils semblent comme désarticulés, désordonnés, au bout du tronc. Mais ces coups violents du bassin font mal en sollicitant beaucoup trop la colonne vertébrale. Ce sont alors des "aie, aïe, j'ai mal" qui calment le mouvement et font tout retomber. Je reste là et veille tout simplement, de ma main sur le thorax, à ce que le flux respiratoire ne s'arrête pas et ne bloque pas le flux associatif concomitant.
"C'est alors que la douleur lombaire fait embrayer sur une douleur morale liée à l'évocation de la mère: "maman, maman" dit-elle sur son ton plaintif, douloureux, noyé de larmes. Tout d'un coup le visage s'éclaire, sourit, minaude; Alice badine avec sa mère, se sent bien avec elle, ressent de la chaleur dans son corps, comme si cette mère était là. La respiration est calme, souple, légère. Et puis, surprise, apparaît le grand frère dans une même qualité affective. Alice en est la première surprise; "qu'est-ce qu'il fait là ? C'est vrai que je l'aimais bien et maintenant on ne se voit plus". Elle l'appelle par le prénom! Le ton est toujours enjoué, léger, et adhère entièrement àce moment: "Roland, Roland, pourquoi n'es-tu pas là ? " La voix devient plus douloureuse, plus forte; "pourquoi n'es-tu pas là? Roland, Roland. j'ai mal, j'ai mal". Le corps se remet à pulser avec de plus en plus d'intensité, le bassin, les jambes, les bras. La respiration est ample et rapide." Oh, c'est noir, c'est noir, j'ai peur". De ma main, j'accompagne légèrement le mouvement respiratoire pour qu'il ne s'arrête pas sur cette panique. "C'est tout noir, c'est noir comme dans un tunnel..." Alice essaye de se faire petite, de se pelotonner, se pousse avec les bras, se cache le visage. Peu à peu le noir se fait moins opaque, un peu de clarté apparaît: "une lumière, je vois une lumière, c'est tout au bout du tunnel". Le corps se détend, s'ouvre. La respiration devient plus calme mais reste ample. Le visage s'éclaire lui aussi. "Ah la la ! C'est drôle, c'était terrible". Complètement épuisée, elle se cache, se relaxe, marmonne des bribes, se sent bien mais reste étonnée. Roland lui revient, elle ne s'attendait vraiment pas à celui-là. Et elle me raconte, encore haletante, quelles étaient leurs relations. Je lui tiens la main et je la sens chaude, vivante, quoique lourde et pesante. Alice reste ainsi un long temps à ressentir son corps ouvert, l'esprit clair et dégagé, à revoir les images apparues durant ce primal". (Meyer 1986 p. 129-131)
Ce travail émotionnel ponctue une socio-somatanalyse de durée moyenne. Alice n’était pas en thérapie individuelle avec moi. Ici nous n’avons pas seulement un formidable travail émotionnel mais aussi accès au purs processus inconscients avec passage dans le tunnel noir (qui est subversion de la structure mentale) et éveil de la clarté. Si cela ne se passe pas (ne passe pas) en hapto- ou en EMDR, c’est que les protocoles de thérapie courte l’empêchent grâce à la directivité qui impose :
- de « prolonger » en hapto-,
- de couper l’émotion en arrêtant les « sets » de l’EMDR après trente à soixante secondes.
Nous avons néanmoins un travail thérapeutique en tous points analogue aux actings reichiens et au balayage oculaire de Shapiro. Cet acting somatanalytique, vieux de plus de trente ans, constitue un cinquième protocole de mouvement alternatif cher à Shapiro et qui, selon nos propres apports explicatifs, provoque la reconnexion de circuits neuronaux et psychologiques. Rappelons-nous ces cinq et même six protocoles :
- le balayage oculaire de Reich et Shapiro,
- le tapotement alternatif des deux mains,
- le toucher alternatif des deux côtés du corps,
- l’émission de sons alternativement aux deux oreilles,
- la percussion alternative des deux pieds,
- le travail émotionnel somatanalytique avec battement des membres et tête.
Pour ce dernier, relisons le travail d’Alice. Elle bat des bras et des jambes alternativement, secouant la tête de façon synchrone et, fixant le visage du thérapeute, elle fait bouger les yeux dans leurs cavernes. Et les reconnexions se font, très logiquement, de la mère d’abord puis du frère, tous souvenirs remisés sinon clivés.
Voilà donc six méthodes importantes qui nous ont dévoilé le « processus primaire » et deux autres qui nous font basculer vers « l’expérience plénière ». Alors allons-y, mais en faisant encore le détour par le modèle complexification/plénarité.
Le paradigme holanthropique considère l’ontogenèse comme un développement personnel qui apporte continuellement de nouveaux éléments : corporels, psychiques et relationnels. On pourrait se contenter de les additionner, accumuler, multiplier avec avidité (socialement et matériellement surtout) jusqu’à la complication et l’indigestion. Or l’être humain est ainsi fait qu’il ne peut gérer simultanément qu’un petit nombre d’items, confer la loi de Miller qui dit que la mémoire de travail ne retient que 7 ± 2 items à la fois, et la théorie d’Edelman (que nous verrons plus loin) qui postule qu’on ne peut conscientiser qu’un nombre plus petit encore d’items à la fois.
C’est la réalité de la complexification.
Mais chaque nouvel élément qui s’intègre provoque un réajustement de l’ensemble pour y trouver sa place. Aussi cet ensemble est encore plus complexe, constitué de dizaines et de centaines d’items, de telle sorte que ce processus ne peut se faire que globalement, quasi spontanément, dans le lâcher prise que réalise… l’expérience plénière, concept que nous verrons plus loin.
C’est le principe complexication / plénarité.
Deux validations viennent confirmer ce principe fondamental, l’une de Virginia Satir, créatrice d’un modèle évolutif en thérapie familiale, l’autre de René Thom, mathématicien.
“ Nous n’avons pas à nous débarrasser de quoi que ce soit. L’idée est d’ajouter une nouvelle conscience, des connaissances, des manifestations et de l’expérience pour faire que quelque chose de nouveau arrive. Chaque attitude contient déjà la graine de l’intégrité et de la congruence” (Satir cité par Joan E. Winter in Elkaïm p. 414).
Satir explique ici l’effet de réajustement et d’intégration de l’acte thérapeutique qui atrophie l’élément inadéquat et donne de la place au nouvel élément. Il n’est donc pas nécessaire de “ donner la castration “ comme l’énonçait Françoise Dolto. “L’intégrité et la congruence” redisposent l’ensemble spontanément, sans éliminer.
Par ailleurs un modèle mathématique nous offre une analogie intéressante, la « théorie des catastrophes » de René Thom, qui cherche à modéliser les phénomènes complexes (comme les climats), et qui a déjà été appelé à la rescousse de la psychanalyse par Michèle Porte. Cette théorie repose elle-même sur une image très simple, sur les poulies et la came des anciens moulins. Voici comment j’avais moi-même utilisé ces références pour décrire le passage de la matrice fusionnelle (avec la mère) à la socialisation (grâce au père) ou, en d’autres mots, la complexification du stade oedipien.
“Et puis il y a les autres partenaires : le père, les frères et sœurs, la grande famille, les invités, les rencontres lors des promenades. Au début, ils n’étaient que des empêcheurs de fusionner en rond. Peu à peu, ils offrent une présence qui, si elle ne vaut pas la fusion maternelle, palie néanmoins à l’absence de cette mère. D’abord ils constituent cette catastrophe qui expulse de la position de stabilité fusionnelle mais, à la longue, ils offrent quelque chose de nouveau qui semble tout aussi intéressant : la sécurité par la protection.
“A l’occasion de ce nouveau cycle, référons-nous à René Thom et à son modèle mathématique. Pour ce scientifique, la position de stabilité structurelle se représente comme un jeu de poulie dont le cadre de vie est la roue motrice et le sujet, une seconde roue entrainée par la première.
Schéma 48 :la position de stabilité structurelle “Ici, le sujet a bien une vie propre, une dynamique qui le fait tourner sur lui-même, mais il n’y a pas de mouvement par rapport à sa position. Il reste sur place, il est stable, structuré par le cadre de vie qui est lui-même stable. C’est ainsi que se présente le cœur de chaque étape de développement : l’homéoésthésie dans l’écosystème, la fusion avec la mère, la protection dans la dynamique familiale.
“Mais, lors des catastrophes transitionnelles, les cadres changent, les cadres conjointement avec le sujet. La vie évolue, se complexifie, et expulse de la stabilité antérieure. C’est la catastrophe. René Thom propose ici le modèle de la came.
Schéma 49 : la came ou cycle marqué
“Empruntons à Michel Porte la présentation de la came et son application aux concepts psychanalytiques.
“Sur la partie non marquée du cycle a lieu une variation continue de la distance au centre de rotation - écart spatial - et de l’énergie - (on peut imaginer un tel arbre à cames, entraîné par une roue de moulin dans un courant, et entraînant lui-même des marteaux à foulon, ainsi que l’usage le plus anciennement connu de ce dispositif en offre l’exemple). Sur la partie marquée du cycle, au passage du saut de relaxation, la distance au centre et la teneur en énergie baissent brutalement (la tête du marteau dégringole sur le drap). Le saut de relaxation est une transformation irréversible. Intuitivement nombre de cycles vitaux paraissent relever d’un schéma de ce genre : cycles alimentaire, du sommeil, respiratoire...“ (Porte p. 60)
Pour nous, le passage œdipien est une complexification (on entre dans la socialisation grâce au père) et non une castration (on n’élimine pas la mère). Et cela se fait dans une expérience plénière, dans un saut plénier pour paraphraser le saut de relaxation de la came. Le grain devient farine mais l’essentiel du grain est là, autrement, ajusté à son devenir. On n’enlève rien (surtout quand on est Bio-), on enrichit.
Expliquons plus précisément le schéma suivant qui éclaire encore mieux le principe complexication/plénarité :
- il n’y a plus deux poulies mais une seule qui représente le sujet en son développement interne et internalisé ;
- la partie marquée de la came (uniformément ronde) représente l’état de stabilité structurale qui ménage une certaine permanence après l’intégration d’un nouvel élément ;
- puis de nouveaux développements se font qui, dans un premier temps, s’additionnent, s’accumulent séparément et encombrent la partie non marquée de la came (rayon qui s’allonge) ; l’énergie de l’être doit s’appliquer à solidariser ces éléments extérieurs avec l’ensemble, comme un tendeur sur un porte-bagage, et de plus en plus d’énergie est accaparée ;
- aussi longtemps que la volonté d’accumuler quantitativement s’exerce, on y épuise l’énergie ; le développement se bloque par saturation et risque même le morcellement ; quand on lâche enfin prise dans le saut de relaxation, par l’expérience plénière, tout s’intègre, s’enrichit, se stabilise, sans perdre ni castrer, en réaménageant l’ensemble. L’énergie de cohésion se libère de nouveau pour investir les nouveaux processus de complexification.
Schéma 50 : modélisation du principe complexification/plénarité
Moment primaire,
Saut de relaxation,
Saut de plénarisation.
Nous avons beaucoup évoqué l’émotion qui est au départ de la psychanalyse (catharsis) et de la somatanalyse (moment primaire). Elle nous revient par Damasio (l’émotion est nécessaire même à la prise de décision) et Shapiro (abréaction). L’émotion est un moment assez court, centripète, en stress, opposé à l’affectif qui est centrifuge, en lâcher prise et en cycle long. Nous verrons plus loin son rôle d’accès à « l’expérience plénière », mais dès maintenant nous pouvons nous référer au cycle émotionnel pour éclairer une nouvelle facette du processus complexification/plénarité.
Pour cela, nous démarrons avec la présentation princeps que nous devons à Wilhelm Reich dans « La fonction de l’orgasme » (p.86). Reich y décrit le déroulement de l’acte sexuel avec orgasme.
Pour notre formation de sexologie/sexothérapie, j’ai superposé les troubles de la vie sexuelle répertoriés par les manuels athéoriques (CIM et DSM) à cette courbe. Cette intégration donne une vue d’ensemble de ces pathologies et décrit le processus de base de chacune d’elles à partir de la place occupée sur la courbe.
Schéma 51 : Le processus sexuel (de 1 à 8) et ses pathologies (de a à k)
Ce diagramme n’est pas seulement celui de l’exaltation sexuelle, mais celui de toute émotion. Il fait transition entre la « complexification/plénarité » comme processus normal et « l’expérience plénière » comme processus thérapeutique.
Tout est pluriel, la pratique en particulier, même si elle s’intègre en une unique globalité. Tout est complexe, le paradigme hol-anthropique en particulier, même si ses modèles s’agencent en une étonnante simplicité. Tout est différencié comme l’est la vie, humaine notamment, même si la vie est spontanément reconnue par le nouveau-né dès le premier jour. C’est cela qui fait l’angoisse du psychothérapeute en formation jusqu’au moment où advient “l’expérience fondatrice” qui reconstitue le puzzle.
Mais il y a néanmoins un processus qui fait unité, unification, sinon unanimité, un processus qui est commun et fondateur, c’est le processus thérapeutique/analytique lui-même. Les innombrables concepts d’école alignés ci-devant dans l’état des lieux, se ramènent à un concept qui les informe tous. Certes, à la fin de la présentation de la pratique pluriglobale, nous avons évoqué des procédés thérapeutiques différenciés :
- dés-amalgamage pour la désensibilisation progressive,
- re-connexion pour l’affirmation de soi et l’EMDR,
- dé-blocage pour l’injonction stratégique notamment.
Ces trois processus thérapeutiques sont partiels et découlent de procédés, protocoles, techniques et méthodes multiples. Ils généralisent déjà leurs effets en trois déroulements de base.
Bien qu’ils soient divers en tant que procédés partiels, ils ressortissent d’une dynamique commune, “l’expérience plénière”. De tout notre abord hol-anthropique, cette dernière proposition est certainement la plus importante. Il nous faut donc redoubler de perspicacité pour présenter ce point incontournable de toute intégration théorique. Pour cela, nous procéderons par étapes :
- les stades préparatoires,
- l’expérience plénière proprement dite,
- les concordances avec d’autres conceptions,
- la modélisation de l’expérience plénière,
- l’apport de la “théorie générale du cerveau” de Gérald Edelman,
- une mise en perspective de ce moment-clé dans la cure séquentielle.
Les stades préparatoires :
- travail dans les fonctions différenciées,
- connexion par les cinq fonctions plénarisantes
Nous venons de ré-évoquer les procédés de désamalgamage, de reconnexion et de dé-blocage ainsi que leur occurrence dans les nombreuses techniques corporelles, artistiques et autres thérapies courtes. Il se passe quelque chose comme une réparation des structures stables et/ou des cadres de vie, que nous appellerons « restituance ». Il ne s’agit pas d’une restitution ad integrum, comme avant, mais c’est approchant. Cela peut se passer en douceur, sans éveiller ni attachement ni transfert. Et pourtant il y a déjà un moment plénier – à bas bruit – quand cela se restitue.
Essayons de systématiser cette première étape au risque du réductionnisme inhérent à cette généralisation. Entre confusion et ordonnancement, nous préférons le second, dans notre souci didactique.
L’être humain est constitué de (près de) deux douzaines de fonctions indispensables, potentielles dès la conception, à développer au cours de la vie (posture, mouvement, marche durant la première année par exemple ; génitalité à l’adolescence). Pour les fonctions de base, il s’agit d’apprentissages confiés aux parents, éducateurs et groupes sociaux. Pour les fonctions plus élaborées (comme la sexualité, la vie citoyenne par exemple) il s’ajoute une part subjective et relationnelle qui peut faire pathologie, en stress, choc ou bloc. Mais pour toutes, s’enclenche le processus de complexification/plénarité. Pour toutes, ça se joue entre maîtrise et jouissance, prendre-prise et lâcher-prise, séparation et connexion.
Notre proposition, qui se veut encore didactique, postule qu’un premier degré de pathologie, à savoir le niveau du symptôme, n’investisse qu’une (ou un petit nombre de) fonction. La thérapie, courte, « restituera » cette fonction, la reconnectera dans le processus complexification/plénarité par des procédés pointus et débouchera sur la plénarité fonctionnelle : ça fonctionne à nouveau, pleinement. ça peut même transporter dans la plénitude : quel bonheur que de sortir d’une déprime, que de dépasser une éjaculation précoce ou un vaginisme, que d’oublier les cauchemars post-traumatiques récents.
La deuxième proposition postule que l’expérience plénière se produit directement lors de la résolution du problème fonctionnel différencié, faisant l’impasse des cinq fonctions plénarisantes.
La démonstration de ce postulat se fait en deux temps, opérationnel et protocolaire. Ces mots étranges recouvrent des réalités simples, et d’abord que les thérapies courtes les plus récentes, intégratives, réunissent des techniques et procédés qui répondent de façon ciblée à ces problèmes fonctionnels différenciés. Je propose trois exemples empruntés à d’autres méthodes déjà évoquées, celles de Lazarus, de Hendrick et de Shapiro :
- pour Arnold A. Lazarus, on se reportera aux présentations de sa thérapie multimodale, éclectisme méthodique (cf p. et ) qui juxtapose des dizaines de techniques ;
- pour Stéphan Hendrick, on se souviendra de l’énumération que j’ai faite ci-devant (cf p. ) ;
- Enfin, pour Francine Shapiro, j’ai déjà évoqué une longue liste d’emprunts dont la plupart travaillent effectivement dans une fonction différenciée ; voici cette liste, dans le désordre :
Le deuxième temps de notre démonstration se base sur les protocoles des thérapies courtes qui évitent soigneusement l’attachement, les résistances, le transfert et les purs processus inconscients, et pour cause. En effet, ces dernières « super fonctions » sont des agglomérés de fonctions différenciées, des processus complexes qui engagent le patient dans des vécus plus profonds et nécessitent un temps d’élaboration de durée moyenne (la deuxième tranche de la cure séquentielle). Toutes ces observations renforcent progressivement la pertinence de notre cure à trois temps. Elles nous introduisent aussi très logiquement dans la deuxième étape des stades préparatoires à l’expérience plénière.
Nous ne sommes plus dans les quinze, vingt, trente fonctions et procédés différenciés qui ciblent le point précis de la panne et de la restituance. A présent, nous suscitons et éveillons des dimensions plus globales dont le processus est connectant (et non différenciant) jusqu’à devenir plénarisant, préparant le processus central, plénier. Durant les longues années d’exploration des multiples pratiques, j’ai rencontré ces méta-fonctions l’une après l’autre, pour en reconnaître cinq finalement :
- l’émotionnel (relation à l’entourage),
- le consensuel (relation au social),
- l’affectif (relation dans le couple intime),
- l’énergétique (relation au corps),
- le véridique (relation à l’esprit).
L’originalité de la psychothérapie plénière consiste dans la réunion de ces cinq dimensions fondamentales du travail thérapeutique. Ce n’est pas le cas ailleurs. En effet, l’histoire de la psychanalyse nous montre l’éclatement de ces occurrences en autant d’écoles différentes, même si cette présentation sommaire est quelque peu réductrice :
- Freud a centré son œuvre sur le pulsionnel et le sexuel (l’émotionnel),
- Adler, sur le groupal (le consensuel),
- Ferenczi, sur la relation archaïque (l’affectif),
- Reich, sur le corporel (l’énergétique),
- Jung, sur le véridique, côté spirituel,
- et Lacan, sur le véridique, côté symbolique.
Nous avons déjà esquissé la quintessence de trois de ces pleines fonctions et leur place, à propos de la présentation des deux formes de la somatanalyse :
- l’émotionnel, à propos de la socio-somatanalyse,
- l’affectif, à propos de la psycho-somatanalyse,
- l’énergétique, dans l’une et l’autre et la Présence Juste.
Il nous reste à compléter la fonction de “vérité” et de “consensus”.
La pleine expérience du vrai apparaît probablement comme celle qui est la plus obscure encore ; mais la vérité ne peut pas rester longtemps sans manifester son évidence ! Ici, il ne s’agit ni de l’exactitude scientifique (comme le serait une analyse de rêve par Freud avec argumentation métapsychologique à l’appui) ni de la croyance spirituelle (comme facteur de certitude pour son heureux élu) car l’une et l’autre interviennent tout autant comme éléments de fermeture, d’appropriation, de repli repu, d’arrêt de la recherche et de l’éveil. Freud nous en avertit avec son concept de “souvenir écran” qui empêche -et évite- d’aller chercher plus profond. On peut donc parler tout autant de “savoir écran” et de “croyance écran”.
C’est Jacques Lacan qui a insisté sur la dimension de vérité qui est personnelle (c’est vrai pour le seul sujet), ponctuelle (demain il y aura probablement un développement plus vrai encore de cette évidence) et cathartique (ça fait choc, provoque un lâcher-prise et reconnecte les principales fonctions clivées par l’incertitude, grâce au “boum boum de l’interprétation juste”).
Il y a trois types de vérité à effet reconnectant :
- la vérité intellectuelle
- la vérité spirituelle
- la vérité esthétique : c’est beau pour le sujet en question.
Ci-dessus j’insistais sur la dureté du groupe social. Mais il y a aussi l’inverse, la sécurité chaleureuse, le sentiment d’être partie prenante de cette communauté, la sereine évidence qu’on a sa place parmi les autres et de la valeur. J’ai appelé ce vécu le “consensuel”. Ce mot polysémique ne renvoie pas seulement au consensus mais rappelle que c’est éminemment “sensuel”, affectif et partagé (con →cum → avec).
La psychothérapie française a du mal à accepter ce point de vue, marquée qu’elle est par Didier Anzieu et son concept “d’illusion groupale”. Eh bien non, la communauté sociale n’est pas une illusion. Le consensuel existe et nous l’avons rencontré. La séquence de la socio- qui privilégie cette expérience est celle du groupe rapproché. Quand les émotions les plus intenses se sont exprimées et épuisées, quand les analysants les plus chargés émotionnellement sont partis sur les matelas ou les zafous, il reste 7, 6, 5 personnes, il reste un “groupion”. Ces personnes se rapprochent encore, passent les bras sur les épaules ou s’accrochent par la taille pour resserrer le lien, s’accoler par les flancs. Les sons émis deviennent de plus en plus doux, s’accordent, s’ajustent jusqu’à produire des harmonies surprenantes; ce cercle solidement arrimé entre dans un balancement lent qui permet à l’analysant de s’abandonner physiquement au mouvement commun, en relâchant ses membres inférieurs par exemple et en se sentant maintenu par les autres. Tout comme l’harmonie sonore, cette harmonie des corps amène subitement à la pleine expérience, profonde et douce, du “consensuel”. Comme toute expérience plénière, elle s’impose d’évidence, on la reconnaît immédiatement, comme le premier orgasme, comme le coup de foudre affectif. Cette expérience du consensuel permet de réattribuer au groupe social son rôle positif, après la sécurisation et la protection, au-delà de toutes les rebellions personnelles, circonstanciées, qui entretiennent la peur et le rejet du groupe. La répétition de cette expérience vient atténuer puis éliminer ces peurs et rejets. Et elle donne envie de passer au don qui est plénitude. Car, sans ce passage au don, le groupe sombrerait effectivement dans « l’illusion groupale ».
- l’attitude de lâcher-prise, d’acceptation, d’abandon à la relation et à l’unification ; même l’émotion, qui est d’abord concentration d’énergie, se termine par la résolution énergétique si on lui lâche la bride ;
- l’énergie y est libre, elle circule, elle diffuse, pour se transformer en énergie douce, puis subtile, seule à même de connecter des fonctions de plus en plus nombreuses en une unité plurielle ; la conscience elle aussi se libère et se prête à tous les “états de conscience” ; l’amour se délie de ses fixations objectales ;
- la conscience se globalise, englobe des données de plus en plus nombreuses, va jusqu’aux 7 ± 2 éléments que peut contenir simultanément le “conscient” par analogie avec la loi de Miller, et va encore plus loin quand elle passe du conscient au transconscient ;
- la commande : on aime à dire qu’elle serait “autonome” comme le système nerveux du même nom, en opposition au système volontaire ; eh bien non : elle est tout aussi volontaire, mais subtilement ; c’est un changement d’état d’être qu’on ne subit pas mais qu’on laisse advenir dans une commande... complexe ;
- le processus opérant : c’est l’unification fonctionnelle, la connexion psycho- somatique et intéro-externe ; jusqu’à cette saturation de la conscience où se fait le déclic... plénier, de plénarité en plénitude ;
- le mode d’acquisition n’est pas l’apprentissage qu’impose l’éducation pour les fonctions différenciées, mais “l’initiation”, concept pris au sens large, qui implique un référent qui montre par l’exemple et qui repère in vivo, live, le bon ou mauvais fonctionnement chez l’élève.
On reconnaîtra ici la grande proximité de ces caractéristiques avec celles de l’inconscient telles qu’évoquées par Freud et Jung.
La focalisation sur les pleines fonctions donne une ambiance toute nouvelle à la cure plénière. On y dépasse le travail somatothérapique technique, sur la respiration ou le mouvement par exemple, on y transcende l’opposition du verbal et du corporel, on déconstruit les procédés de désamalgamage ou reconnexion, on traverse la peur du transfert pour accéder à des vécus pleins et profonds, de joie, volupté et amour. L’avènement de la plénitude est thérapie, changement, expansion de l’être.
Ces cinq pleines fonctions sont familières à ceux qui pratiquent les méthodes correspondantes. Elles sont cinq parce que centrées sur une dimension particulière : émotion, amour, vérité etc... Mais au moment où explose/implose, s’unifie/se démultiplie le tout, le processus devient unique, basal, fondamental. Je propose de l’appeler “ expérience plénière “. C’est un vécu complexe, d’une richesse telle qu’il ne se laisse pas décomposer, réduire, inscrire. On ne peut que l’expérimenter. J’en propose une description particulière sous la forme de l’expérience fondatrice.
L’expérience fondatrice est ce moment -béni et chéri - où le puzzle des pratiques plurielles et théories multiples se met en place pendant la formation et constitue le thérapeute/analyste à ne “s’autoriser que de lui même”.
Il s’agit d’une de ces expériences plénières ou tout se connecte, s’emboîte, se révèle. Le terrain est préparé, ça ne se construit pas sur du rien : acquisition des outils, entraînement au lâcher prise, frayage des connexions... puis un jour, au moment béni, kairos, quelque chose se traduit, l’exact inverse des efforcements précédents : ça vient tout seul, ça s’impose, ça explose, c’est grandiose.
Mais comment dire sans mentir ?
Comment décrire sans faiblir ? Sans céder sur le désir ?
C’est la plénitude, c’est plein, mais de quoi ?
C’est la béatitude, c’est bien, et puis quoi ?
Certes, l’intensité du vécu prend le pas sur le construit, fait chavirer l’établi, fait oublier l’acquis. En réalité, il se passe -passe ?- quelque chose d’étrange qui évoque effectivement le tour de passe-passe : les sempiternels settings, cadres d’organisation, structures, limites, les ritournelles théoriques, didactiques et... holanthropiques, s’effacent tout d’un coup ; plus de forme contrainte, plus de règle enfreinte, ça va de soi. Ça se maintient stabilisé, informé, comme ce fut enseigné. Il y a seulement passage, conversion, transmutation. Quelque chose reste, au fond, même quand on y va, à fond. La structure devient infrastructure. Elle donne forme tout en se faisant oublier, elle vise juste même quand elle semble fruste. Il advient autre chose, on accède ailleurs, à quelque chose qui s’appellerait “l’ordre intrinsèque“.
La vie est ordre, ordonnée, organisée ; elle s’oriente vers cette complexité qui marche, vers cette pluralité qui s’agence en cadence, vers cette multiplicité qui s’harmonise sans surprise. Cet ordre -intrinsèque- était juste à pister, trouver, retrouver ; c’est fait, c’est là, au fond, à fond, en fondement. C’est une première partie de l’expérience fondatrice.
Quant au vécu, à l’événement dont l’intensité fait bouleversement, il est “unité essentielle”. Car “l’un” est la spécificité même de l’être, réunissant le premier quark au dernier charme, le besoin de base au frisson d’extase. Il ne s’agit plus ici de connecter une fonction après l’autre, l’écoute musicale, le mouvement, la sensation, l’image, le souvenir, pour forcer la porte de l’émotion. Non, ici, tout se relie dans le moment, comptant, et pour longtemps.
Le processus que conceptualise la notion “ d’expérience plénière “ n’est évidemment pas nouveau. Il est même vieux comme le monde. Il y a pourtant un regain d’intérêt pour cet “instant” dans la psychothérapie moderne, sans oublier la catharsis de Breuer et Freud. Le phénomène de “ Peak experience “ a permis à Maslow de lancer la “ psychothérapie transpersonnelle “, soixante-dix ans après la catharsis de Breuer. Très récemment, Mihaly Csikszentmihalyi a systématisé le même vécu sous l’appellation “d’expérience optimale“, à la différence près qu’il envisage un événement plus actif et volontariste que celui évoqué ici. L’attention est librement investie en vue de réaliser un but personnel parce qu’il n’y a pas de désordre qui dérange ou menace le soi. On l’appelle aussi “ expérience flot “ (flow experience)... L’expérience optimale rend le soi plus complexe, et c’est alors qu’il se développe. L’auteur énumère huit caractéristiques que nous reprendrons dans le tableau suivant (Csikszentmihalyip. 52 à 59).
Mais c’est Daniel N. Stern, psychiatre et psychanalyste, auquel nous avons déjà emprunté le terme “ d’accordage “ (tuning), qui présente l’analyse la plus fine de ce processus sous la notion de “ moment présent “, à partir de l’expérience psychothérapique verbale. Il évoque onze caractéristiques que nous mettons également dans le tableau suivant en les classant - comme celles du flow - en regard de la juste et pleine présence.
Tableau 36 :trois conceptions de l’expérience plénière
Nous voyons que ces descriptions renvoient aux principaux points de l’expérience plénière et de la pleine présence. Néanmoins les deux auteurs insistent sur l’aspect qui les intéresse le plus :
- Csikszentmihalyi insiste sur le point de départ qu’est le défi, comme tout américain conquérant, dans le cadre du développement et du bonheur personnel ;
- Stern part de la psychothérapie verbale, analytique, et décrit ses moments présents comme arrivant soudainement au décours de l’entretien.
On peut se référer à un troisième auteur, Frans Veldman, le concepteur de l’haptonomie ou science de l’affectivité. Son point de départ - non dit ici - est le toucher en prolongement, et son insistance va évidemment à l’affectif. Son texte, très phénoménologique, accumule les caractéristiques de ce qu’il appelle “still point “ en hommage au poète T.S. Elliot.
“Depuis plus d’une trentaine d’années, j’ai introduit la notion de “ still point “ afin d’expliquer un moment caractéristique.
“Le “still point” représente un point de suspension, de vigilance, silencieux, “actif” ; il n’implique pas un arrêt ou une stagnation, mais représente une source de mouvement prêt à ré-agir, plein d’élan vital : un état “ dansant “. Ce n’est pas un point mécanique, statique, mais un point dynamique.
“Le “still point” haptonomique est donc un “point” indéfinissable, plein de vie, d’élan vital, de vitalité, de vigilance, d’attention et de nature confirmante, qui crée une ambiance de confiance et de sécurité, point sensitif de départ d’un agir ensemble en confiance réciproque. On peut dire de ce “Still-point” qu’il s’agit d’un être-avec, ensemble, de nature non directive, chargé de sentiments de consensus - de con-sentir - transparents, réassurants, respectant l’autonomie, l’autodétermination, des personnes qui se rencontrent. Il porte en son sein la danse qui résonne de bien-être, qui donne à vivre, mutuellement et de concert, le plaisir de Bon, la “delectatio” du bien vital de la rencontre.
“C’est là, dans ce “ Still point “ - au centre de la Philia - que se révèle dans ce “moment “ émouvant, éveillé, la “ danse de vie “ - vitale - dans l’”Affectif “ des personnes qui se rencontrent. Y règne une “ activité ; un acte sans action “, vivant et animé : une présence affective limpide et claire. Point de départ pour l’être-là-avec affectif et confirmant, pour une rencontre respectueuse et affective, véritablement humaine.”
(Veldman passim p. 471-475).
Il nous reste à proposer une modélisation plus didactique de tous ces propos, insistant sur la dimension thérapeutique.
Nous procédons ici comme pour les processus inconscients, par touches successives, par référence à des auteurs renommés. Car la complexité de cette expérience plénière empêche son analyse, sa réduction et même son argumentation. Aussi nous proposons encore un simple schéma pour visualiser le processus, parce qu’il faut aussi arriver à la présentation de son rôle thérapeutique :
a) le moment présent est défini par un cadre qui délimite la situation,
b) un certain nombre de fonctions sont pertinentes - et nécessaires - dans ce cadre situationnel (les carrés à l’intérieur du cadre),
c) l’une ou l’autre fonction peut être indisponible, absente, en clivage,
d) alors qu’une autre fonction peut s’imposer, bien qu’étrangère au moment, elle est en amalgame.
L’expérience est plénière lorsque toutes les fonctions pertinentes sont présentes, à la fois connectées et séparées. Cette présence totale, dans le moment et dans la situation, cette présence de toutes les fonctions pertinentes, a un effet précis, thérapeutique :
e) elle connecte les fonctions clivées,
f) sépare la fonction amalgamée,
et parachève la pleine présence, à savoir dé-bloque.
Schéma 52 :l’expérience plénière et les fonctions pertinentes, les fonctions en clivage ou en amalgame.
Nous devons nous rappeler ici le modèle de René Thom et la came qui, au moment du saut de relaxation, intègre les nouveaux éléments de la complexification en cours, évitant ainsi le morcellement. Nous insistions sur le côté “plénier” de ce moment. Nous ajoutons à présent son rôle thérapeutique, son rôle fondateur de toute thérapie.
C’est la qualité plénière de l’expérience qui est thérapeutique ; elle lève les clivages (refoulements, dissociations) et débarrasse des amalgames (réminiscences indues, confusions). Il n’y a plus que pleine présence ; la présence simultanément concentrative, attentive et contemplative (que nous avons décrite ci-dessus) est tellement prégnante qu’elle accroche la fonction clivée, décroche celle qui est amalgamée et relance l’ensemble bloqué.
Voilà ! L’essentiel est dit en cinq lignes après une préparation de dizaines de pages. Le processus thérapeutique de base consiste en ce moment de pleine présence (“je suis là, pleinement là, juste là”) où tout superflu s’élimine et tout nécessaire s’arrime. Ça dés-amalgame, re-connecte et dé-bloque jusqu’à la pleine présence. La parution récente du dernier livre de Gérald M. Edelman apporte une caution scientifique à cette approche expérientielle.
Nous avons beaucoup de mal à dépasser le dualisme esprit/ corps que Descartes nous a légué, ainsi que de ses nombreux produits dérivés tels la phrénologie (Gall) ou la plus récente approche computationnelle du cerveau qui serait presque comme un ordinateur, nos désirs et amours se transformant en algorithmes. Certes un neuroscientifique éminent, Antonio R. Damasio, a dénoncé “l’erreur de Descartes”, nous permettant d’introduire notre propre livre, “Freud encorps”, avec la nécessité de connecter l’émotionnel au fonctionnement global, y compris à celui de la pensée rationnelle. Oubliés Jean Pierre Changeux et sa tentative trop matérialiste de présenter « l’homme neuronal ».
Plus récemment, c’est Gérald M. Edelman, prix Nobel de médecine, qui nous propose une théorie générale du cerveau, se concentrant sur sa partie la plus difficile et subtile, à savoir la conscience.
On se retrouverait presque au départ de la psychothérapie moderne, puisque Freud a assis la psychanalyse sur une conception de la conscience avec sa première topique de 1900 (inconscient, préconscient, conscient). Nous ne ferons pas une longue présentation de cette théorie du cerveau et nous nous restreindrons à un tableau d’Edelman dans lequel il résume les caractéristiques de la conscience. (Edelman p. 145)
Tableau 37 : les caractéristiques des états conscients d’après Gérald M. Edelman.
Je me contenterai de rebondir très librement sur certaines de ces caractéristiques, indiquées par le numérotage du tableau :
I -1) - chaque état de conscience est unifié, on s’y sent un, plein, intègre, intégré et intégral ;
I -4) - il est une “liaison de diverses modalités”, à savoir la connexion des fonctions pertinentes dans le contexte du moment ;
I -5) - construction de « gestalt, fermeture et remplissement » renvoient à la notion de plénarité : y a pas tout, mais y a plein, une gestalt achevée (voir texte ci-après) ;
II -3) - le centre, c’est la concentration ; la périphérie c’est l’attention diffuse ; l’entourage, le cadre du moment ; une frange, les contemplats menant à la plénitude ; c’est la définition de la pleine présence ;
III -1) - plénarité et plénitude sont décrites ici par leur contenu : sentiments, qualia (= vécu), humeurs, plaisir et déplaisir ;
III -3) - le sentiment de “familiarité” renvoie à la qualité du “plénier”.
Ajoutons qu’Edelman utilise le concept de “présence remémorée” pour évoquer la mémoire et que la synchronicité est une des clés fondamentales du passage du neural au conscient. Edelman n’aborde qu’incidemment la psychopathologie mais c’est pour évoquer deux processus de base qui sont.... le clivage et l’amalgame :
- “le noyau peut se diviser en un petit nombre de noyaux distincts... Il est probable que ce soit un des principaux fondements de syndromes de dissociation comme l’hystérie” (o.c. p. 170)
- quant à l’amalgame, il est évoqué à travers les processus de “fermeture et remplissage” et avec cette allusion “le noyau peut... être remodelé, redistribué” (o.c. p. 170 et 171).
Avec cette description de l’état conscient, Edelman nous donne les éléments scientifiques du moment présent (Stern), du moment optimal (Csikszentmihalyi), de l’expérience plénière (Meyer), du still-point (Veldman), à la différence que ces derniers avatars sont des états plus particuliers, plus intenses, thérapeutiques et exceptionnels. Toujours est-il que les mêmes caractéristiques fondamentales s’y retrouvent et inscrivent donc ces vécus particuliers dans la science la plus dure, à travers la conscience.
Mais quelle est donc cette théorie générale du cerveau ? C’est la TSGN, “théorie de la sélection des groupes de neurones” dont le pilier est constitué par la “réentrée”. L’ensemble thalamo-cortical, le principal de ces groupes de neurones, reçoit à la fois les messages extérieurs et constitue tout autant des circuits internes en boucle - les réentrées - qui réalisent la mémoire et élaborent la continuité de la conscience, de façon processuelle, en un “noyau dynamique”. Ces “groupes de neurones” se connectent pour créer des fonctions plus larges et plus riches comme la “conscience primaire” puis “la conscience d’ordre supérieur”. Ce processus bio-électro-physiologique est la cause de la “transformation phénoménale” que nous appelons, en psychothérapie, “connexion fonctionnelle” jusqu’à plénarité, “pleine présence” jusqu’à plénitude.
En collant encore plus aux conceptions d’Edelman, on peut proposer les analogies suivantes :
- les « groupes de neurones » caractérisés par la « réentrée » sont le substratum de ce qui peut se cliver lors d’un événement traumatogène violent, tel que nous l’avons évoqué à propos de l’EMDR ; aujourd’hui les neuroscientifiques observent même que ce lieu dissocié se loge dans le lobe préfrontal gauche
- ces « groupes de neurones » font penser aux fonctions différenciées,
- ils « se connectent pour créer des fonctions plus larges » ; ce seraient les fonctions plénarisantes.
Nous reprendrons cette réflexion neuroscientifique en discutant la théorisation de l’EMDR par Francine Shapiro, ci-après.
Et les inconscients freudien et jungien ? Edelman ne les évoque qu’incidemment, pudiquement, reconnaissant que ce concept n’entre pas pour le moment dans sa théorie. Il rejette l’idée que ce pourrait être une entité, affublée d’un substantif. La conscience est un processus, une fonction complexe et globale ; il ne pourra donc y avoir que des “processus inconscients” comme dans le paradigme holanthropique. De plus, ce processus se caractérise par la combinaison de fonctions. En effet, la première topique freudienne (inconscient, préconscient, conscient) ne rend plus très bien compte de la fonction « conscience », qui n’est, finalement, qu’une des deux douzaines de fonctions de l’être humain, même si elle est d’importance majeure. La difficulté actuelle réside du côté du « conscient » et non pas du côté de « l’inconscient ».
Nous avons réévalué le cœur même de l’inconscient avec les « purs processus inconscients ». Il suffit d’y ajouter le lieu du « refoulé » cher à Freud pour rendre justice à ce concept emprunté à Schopenauer, Nietzsche et Théodor Lipps. Les progrès des connaissances actuelles, psychologiques et psychothérapiques, nous obligent à dévaluer, à présent, la part du « conscient ».
En effet le découpage fait par Freud réduit son "conscient" à un ensemble relativement exigu et réducteur qui ne rend pas compte de toute la richesse de la conscience élargie aux notions de champs de conscience et d’états de conscience… Le conscient est réflexif, rationnel, ordonné selon des règles logiques, intentionnel, chargé du savoir orienté vers l’efficace et l’action. Ce « conscient » là ne travaille qu’avec un tout petit nombre d’items comme nous l’enseignent les neurosciences. C’est la raison pour laquelle il est réduit et réducteur et qu’il dérape facilement en clivage et dissociation dans ce qu’on appelle parfois le mental et l’égo.
Or Freud fait du passage de l’inconscient au conscient le principe même de la psychanalyse, obligation reprise dans la deuxième tropique : « wo es war soll ich werden, là où était le ça, le moi doit advenir ». Cent ans plus tard, la psychothérapie a une toute autre conception : elle veut libérer de l’enfermement du mental, du contrôle (les défenses et résistances), du conscient freudien. C’est ce que nous prônons avec la notion de fonctions plénarisantes, d’expérience plénière et de pleine présence. Et quand nous nous servons des concepts freudiens, qui restent néanmoins des référents, nous utilisons aussi le signifiant « transconscient ». Un schéma très simple nous restitue cette nouvelle topique, « plénière ».
Schéma 53 : inconscient, conscient et transconscient
Et voici la lecture du schéma :
- la conscience est concernée par deux réalités, l’une intérieure, inconsciente, (le refoulé et les purs processus) l’autre extérieure, en partie présente et sûe, en partie absente et insue ;
- le conscient « travaille » un petit nombre d’items de ces deux réalités, de par son fonctionnement même ;
- le transconscient a un champ beaucoup plus large ; il englobe plus de réalité intérieure et extérieure y compris le conscient, à l’exception de la part la plus distinctive de cette dernière ; il s’agit d’un champ de conscience plein (sinon total), d’un état de conscience plénier (sinon plénipotentiaire).
Le signifiant « transconscient » est intéressant là où les concepts freudiens font référence. Il sert d’analogue assez fidèle à tout ce que nous appelons plein, plénier, plénarité et plénitude. Il n’a rien à voir avec le New Age (bien que le terme viendrait de Mircéa Eliade). Il est métapsychologique, sinon scientifique.
Cette proposition n’implique pas que ce soit Freud lui-même qui ait appauvri ces concepts. En effet, en revenant à son principe thérapeutique originaire, à savoir la catharsis, nous pouvons observer que lui aussi était dans le plénier, grâce à l’enseignement reçu de son mentor Joseph Breuer et que nous avons déjà lu ci-dessus :
“Chacun des symptômes hystériques disparaissait immédiatement et sans retour quand on réussissait à mettre en pleine lumière le souvenir de l’incident déclenchant, à éveiller l’affect lié à ce dernier et quand, ensuite, le malade décrivait ce qui lui était arrivé de façon fort détaillée et en donnant à son émotion une expression verbale”. (Breuer et Freud p. 24)
(Meyer 1982 p. 62)
C’est avec ce concept Freudo-Breuerien que j’ai inauguré ma réflexion sur la psychothérapie il y a trente ans. Quel bonheur que de le retrouver en aussi bonne place comme un “présent remémoré” et à peine réactualisé !
Quelle que soit la difficulté à transmettre en si peu de mots la théorie d’Edelman, à la fois simple et complexe, il nous reste à répéter qu’avec elle nous pouvons réellement fonder le paradigme holanthropique en science. Mais, comme nous l’avons déjà évoqué, la pleine intégration - des pratiques et des théories - ne se fera vraiment qu’en la personne du thérapeute/analyste.
Auparavant, revenons encore à la pratique et à la clinique, au plus près de ces patients qui sont notre raison d’être. Car l’expérience plénière n’est évidemment pas le tout de la cure. Il y a des stades préparatoires, il y a des étapes ultérieures, de répétition de ces expériences, jusqu’à l’aptitude à la “pleine présence” qui est à la fois guérison et bonheur.
Le processus plénier ne constitue pas toute la cure, même s’il en est le temps fort. Une seule, ou deux de ces expériences ne suffisent pas toujours non plus, même si leur répétition arrive néanmoins au bout de la tâche. En fait le nombre de ces expériences dépend du projet initial :
- unique, il peut assurer la restituance par une thérapie courte,
- répété, il réalise la transformance d’une personnalité troublée,
- quasiment stabilisé, il signe l’accès aux processus inconscients dans l’analyse longue.
Enfin, ce vécu n’a pas qu’un seul aspect, bien au contraire. Aussi, après les généralisations scientifiques, faut-il revenir au plus concret, à commencer par décrire ce qu’elle n’est pas, cette expérience plénière :
- elle n’est pas nécessairement intense, en émotion, décibels, surprise… elle peut être douce, à bas bruit, familière ;
- elle n’est pas nécessairement agréable ou jouissive ; elle charrie sa charge de souffrance, de peur, d’étrangeté tout autant ;
- par contre, même dans la douleur, elle se reconnaît par la satisfaction d’être (enfin) là, présent, soi ;
- l’état de conscience n’y est pas nécessairement modifié (avec subversion de la structure mentale par exemple) ; il peut rester habituel, présent ;
- le champ de conscience ne s’élargit pas nécessairement, surtout lorsqu’on est dans la restituance d’une thérapie courte ; il n’y a pas obligation à s’élargir aux purs processus inconscients ;
- enfin, l’expérience plénière n’est pas nécessairement liée à la longueur de la cure, au type de méthode, même s’il y a une corrélation entre ces paramètres et ces manifestations.
Elle n’est pas nécessairement tout cela. Par contre, elle devient une merveilleuse grille de lecture de tout le domaine psychothérapique.
Pleine intégration et nouveau paradigme
Nous avons insisté sur le fait que l’intégration des méthodes en une pratique pluri-globale n’était pas éclectique ; elle n’est pas seulement la réunion de techniques et procédés jugés intéressants mais elle se constitue en une sélection méthodique.
A présent, il faut observer que l’intégration théorique n’est pas “multiréférentielle” ; elle ne se contente pas plus d’assembler les concepts et théories jugés utiles mais se constitue comme une méta-théorie, issue des observations de la pratique pluri-globale. Elle donne accès à la globalité de l’être, à l’hol-anthrope.
Nous aboutissons ainsi à la pleine intégration : y a pas tout, mais y a plein. Et ce “plein” veut dire “tout ce qu’il faut pour être complet ici et maintenant”. L’être est pleinement représenté, en normalité et pathologie. Il nous reste à conclure en affirmant la double qualité de cette métathéorie, comme :
- modèle fondamental qui peut accueillir les principales théorisations psychothérapiques,
- modèle universel qui peut devenir paradigmatique.
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Une métathéorie en accueil des… théories
Récapitulons rapidement la capacité de cette pensée à héberger les concepts et théorisations particulières sachant qu’en psychothérapie toutes les élaborations sont issues de lieux d’observation et d’expérimentation précis, à savoir des méthodes correspondantes. Freud a accédé au processus pulsionnel et libidinal grâce au long et libre discours sur le divan ; Jung a prolongé l’accès aux processus inconscients jusqu’à l’intime du lien grâce aux grands rêves, aux mythes et à l’art thérapie (mandalas) notamment. Mais il ne s’agit pas, ici, d’évoquer tous les concepts issus de toutes les pratiques existantes ; ce serait fastidieux sinon impossible. Il suffit de rappeler que notre champ d’étude englobe tous les paramètres de la pratique, tous les facteurs de la thérapie /analyse et donc toutes les dimensions de l’être humain :
- les trois durées de la cure et donc aussi les trois paliers d’approfondissement de toute relation humaine ;
- les trois dimensions de l’être (psycho-, socio- et somato-) à travers les trois grandes catégories de méthodes (verbale, groupale et corporelle) et donc leur rapport de séparation/connexion jusqu’à clivage/amalgame s’il y a pathologie ;
- les trois principales attitudes thérapeutiques (directive, interactionnelle, analytique) renvoyant aux relations humaines d’autorité, d’égalité, de créativité notamment ;
- la position une et unifiée au cœur de la thérapie (expérience plénière) comme du devenir soi (libre et authentique).
Ce raisonnement qui fait découler la théorie de son lieu d’obtention rappelle son “matérialisme historique”, cette pensée d’un philosophe (Marx pour ne pas le nommer) qu’il ne faudrait pas jeter avec l’eau du bain. Car nous pouvons nous en inspirer en psychothérapie, observant que la matérialité d’une méthode (son cadre, son organisation, son protocole) détermine très largement ce qui va s’y passer, les indications privilégiées, ainsi que la théorie qui en découlera… logiquement. Travaillez pluri-global et vous aurez de… l’hol-anthrope, avec son infrastructure corporelle et sa superstructure symbolique et spirituelle ! Mettez l’analysant sur le divan verbal et vous aurez la “représentation” des choses et, si ça dure assez longtemps, vous aurez du transfert de surcroît.
Un modèle universel en devenir de…. Paradigme
La métapsychologie de Freud est devenue paradigme, à savoir pensée et explication dominante pour l’Occident, même si elle montre de plus en plus ses limites, à cause de son incapacité à sortir de l’étroitesse de son organisation matérielle. C’est la civilisation qui choisit ses paradigmes en fonction de ses exigences du moment. Quelles sont-elles aujourd’hui ?
On peut en distinguer quatre principales concernant la pensée de l’humain : la scientificité, la complexité, la subjectivité et l’universalité, exigences apparemment paradoxales mais que notre démarche… satisfait pleinement.
- La scientificité est une revendication bien présomptueuse pour une science dite molle ; pourtant les exigences d’objectivité maximale sont réunies :
- présentation de la matérialité du lieu d’observation ;
- description minutieuse des effets obtenus ;
- reproductibilité et transmission de ces effets ;
- construction théorique par paliers d’abstraction successifs ;
- confrontation aux pairs pour confirmation ou falsification.
La psychothérapie est le laboratoire expérientiel le plus riche de notre société, elle est un nouveau “fait social total”. Et quand il est pluri-global en plus…
- La complexité. « Il y a trop de notes » disait l’empereur d’Autriche à Mozart. Notre vie (post-, hyper-) moderne a trop de stimulations… Avec nos gros sabots de carbone, nous déréglons le climat si subtil… Il y a plus de six milliards d’humains, six mille langues, des dizaines de religions… et moi, et moi et moi ! Quelqu’en soit la difficulté, notre société doit et veut affronter la complexité, avec l’hyperordinateur ou des PC en réseau… avec une métathéorie et des concepts y intégrés. Notre texte montre suffisamment que nous prenons la complexité à bras le corps.
- La subjectivité. Et moi, et moi et moi ! Que n’a-t-on décrié la narcissisation de l’individu (post-, hyper-, trans-) moderne. Et pourquoi ce terme péjoratif ? Notre société permet à chacun de ses membres d’accéder à de plus en plus de liberté et d’authenticité, à son individuation (Jung), à l’avènement du sujet (Lacan), au vrai self (Winnicott). Et c’est irréversible. Et ça en rajoute de complexité, et ça se complique du côté de la scientificité. La pensée de l’humain doit faire une place de plus en plus grande à l’individualité, maintenant que les idéologies et autres totalitarismes ont failli. Nous offrons, quant à nous, cette place privilégiée à la personne, notamment avec l’accès aux purs processus inconscients, auto-organisateurs, autopïétiques, constituants.
- L’universalité. La métapsychologie de Freud se voulait universelle, mais elle reste encore trop familialiste avec son agencement du trio papa, maman et moi, bien judéo-chrétien. Lacan prend du recul avec ses références structuralistes. Un paradigme ne peut qu’être universel actuellement et, pour cela, il ne peut se développer qu’au niveau méta- (fonctionnel/processuel et structurel/formel), laissant aux anecdotes (narcissiques et familialistes) le soin de trouver leurs places dans ces bases communes.
Y sommes-nous, dans ces fondements structuro-fonctionnels ? C’est notre propos en tout cas. Et avec cela, nous complétons au niveau de la pensée ce que la mondialisation fait au niveau politique et l’œcuménisme, au niveau des croyances. Ce serait un comble si la psychothérapie ne participait pas à ce rassemblement urgent de l’humanité pour lutter contre les dangers autrement plus importants que les tics et les tocs (narcissiques), à savoir les griffes et les serres (du climat). De plus la pleine intégration psychothérapique peut donner du sens et de l’âme à la (alter-) mondialisation.
S’inscrire en science et expérience.
Rendre justice à la complexité.
Respecter l’unicité de l’individu.
Se réunir en une universalité à la fois urgente et sereine….
C’est notre ambition.
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