Chapitre 2 ; Les courants psychothérapeutique et psychiatrique de la psychopathologie C’est Anton Mesmer qui a marqué la première étape de ce qu’il faut bien reconnaître comme un courant particulier, non pas qu’il se serait constitué comme tel par l’entente des principales personnalités concernées mais parce qu’il procède de la même démarche. Les protagonistes commencent par créer une pratique spécifique, l’appliquent à des pathologies relativement sélectives (les pathologies « invisibles » pour Mesmer, l’hystérie pour Freud, la psychasthénie pour Janet, les personnalités archaïques pour Reich par exemple) et développent une théorie psychopathologique propre reliée à ces bases expérientielles et cliniques. Ces théories d’école ont été remises en question par les classifications athéoriques, tout comme les théories nationales, non sans résistance, de la part des psychanalystes freudo-lacaniens en particulier. Du fait de l’étroite intrication de la psychiatrie et de ce dernier courant psychanalytique, en France plus précisément, la théorie « psychodynamique » reste vivace chez nous. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons longuement cité Freud dans notre dernier ouvrage sur la « Psychothérapie et Psychanalyse Pléni-Intégrative » (PPPI). La prépondérance, sinon l’impérialisme, du freudo-lacanisme a relégué au second rang des écoles et des auteurs pourtant très enrichissants pour notre survol historique de la psychopathologie. Il nous faut réagir à cet ostracisme, suivant en cela nos deux principaux guides, Evelyne Pewzner et Henri F. Ellenberger. Nous avons rétabli Mesmer dans son statut de précurseur de la psychothérapie moderne. Nous devons continuer en redonnant à Pierre Janet sa place entière à côté de et en complémentarité de Sigmund Freud.
Strasbourgeois de par sa mère, érudit et parisien typique, Janet a été le contemporain de Freud (1859-1947 ; Freud : 1856-1939). Ses huit années de survivance à son grand rival ne lui ont pas permis de l’emporter sur lui magré l’une des règles que Thomas Kuhn a édictée pour l’avènement des nouveaux paradigmes : c’est celui qui vit le plus longtemps qui peut en faire bénéficier son œuvre ! A la fin de sa vie, Janet a frappé à la porte de Freud, qui ne l’a pas reçu, et mangé à côté de Jung, lors d’un congrès londonnien, qui l’a snobé ! Nous nous interrogerons aussi sur cette guerre des paradigmes, après Thomas Kuhn. Pour cette présentation, nous nous inspirons à nouveau de l’œuvre magistrale de Henri F. Ellenberger : Histoire de la découverte de l’inconscient. Nous verrons successivement : Janet traversa une période de dépression accompagnée d’une crise religieuse à 15 ans. (Jung le fera à 38 ans et Freud à 41 !) Après des études de philosophie, il projette une thèse sur les hallucinations et ce sera « l’automatisme psychologique », grâce à une patiente, cas princeps et didactique, Léonie. C’était en plein boum de l’hypnose-spectacle et de l’hystérie poussée aux personnalités multiples. Janet a d’ailleurs côtoyé Freud lors d’un congrès d’hypnotisme à Londres en 1889. La même année, il commence médecine. Il travaillera à la Salpêtrière et son intérêt clinique est multiple. « Entre 1902 et 1912, Janet traita des émotions normales et pathologiques, de la conscience, de l’hystérie et de la psychasthénie, de la psychothérapie, de la psychologie des tendances, de la perception et des tendances sociales ». (Ellenberger p. 367) En 1913, Janet doit apporter un point de vue critique sur la psychanalyse de Freud, lors d’un nouveau congrès à Londres. « La critique de Janet porta essentiellement sur deux points : d’abord il affirma son antériorité dans la découverte de la cure cathartique des névroses par l’élucidation de leurs origines subconscientes ; il estimait que la psychanalyse n’était qu’un développement de cette idée fondamentale. Ensuite, il critiqua sévèrement Freud pour son interprétation symbolique des rêves et pour sa théorie de l’origine sexuelle des névroses. Il qualifia la psychanalyse de système « métaphysique » » (o.c. p. 368) Au sortir de la première guerre mondiale, notre auteur publie les « Médications psychologiques », traité de psychothérapie complet et systématique de plus de 1100 pages. Il s’agit d’une approche intégrative de la première étape, avec juxtaposition de dizaines de méthodes. Mais « cet ouvrage ne répondait toutefois plus, de par son organisation et son style, à la façon de voir et de sentir de l’après-guerre. Les mentalités avaient changé. Ce fut le dernier ouvrage de Janet à être traduit en anglais. » Sur le tard, Janet s’intéresse au religieux (« De l’angoisse à l’extase ») et à la psychologie du comportement. Mais, d’après notre historien, le nom de Janet « avait apparemment été trop longtemps lié aux concepts d’automatisme psychologique et de psychasthénie » (p. 369). A coté des logos très communicants de Freud (libido, refoulement, Œdipe, psychonévrose…) ces termes sentent le vieillot ! Janet était lui-même psychasthénique, tout comme Freud était hystérique. « Il semble qu’avec l’âge les composantes psychasthéniques de sa personnalité, qui n’avaient jamais été complètement éliminées, devinrent plus manifestes. Il avait sans doute été bien plus affecté qu’il voulait le laisser paraître par l’hostilité de ses collègues de la Salpêtrière et par l’isolement relatif qui s’en était suivi. Peut-être ce travailleur acharné avait-il préjugé de ses forces. On dit que Janet passa de plus en plus souvent par des épisodes dépressifs et qu’il se révéla de plus en plus distrait, manquant d’esprit pratique. » (p. 373).
C’est donc Léonie qui a « instruit » notre professeur de philosophie et l’a emmené dans une certaine impasse. « Janet décrit de façon plus précise le phénomène du rapport, en particulier son trait caractéristique, l’électivité c'est-à-dire l’état permanent de suggestibilité à l’égard d’une seule personne, Janet, à l’exclusion de toute autre. De nouvelles expériences avec Léonie permirent à Janet de faire plusieurs découvertes intéressantes. Il montra que l’hypnose pouvait faire surgir deux séries de manifestations psychologiques très différentes : d’une part les « rôles » joués par le sujet en vue de plaire à l’hypnotiseur, d’autre part la personnalité inconnue qui peut se manifester spontanément, en particulier sous la forme d’un retour à l’enfance. » (p. 383) Il s’agit d’un cas clinique lourd, digne du service de Charcot qui fige Janet dans la pratique de l’hypnose (contrairement à Freud qui l’abandonne assez vite) et dans la théorie psychopathologique de la dissociation et des personnalités multiples. L’automatisme psychologique est « un phénomène psychologique autonome, comportant toujours une conscience rudimentaire » (p. 384). Il y a l’automatisme total qui se caractérise par la catalepsie (état d’immobilité prolongé, sans conscience). Les automatismes partiels, eux, ont d’innombrables manifestations : somnambulisme, anesthésie, amnésie post hypnotique, existences successives, sentiment d’étrangeté et de bizarrerie, catalepsie partielle, distractions, écriture automatique, spiritisme, médiumnisme, possession… Comme explication, Janet évoque les idées fixes subconscientes dotées d’une vie et d’un développement autonomes. Dans ma longue carrière de psychiatre, j’ai assisté chez une seule patiente à ces fameuses postures cataleptiques totales.
Ellenberger résume bien la cure janétienne. Il est intéressant d’en prendre connaissance parce qu’elle correspond quasiment à une « psychothérapie analytique » avec des séquences de traitements actifs très divers. « Il y eut d’abord la découverte des « idées fixes subconscientes » et de leur rôle pathogène. Ces idées ont habituellement leur origine dans un événement traumatisant ou effrayant dont le souvenir est devenu subconscient et a été remplacé par des symptômes… Autour de l’idée fixe primaire peuvent émerger des idées fixes secondaires, par association ou substitution. Parfois on rencontre toute une succession d’idées fixes subconscientes, chacune trouvant son origine à un moment donné de l’histoire du malade… Les crises hystériques sont des manifestations déguisées des idées fixes subconscientes. Janet fait parfois allusion au caractère symbolique des symptômes. L’idée fixe subconsciente doit être mise au jour en recourant à des techniques d’investigation objectives. Parfois une exploration des rêves du malade fournit quelques indications, mais Janet recourt surtout à l’hypnose… Les idées fixes subconscientes sont caractéristiques de l’hystérie, par opposition aux névroses obsessionnelles où les idées fixes sont conscientes. Cependant Janet ne tarda pas à découvrir l’existence d’idées fixes subconscientes dans d’autres états morbides, tels que l’insomnie grave et les spasmes musculaires. » (p. 397) « Le thérapeute doit rechercher l’idée fixe subconsciente. Il faut détruire les idées fixes en les dissociant ou en les transformant. Puisque l’idée fixe n’est elle-même qu’un aspect de la maladie globale, il faut évidemment compléter ce traitement dissociant par un traitement synthétique, sous la forme d’une rééducation ou d’autres types d’exercices mentaux… Janet souligne le rôle du rapport dans le processus thérapeutique. Dans L'Automatisme psychologique, il avait déjà abordé le problème du rapport dans la perspective d'un rétrécissement électif du champ de la conscience autour de la personne de l’hypnotiseur. Janet définit les règles qui permettent de manier cette « influence » au bénéfice du malade. Dans une première période, il faut établir ce rapport ; dans une seconde étape, il faut prévenir son développement indu et le restreindre en espaçant les séances thérapeutiques. Il notait que l'intervalle entre deux séances hypnotiques peut se diviser en deux périodes. Les premiers jours, le malade se sent soulagé, plus heureux, plus efficace, et ne pense guère à l'hypnotiseur. Ensuite il se sent déprimé, ressent le besoin de l'hypnose et ne cesse de penser à l'hypnotiseur. Son sentiment à l'égard de l'hypnotiseur peut varier : amour passionné, crainte superstitieuse, vénération ou jalousie. Certains malades acceptent cette influence, d’autres se révoltent contre elle. » (p. 398) Comme Janet allie analyse et synthèse, nous pouvons comprendre sa directivité dans le traitement. A ce titre, le « rapport » ne prend pas la dimension du transfert et ne devient pas le « creuset de la thérapie ». Il doit être contrôlé par sa… frustration. Après coup, il vaudrait mieux parler d’une intégration de l’analyse et du cognitivo-comportementalisme. L’analyse janétienne ne peut pas accéder aux purs processus inconscients et en resta au « subconscient », l’équivalent du « préconscient » freudien. Jusque là, nous évoquons principalement les descriptions cliniques de Janet : automatisme psychologique, catalepsie, idées subconscientes, rapport. Mais il y a aussi une conception psychodynamique, énergétique en particulier, qui pourrait sembler aussi dépassée que l’automatisme si on n’y jetait un regard plus attentif. Essayons de le faire en anticipant notre modèle ontophathologique pour la systématiser.
Janet établit deux névroses fondamentales, l’hystérie et la psychasthénie. Jung en a repris l’esprit pour lancer les deux pôles, extraverti et introverti, de la personnalité. Du côté de chez Freud, ça ferait anal et oral. Nous y trouverons quant à nous le « continuum structuro-fonctionnel ». A l’époque, on acceptait l’idée d’une « énergie nerveuse ou mentale » malgré certaines incohérences. Janet s’en sort en conceptualisant « l’énergie psychologique » caractérisée par deux paramètres : la force et la tension. La force psychologique correspond à la quantité d’énergie psychique élémentaire, c'est-à-dire à la capacité d’accomplir des actes psychologiques nombreux, prolongés et rapides ; elle existe sous deux formes : latente et manifeste. Mobiliser l’énergie signifie la faire passer de la forme latente à la forme manifeste. La tension psychologique correspond à la capacité de l’individu à utiliser son énergie psychique à un niveau plus ou moins élevé dans la hiérarchie des tendances tel que la décrit Janet. Plus est grand le nombre d’opérations synthétisées, plus est nouvelle cette synthèse, plus aussi sera élevée la tension psychologique correspondante. » (p. 403) Notre modèle ontopathologique traduit la force par fonction ou processus et la tension par maîtrise ou structure, aux deux pôles d’un vecteur qui est un continuum avec une infinité de lieux intermédiaires.
Schéma 1 : modélisation des pôles énergétiques janétiens : force et tension. La psychopathologie de Janet s’inscrit sur ce continuum avec deux pathologies correspondant aux deux pôles et différents degrés de gravité : asthénie et hypotonie. En voici notre modélisation et les commentaires d’Ellenberger.
schéma 2 : syndromes asthénique et hypotonique de Janet Le syndrome asthénique, défini comme une insuffisance de la force psychologique, se manifeste avant tout par une fatigue augmentant à l’effort et diminuant au repos. Les états asthéniques comportent une grande diversité. Janet en distingue trois groupes principaux. Dans les cas d’asthénie modérée, le malade est mécontent de lui-même, incapable de jouir pleinement du bonheur ou du plaisir et il devient facilement anxieux ou déprimé. Etant très conscient de sa fatigabilité, il fuit les efforts, l’initiative, les relations sociales, et on le considérera comme égoïste ou ennuyeux… Le groupe des asthénies intermédiaires, que Janet appelle aussi asthénies sociales, comprend les malades qui souffrent d’un sentiment du vide : les choses, les êtres humains et même leur propre personnalité leur semblent vides ; tout les dégoûte lorsque l’asthénie est importante. Ils n’éprouvent pas d’amour pour les autres et ne se sentent pas aimés, d’où leur impression d’isolement… Le troisième groupe comprend les malades dont l’asthénie est si grave qu’ils sont incapables de toute activité soutenue. Relèvent de ce groupe les états schizophréniques graves, qu’à cette époque on appelait encore démence précoce. Janet aimait à dire que « la démence précoce est une démence sociale ». (p. 404) Nous ne commentons pas ici le bien fondé de notre modélisation et de ses concordances avec le système janétien. Cela viendra tout au long de ce livre. Notons seulement que la « démence précoce » décrite comme asthénie grave concerne la forme hebéphénique ou déficitaire de la schizophrénie. Le syndrome hypotonique, défini par une insuffisance de la tension psychologique, se caractérise par deux ordres de symptômes : les symptômes primaires, dus à l’incapacité d’accomplir des actes de synthèse psychologique dès que celle-ci atteint un certain niveau, et les symptômes secondaires (ou « dérivation »), exprimant un gaspillage des surplus de force nerveuse qui n’ont pas pu être utilisés au niveau psychologique souhaitable. Le symptôme subjectif fondamental est le sentiment d’incomplétude, exprimant le fait que le sujet, incapable d’accomplir des actes achevés, complets, doit se contenter d’un niveau d’activité inférieur. Les symptômes secondaires consistent dans l’immense gamme des « agitations » : agitations motrices, tics, gesticulations, bavardage, anxiété, obsessions, ruminations mentales, et même asthme, palpitations, migraines, etc. Chose caractéristique, la fatigue augmente au repos et souvent diminue à l’effort. Ce type de malade cherchera donc spontanément l’excitation. » (p. 404-5) Fatigue au repos : c’est le fameux syndrome du week-end décrit à la même époque par Sandor Ferenczi. Quant aux détails de cette description des troubles de la « tension », ils nous introduisent à nos concepts de stress, clivage et dissociation. La polarité janétienne force/tension, précurseur de ma polarité holanthropique fonction/structure se renforce par la proposition d’une polarité pathologique asthénique-hypotonique. « Ces deux syndromes nécessitent des traitements tout différents souvent même diamétralement opposés » (p.405) Néanmoins l’opposition peut être très subtile parce qu’il s’agit d’un continuum entre les deux pôles extrêmes qui comprend des degrés intermédiaires
Janet traite l’asthénique comme un « pauvre » dont il faut augmenter les revenus, diminuer les dépenses, liquider les dettes : Nous n’avons pas ici de distinction nette entre les trois degrés de gravité (moyen, intermédiaire et grave), à cause de la brièveté de ces présentations mais aussi à cause de la personnalisation de chaque cure. Nous retrouvons l’intégration du cognitivo-comportemental et de l’analytique dans le cadre de cures courtes (6 mois) à moyennes (1 à 2 ans). Cette synthèse se retrouve dans le traitement des hypotoniques qui, rappelons le, ont de la force mais ne savent pas la structurer et débouchent sur des « dérivations ».
Il faut d’abord résorber les dérivations (à savoir reconnecter les parties clivées et dissociées) : en diminuant les forces (régression ?), en canalisant les agitations, les transformant en activités utiles, en occupations actives, marche à pied, sport, chasse, travaux manuels ou autres. Il faut ensuite élever la tension psychologique (on note qu’il faut re-connecter le dis-tendu avant de re-mobiliser les forces) : par la stimulation (émotions stimulantes, voyages, changements dans la façon de vivre, intrigues amoureuses (sic) ; par l’entraînement à l’exécution d’un acte achevé complet. Pour globaliser ces cures à la fois psycho- (cognitives et analytiques) et somato- (activités corporelles et comportementales), il y a le socio- sous l’aspect du rapport qui fleure bon le transfert et l’attachement. « La vieille notion du rapport thérapeutique, que Janet avait étudiée en 1886 sous son aspect d'électivité, puis, en 1896, sous ses aspects plus généraux d'influence somnambulique et de besoin de direction, se voyait maintenant élargie elle aussi, devenant l’ « acte d’adoption ». Dans les relations entre le patient et le « directeur », dit Janet, apparaîtra tôt ou tard, parfois subitement, un changement remarquable. Le patient adoptera un comportement tout à fait particulier à l’égard du thérapeute, comportement qu'il n'adoptera à l'égard d'aucune autre personne. Il soutiendra que le thérapeute est un être exceptionnel et que lui, le malade, a enfin trouvé quelqu’un capable de le comprendre et de le prendre au sérieux. Ceci signifie en réalité que le sujet est maintenant capable de parler de ses propres sentiments et de parler sérieusement de lui-même ; l'image irréelle fait de son « directeur » est un mélange de toutes sortes d'inclinations plus ou moins analogues, éprouvées antérieurement pour d'autres personnes et synthétisées maintenant sous une forme particulière. Ces opinions et ces attitudes du sujet, qui s'expriment dans l'« acte d'adoption», et le renforcement de son estime de soi lui permettent d'accomplir des actes dont il se sentait incapable jusqu'ici, et permettent au thérapeute de l’aider à se sortir de nombre de difficultés ». Mais pourquoi avoir insisté ainsi sur Pierre Janet, si ce n’est parce qu’il était français et un peu strasbourgeois ? Parce que, en plus, c’est un loser ? N’a-t-il pas choisi des termes ringards comme asthénie, hypotonie, rapport, acte d’adoption ? N’a-t-il pas traîné trop longtemps du côté de l’automatisme mental, de l’hypnose profonde et des remèdes de bonne femme ? En cela il s’est laissé écraser par le parfait marketing du courant psychanalytique basé sur sa simplification en un système solide. Mais c’est là que le mérite de Janet refait surface : il a évité la systématisation, il a renoncé à la simplification, il a gardé la pluralité des pratiques. Les deux derniers paragraphes sur l’analyse psychologique et la théorie dynamique montrent une certaine modernité si l’on sait lire au-delà d’une présentation un peu vieillotte. Janet est le précurseur de l’approche intégrative. En bon clinicien, il a détecté le continuum structure-processus extraversion-introversion, dissociation-dissolution, hystérie–psychasthénie, symbolique – imaginaire. Il subordonne l’énergétisation à la reconnexion des parties clivées tout comme Mesmer noue la relation (transférentielle) avant de soumettre au magnétisme du baquet. Certes des Léonie, il n’y en a quasiment plus ; certes, l’amour est plus complexe qu’une « intrigue ». Et pourtant ne faisait-il pas comme Jung qui prônait la polygamie ? Même s’il n’est pas nécessaire de relire Janet, sauf dans le livre d’Ellenberger, nous avons à reconnaître que ce savant et clinicien marque bien son époque, ce début du XXème siècle, qui a apporté tant de progrès à la psychiatrie, à la psychothérapie et à la psychopathologie en peu de temps, en quelques dizaines d’années. Les autres contributions d’écoles psychothérapiques sont beaucoup plus systématisées donc plus réductrices. A vouloir trop embrasser, Janet a mal étreint, il y a 100 ans de cela. Aujourd’hui, nous reprenons sa démarche intégrative, non sytématisée, expérientielle et méthodique néanmoins, donc scientifique. Il faut continuer cette approche historique de la psychopathologie à travers les apports « scolastiques ». Nous n’incluons pas ici les apports de la psychanalyse (Freud, Ferenczi, Reich, Jung, Lacan) parce qu’ils figurent déjà dans notre premier tome et parce qu’ils s’inviteront de façon ciblée plus loin. Nous ferons une exception pour Alfred Adler, une autre victime de Freud, parce qu’il développe la dimension sociale de la psychopathologie et que nous insistons sur cet aspect dans notre paradigme holanthropique. Il nous suffira de terminer avec les écoles behavioriste, cognitive, existentielle et structuraliste, avant de conclure cette première partie de ce tome II avec notre propre apport des méthodes somatothérapiques et humanistes. Nous verrons d’Alfred Adler :
Comme Carl G. Jung, Alfred Adler avait des conceptions personnelles avant de rencontrer Freud. Ils ont fait un bout de chemin ensemble puis se sont séparés, Freud ne supportant pas l’absence d’alignement sur ses théories. La suprématie de la psychanalyse freudienne a longtemps étouffé ces compagnons de route ponctuels mais les a aussi fait connaître dans son sillage. Juif, Viennois des faubourgs, médecin généraliste, Adler (1870-1937) avait des convictions de gauche et, à ce titre, privilégiait la dimension sociale, sinon politique. Sa femme était russe et même d’extrême gauche. Le petit Alfred était souffreteux et faillit mourir ce qui suscita une première conception psychopathologique : l’infériorité d’organe. Il recevait beaucoup d’affection de son père mais pas de sa mère, ce qui l’amena à contester l’universalité du complexe d’Œdipe. Coincé entre un grand frère modèle et un puîné compétiteur, Alfred souffrit de sa place dans la fratrie et privilégia, dans sa psychopathologie, les relations entre frères et sœurs plutôt que les relations aux parents. Il était passionné de musique, de chant et de théâtre, faisant encore contraste avec Freud. Avant de collaborer avec Freud, à 32 ans, il avait déjà écrit le « Livre de santé pour le métier de tailleur » (1898). En 1902, c’est « L’interprétation des rêves » qui lui fait rencontrer Freud et participer aux réunions du mercredi soir pendant dix ans. En 1907, parurent ses « Etudes sur les infériorités organiques », livre bien accueilli par son aîné de quatorze ans. Il assuma la direction de la revue de Freud, le Zentralblatt. C’est sur le thème de la « protestation virile » ou revendication masculine que les relations furent rompues. Qu’est ce que cette infériorité d’organe, comme le rachitisme d’Adler lui-même ? A l’époque, les cliniciens parlaient de « locus minoris resistentiae » ou organe de moindre résistance que nous retrouverons dans notre propre approche comme état de sensibilité d’une fonction lors de sa période de développement privilégiée. Mais Adler en fait une théorie systématique. Lorsque «l’infériorité d’un organe dérive d’une perturbation du développement fœtal, elle affecte un segment embryonnaire tout entier. Dans d’autres cas, il s’agit d’une infériorité fonctionnelle (insuffisance sécrétoire, par exemple) ou même d’une simple anomalie d’un réflexe (lequel peut être exagéré, diminué ou absent). Dans un troisième groupe de cas, l’existence d’une infériorité organique peut être déduite de l’anamnèse qui révèle un fonctionnement défectueux de l’organe en question au cours de l’enfance (comme exemple, Adler parle de malades ayant souffert de troubles intestinaux précoces, et qui plus tard devinrent diabétique). La fréquence des maladies affectant un organe constitue un autre signe de son infériorité. » «L’infériorité d’un organe peut être absolue ou relative. Son évolution peut être favorable grâce aux mécanismes de compensation. Avec ce concept, « Adler apportait précisément une théorie plausible du substratum de la névrose » (p. 627), avec l’infériorité elle-même, avec les processus de compensation, avec ses répercutions sur la sexualité. Plus tard, l’infériorité s’est élargie de l’organe à la condition d’enfant, toujours inférieure aux adultes et à la condition de femme, elle aussi subordonnée à l’homme. Adler a vécu cela dans son couple avec sa femme russe, émancipée et révolutionnaire, qui devait entrer dans le carcan de la petite bourgeoisie viennoise. D’où cette appellation de protestation virile. Plus tard, Adler a opposé la puissance de l’agressivité à la libido freudienne toute puissante. Mais c’est le développement des conceptions sociales et communautaires qui nous intéresse ainsi que nous le verrons après avoir résumé la « psychologie individuelle ».
En 1927, Adler publie « Connaissance de l’homme » qui est le plus clair et le plus systématique de ses ouvrages. Le titre donne le ton : il s’agit d’une Menschenkenntnis, d’une psychologie pragmatique, concrète, d’une approche directe du patient. Voici ses principes de base (o.c. p. 631 – 634) Quant aux compensations de l’infériorité, elles peuvent être : Dans la même « Connaissance de l’homme », Adler met définitivement en avant le « sentiment communautaire ».
« Les divers types de névrose, les dépressions, les perversions, les toxicomanies, la criminalité et même les psychoses ne sont que diverses formes de perturbation des relations entre l’individu et la communauté. » (p. 635) Il étudie donc les diverses dialectiques relationnelles :
C’est ainsi qu’il s’intéresse à la socialisation et à la socialité. « La première enfance est aussi la période où l’homme apprend de son entourage, par des voies nombreuses et subtiles, quelles sont les opinions communément reçues sur les rôles respectifs de l’homme et de la femme dans la société, et c’est aussi l’époque où il découvre son identité. Adler attache une grande importance aux désirs que l’enfant exprime successivement quant à sa profession future, et il pense que l’absence de toute ambition de ce genre peut être le signe d’un grave trouble sous-jacent. L’âge adulte est celui où l’individu doit s’acquitter des trois grandes tâches vitales, à savoir : l’amour et la famille, la profession, les relations avec la communauté. La façon dont l’individu s’acquitte de ces trois tâches vitales donne la mesure de son adaptation à la communauté. Les problèmes nouveaux qui surgiront ultérieurement lors du vieillissement doivent également être considérés dans une perspective semblable. » (p. 638) Il décline enfin les grandes pathologies en fonction de la dimension sociale dont la mélancolie, la paranoïa, l’alcoolisme et la criminalité. Le mélancolique « a manqué d’énergie et d’activité, a fui les difficultés, les décisions et les responsabilités. Il se montre méfiant et critique à l’égard des autres. Le monde lui paraît fondamentalement hostile, la vie une entreprise extraordinairement difficile, ses compagnons de vie lui semblent froids et peu engageants. Par ailleurs, il a toujours secrètement nourri l’idée de sa propre supériorité et le désir d’obtenir la plus grande somme possible d’avantages de la part des autres. Pour atteindre ce but secret, il adopte une tactique bien définie : se faire aussi petit et effacé que possible, limiter ses relations à un petit groupe de personnes qu’il peut dominer, en recourant surtout aux plaintes, aux larmes et à la tristesse. » (p. 639) Le paranoïaque « s’assigne un but secret très ambitieux et s’efforce de l’atteindre en recourant à des actes de caractère belliqueux. Pendant quelque temps, le sujet peut avancer dans cette direction, mais survient un moment où il est obligé de s’arrêter à quelque distance du but qu’il s’est proposé. Pour se justifier devant lui-même et devant les autres, il recourt alors à deux stratagèmes : il érige des obstacles fictifs, de façon à épuiser son énergie en luttant pour les surmonter, et il déplace la bataille dans un autre champ qu’il s’est choisi. » (p. 639) Pour l’alcoolique, « ces infériorités organiques peuvent jouer un rôle. L’ingestion d’alcool peut être une façon d’apaiser des sentiments d’infériorité, une manifestation de protestation virile, ou une façon de renforcer une attitude hostile à l’égard des autres. L’ivresse est une façon de s’exclure soi-même de la communauté. L’alcoolisme est un procédé pour échapper aux responsabilités et aux grandes tâches vitales. » (p. 639-640) « Parmi les grands pionniers de la psychiatrie dynamique, Janet et Adler ont été les seuls à avoir eu une expérience clinique des criminels, et Adler a été le seul a écrire sur ce sujet en se fondant sur son expérience personnelle. A l'origine de la criminalité, comme de la névrose, de la psychose et des déviations sexuelles, Adler constate un manque de sentiment communautaire. Mais le criminel se distingue en ce qu'il ne se contente pas de réclamer l'aide des autres et d'être un fardeau pour eux, il agit comme si le monde entier était dressé contre lui. On reconnaît l'enfant délinquant à sa façon particulière d'arriver à ses fins au détriment des autres. Adler distingue trois types de criminels : d'abord ceux qui ont été des enfants gâtés, habitués à toujours recevoir sans jamais donner et qui persistent dans ce type de conduite ; ensuite les enfants moralement abandonnés qui ont fait l’expérience d’un monde hostile ; enfin, un groupe plus restreint qui comprend des enfants affligés de difformités. Mais quelle qu’ait été leur situation originelle, les criminels sont tous animés de la même soif de supériorité. » (p. 640-641) Quant au traitement, il commence par la compréhension de la maladie, continue par sa prise de conscience par le patient et débouche sur la cure proprement dite. « Une fois que le patient a ainsi acquis et accepté une image claire et objective de lui-même, on aborde la troisième étape : c'est alors au patient de décider s'il veut changer sa ligne directrice et son style de vie. Il faut l'aider dans ses efforts de réadaptation à la réalité nouvellement découverte, ce qui peut prendre quelques mois de plus. Cependant un traitement par les méthodes de la psychologie individuelle exige rarement plus d'une année. Tandis que Freud considérait le patient comme guéri lorsqu'il retrouvait la capacité de jouir et de travailler, pour Adler, le critère consistait dans la capacité de trois tâches principales de la vie : la profession, l'amour et la famille, la communauté. Quant aux manifestations de la «résistance » et du « transfert », qui jouent un rôle si essentiel dans la psychanalyse freudienne, les adlériens n'y voient guère que des artefacts. Adler assimile la résistance à une forme de protestation virile, dont il faut montrer immédiatement au patient le caractère nocif. Dans le transfert, Adler voit un désir névrotique qu'il faut éradiquer. » (p. 646) Henri F. Ellenberger conclut sur l’influence d’Adler comme suit : « la thérapeutique de groupe et la psychiatrie communautaire peuvent légitimement se réclamer de la pensée et de l'œuvre d'Alfred Adler » (p. 646). Plus loin, Ellenberger reconnaît à Adler d’avoir inauguré la médecine psychosomatique moderne… la psychologie sociale et l’approche sociale de l’hygiène mentale, que sa conception du soi créateur en fait le père de la psychologie du moi. (p. 671) Mais notre historien va plus loin dans la réflexion sur la psychiatrie du début du XXème siècle, nous rappelant ce que Pewzner nous apprenait de l’histoire de la psychopathologie. « Les vicissitudes de la psychiatrie dynamique au XIXème siècle pouvaient être considérées comme des manifestations de l’antagonisme entre les Lumières et le Romantisme, Janet et, à moindre degré, Adler, se présentant comme des épigones tardifs des Lumières, Freud, et à plus forte raison Jung, quant à eux, apparaissant comme des représentants tardifs du Romantisme. Remontant plus loin encore dans la passé, nous voyons les mondes hellénistique et romain partagés entre le stoïcisme et l’épicurisme, et nous pouvons retrouver aujourd’hui certains traits du stoïcisme dans les écoles adlérienne et existentialiste, tandis que R. de Saussure a justement comparé la psychanalyse freudienne à la philosophie d’Epicure. Enfin, l’humanité a toujours connu deux voies différentes pour la guérison psychique : l’une faisant appel à des techniques rationnelles, l’autre mobilisant des forces irrationnelles. Ainsi Adler et Freud se ramène-t-il, en dernière analyse, à une illustration parmi bien d’autres d’une loi fondamentale de l’histoire de la culture, celle d’une oscillation permanente entre deux attitudes fondamentales de l’esprit humain. » (p. 674) Ces deux attitudes qui alternent peuvent-elles coexister comme nous essayons de le faire dans notre approche intégrative ? Mais avant de proposer des éléments de réponse, continuons notre étude de l’histoire des psychopathologies. Adler n’est pas un dissident comme je le disais ci-dessus, compagnon de route des débuts de la psychanalyse freudienne. A ce titre, il a profité de la notoriété de cette dernière tout en étant écrasé par elle. Il n’a pas vraiment fait école mais a grandement influencé le courant culturaliste aux Etats-Unis et la psychologie du moi notamment. Nous lui devons l’insistance sur le social et la communauté plus précisément dont nous tenons largement compte dans notre approche pléni-intégrative. Comme pour Mesmer et Janet, il pouvait être dangereux de miser sur les mauvais… sujets ! C’est un risque à prendre, que je prends avec reconnaissance.
Le comportementalisme s’est développé en même temps que la psychanalyse, il y a une centaine d’années. Il n’est pas né en réaction à cette dernière, mais parallèlement. Ce n’est que vers le milieu du XXe siècle que les deux courants ont commencé à s’affronter, suscitant très logiquement un troisième courant opposé à cet affrontement, le courant dit humaniste. La Gestalt-thérapie présentée dans le tome I illustre bien cet humanisme qui se prolongea très vite en « transpersonnel ». Aujourd’hui encore les deux premières écoles s’affrontent violemment, en France notamment, à grand renfort de Livre noir et d’Anti-livre noir. Dans les faits, la psychanalyse résiste par sa théorie tandis que le comportementalisme s’impose par ses pratiques. La première se replie sur ses shibboleths, la seconde s’épanouit et intègre : comportementalisme + cognitivisme + émotionnel + méditation pleine conscience, en une juxtaposition de méthodes qui ne se fonde pas encore sur une base théorique unifiée. Notre démarche pléni-intégrative propose une trêve en situant le comportementalisme dans la durée courte et la psychanalyse dans la durée longue de la cure séquentielle. Quant à la durée moyenne, les deux courants avancent leurs pions, les uns en allongeant leurs thérapies courtes, les autres en raccourcissant les longues années sur le divan ! Il nous faut jeter les bases du behaviorisme tout en les illustrant de conceptions psychopathologiques. Nous nous référons à Serban Ionescu ici. Le manifeste du behaviorisme de Watson, La psychologie telle que la voit un behavioriste est paru en 1913. « Les principales idées contenues dans ce texte sont : (1) la psychologie est la science du comportement et non l’étude de la conscience par l’introspection. (2) Elle est une branche objective et purement expérimentale des sciences de la nature. (3) La psychologie doit négliger tous les aspects mentalistes et s’appuyer exclusivement sur des entités comportementales visibles telles que le stimulus et la réponse. (4) Le but de la psychologie est la prédiction et le contrôle du comportement » (Ionescu p. 36). Trois orientations principales ont été retenues par Ionescu. « La première orientation dans le développement du behaviorisme est basée sur le conditionnement classique ou répondant, lié aux travaux d’Ivan Petrovitch Pavlov. Dans ce type de conditionnement, un stimulus neutre (le son d’une cloche, par exemple) présenté un nombre suffisant de fois en contiguïté avec un stimulus inconditionné (la nourriture), arrive à déclencher une réponse semblable à celle que déclenche le stimulus inconditionné » (o.c. p. 27). Le paradigme du conditionnement classique a été utilisé en Afrique du Sud par Joseph Wolpe et en Angleterre par Eysenck. Le traitement instrumentalise « l’inhibition réciproque ». « La deuxième orientation dans le développement du behaviorisme est celle du conditionnement opérant ou instrumental, élaboré par Thorndike et Skinner (Skinner, 1953, 1971) et présenté au public francophone, par Richelle (1972), dans un ouvrage devenu classique. Pour les représentants de ce courant, la réponse est émise spontanément par l’organisme et entraîne un changement dans l’environnement. Les réponses sont émises avec une certaine fréquence et leur probabilité d’apparition augmente si elles sont renforcées. Pour Skinner, tout comportement est contrôlé par ses conséquences dans l’environnement. Le milieu a donc un rôle fondamental dans le behaviorisme skinnerien : il sélectionne certaines réponses de l’organisme » (p. 27-28). Ici, il s’agit de sélectionner et renforcer les réponses utiles et de décourager celles qui sont nuisibles. « La dernière orientation dans le développement du behaviorisme est représentée par le behaviorisme de troisième génération, appelé social ou paradigmatique. Elaboré par Staats, ce behaviorisme est présenté comme une théorie hiérarchique à plusieurs niveaux, théorie qui constitue une tentative d’unification des différents courants de la psychologie. Le cinquième niveau de la théorie de Staats est consacré au comportement anormal » (p. 28). Ce dernier comportement, anormal, nous sert d’illustration des nouvelles conceptions psychopathologiques. Il y a deux catégories de base : les lacunes comportementales et les comportements incorrects ou inadéquats. En voici les développements. « Les lacunes comportementales et les comportements incorrects peuvent survenir dans l’une ou l’autre des trois sphères de la personnalité décrites par Staats : (a) le système A-R-D (émotionnel – motivationnel) ; (b) le système linguistique et (c) les répertoires instrumentaux. Cette mise en relation des catégories de comportements anormaux et des sphères de la personnalité découle de la conception de Staats que la personnalité est constituée de répertoires comportementaux de base. Dans ces conditions, une des tâches importantes de la psychopathologie est d’étudier les cas de maladie mentale en termes de personnalité, donc de répertoires comportementaux de base. (…) - Le manque d’intérêt, d’ambition, de buts, ainsi que l’indifférence affective rencontrée chez les patients présentant une schizophrénie sont interprétés comme des lacunes du système émotionnel-motivationnel. (…) - Les mécanismes de défense, mis en évidence et développés dans le cadre de l’approche psychanalytique, constituent des comportements verbaux. Lorsqu’une personne fait appel presque exclusivement à de telles séquences verbales, elle se trouve privée des moyens qui lui permettent de penser, de raisonner, de planifier et de prendre des décisions adaptées à la réalité. Dans de telles conditions, les mécanismes de défense apparaissent comme des comportements incorrects se manifestant au niveau du système linguistique (ou linguistique-cognitif) de personnalité. - De nombreux patients psychotiques hospitalisés manifestent des lacunes au niveau des répertoires de comportements instrumentaux. Des lacunes sévères concernant les habiletés sociales peuvent d’ailleurs conduire à l’hospitalisation permanente de ces patients » (p. 31-32). Nous côtoyons là un développement beaucoup plus complexe du behaviorisme avec prise en considération de la personnalité, des troubles de la personnalité ou caractéroses. « Le behaviorisme paradigmatique s’accorde avec d’autres approches, plus traditionnelles, qui reconnaissent l’importance de la dimension personnalité en psychopathologie. Cette manière d’aborder les comportements dits anormaux a d’importantes implications pour la classification. En effet, les comportements anormaux chevauchent les catégories diagnostics. Des lacunes dans les répertoires langagiers de base sont retrouvées dans des catégories aussi diverses que la déficience mentale, l’autisme, la schizophrénie, les troubles affectifs. Des lacunes dans le système émotionnel-motivationnel se trouvent en schizophrénie, dans les cas de personnalité psychopathe, en neurasthénie » (p. 34). Il nous reste à nous plonger dans ce système complexe dit A-R-D qui illustre le devenir récent du behaviorisme qui n’en est plus à sa seule « Orange mécanique ». « Le système A-R-D fait référence aux différents stimuli (par exemple, biologiques, occupationnels, récréationnels, etc.) qui déclenchent chez le sujet des réponses émotionnelles (positives ou négatives), ont un caractère affectif ou conditionnel renforçant et directif. Dans le cadre du behaviorisme social, les stimuli de l’environnement déclenchent des réponses émotionnelles qui, à leur tour, déterminent le comportement du sujet en raison de la fonction renforçante et directive des stimuli qui les ont déclenchées. Les réponses émotionnelles sont apprises par conditionnement classique. Les différences dans les histoires d’apprentissage font que les sujets ont des systèmes A-R-D différents. Le deuxième système de personnalité est le système verbo-cognitif composé de trois répertoires comportementaux : les langages réceptif, expressif et réceptif-expressif. Les répertoires langagiers ont un rôle important dans toutes les étapes de la résolution de problèmes. Parmi les aspects importants du système de personnalité se trouvent le concept de soi (l’étiquetage que le sujet fait de ses caractéristiques physiques et de ses comportements) et l’intelligence (composée de répertoires spécifiques de comportements). Le système instrumental constitue le troisième système de personnalité. Il comprend des répertoires comportementaux très variés qui vont des premières habiletés sensori-motrices (prendre un objet, marcher) et de l’attention, aux habiletés sociales » (p. 37). Cette présentation nous rappelle la différence entre les conditionnements « répondant » (à la cloche) que nous utilisons en désensibilisation (telle l’EMDR) et « opérant » qui permet de sélectionner les réponses spontanées. Voilà le comportementalisme originaire, primaire, sinon primitif, qui ne s’occupe que d’un sympôme à la fois. Avec le comportementalisme social nous abordons une démarche complexe, approchant la personnalité globale en psycho- (le système linguistique), en somato- (le système émotionnel-motivationnel) et en socio- (les répertoires instrumentaux). De thérapie courte, nous passons en durée moyenne et devons réviser notre opinion sur le comportementalisme ! Avec cette plongée dans les comportements anormaux nous retrouvons aussi le thème privilégié d’Alfred Adler et nous observons la complémentarité de ces deux approches – et non leur opposition – l’une investissant le consensus communautaire et l’autre les comportements. Et c’est la psychopathologie qui fait liaison. En passant au courant cognitiviste, nous illustrons encore plus l’évolution du comportementalisme vers la complexité puisque actuellement on allie les deux courants sous le terme de cognitivo-comportementalisme. Cette alliance scelle une complémentarité évidente puisque les pathologies-cibles se différencient : troubles du comportement et dépression.
Depuis 1960, le concept de cognition s’élargit à « l’ensemble des processus par lesquels une personne acquiert des informations sur elle-même et son environnement, et les assimile pour régler son comportement » (Ionescu p. 53). Une première étape du cognitivisme a mis l’accent « sur les troubles ou distorsions de la structure cognitive et s’intéressent surtout à « l’entrée » informationnelle (l’input). C’est le cas de ce qu’on appelle les deux précurseurs des théories cognitives actuelles : la théorie des « construits personnels » de Kelly (1955) et le cadre théorique sous-jacent à la thérapie relationnelle émotive de Ellis (1962). Dans ce même groupe figure la théorie cognitive de la dépression de Aaron Beck (1967, 1976) » (o.c. p. 53) « Un deuxième regroupement réunit les théories qui s’intéressent surtout aux stratégies comportementales inefficaces et, par conséquent, à « la sortie » comportementale (l’output). Parmi celles-ci, la plus connue est la théorie de la dépression en tant qu’impuissance acquise, élaborée par Martin Seligman (1974, 1975) et, à présent, dénommée la théorie du désespoir d’Abramson, Seligman et Teasdale (1978) ». (…) « La démarche conceptuelle dominante en psychologie et psychopathologie cognitiviste est, actuellement, le paradigme du traitement de l’information. Conformément à ce paradigme, le fonctionnement humain peut être conceptualisé et compris en termes de : « comment l’information provenant de l’environnement et l’information interne sont traitées et utilisées » (Ingram&Kendall, 1986). Le sujet est ainsi conçu comme un système de traitement de l’information » (p. 54).
Aaron Beck a proposé la première théorie de la dépression qui jette les bases cognitivistes et fait toujours recette même si des chercheurs pensent « qu’il n’est pas possible d’évaluer la validité des théories cognitivistes de la dépression sur la base des études réalisées jusqu’à présent. Selon ces auteurs, les stratégies de recherche utilisées ne permettent pas de tester de manière adéquate les postulats de base des deux théories mentionnées, n’évaluent pas tous les types de relations causales que ces théories impliquent et, enfin, ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité des troubles dépressifs (il n’y a pas une dépression, mais des dépressions) » (p. 54-55). Pour les cognitivo-comportementalistes, la validation des théories et l’excellence de la pratique testée par des statistiques sont primordiales. Si ce n’est pas le cas, ils le disent et essayent de corriger ou d’améliorer. C’est ainsi que le recours à la méditation est venu pallier aux rechutes dépressives, point encore faible du système. La dépression, névrotique surtout, est une réaction à des causes ; il y a une étiologie. Voici d’abord la systématisation de ces causes. La cause nécessaire ne provoque pas nécessairement les symptômes ; sans symptôme, il n’y a pas de cause suffisante ; la cause contributive n’est ni nécessaire ni suffisante. Certaines causes peuvent agir (…) près du moment d’apparition des symptômes (causes proximales) tandis que d’autres peuvent agir à l’autre bout de la chaîne, à distance du point d’apparition des symptômes (causes distales) » (p. 55).
« Cette théorie peut être schématisée sous la forme d’une chaîne causale séquentielle qui va des causes contributives distales, aux causes contributives proximales et conduit à la cause suffisante proximale de la dépression. Dans la théorie de Beck, les causes contributives distales sont la diathèse cognitive et le stress produit par les événements de vie négatifs. Selon Beck (1967), il y a une diathèse (une disposition) qui fait que certaines personnes ont tendance plus que d’autres à des distorsions cognitives négatives sur soi, sur le monde et l’avenir. Dans la théorie de Beck, la diathèse cognitive est constituée de ce qu’il appelle un schéma, (…) une représentation organisée des connaissances antérieures qui oriente le traitement de l’information actuelle. Le schéma est constitué à partir d’informations recueillies au cours d’expériences passées. Stocké dans la mémoire à long terme, le schéma fonctionne de manière automatique. Le schéma dépressogène a un contenu négatif qui fait référence à des notions comme la perte, l’échec, l’inadéquation, etc… Il sélectionne, filtre et interprète l’information, en donnant un sens dépressif aux événements que vit le sujet. Activé par le stress causé par les événements de vie négatifs, le schéma dépressogène conduit à des distorsions cognitives de l’information qui reçoit le sujet. Les distorsions cognitives (causes contributives proximales) sont considérées comme des produits relativement automatiques du traitement de l’information. Beck soutient que les personnes prédisposées à la dépression font des inférences irréalistes, extrêmes et illogiques quant à eux et à leurs environnements. Les distorsions cognitives comportent les types suivants d’erreurs logiques : La triade cognitive négative constituerait la cause suffisante proximale dans la théorie de Beck. Cette triade implique un point de vue négatif (ou une opinion négative) sur soi-même, des jugements pessimistes sur le monde extérieur et un point de vue négatif quant à l’avenir, notamment en s’attendant à ce que les difficultés présentes persistent. La présence de la triade cognitive négative s’accompagne de l’apparition des symptômes de la dépression qui sont : Nous devons à Ionescu ce résumé parfait de la théorie de Beck que Jean Cottraux a importée en France. Permettons-nous de transcrire en termes simples : Nous n’évoquons pas ici toutes les recherches faites par les cognitivistes por accréditer un inconscient… cognitif qui serait plutôt du côté du subconscient janétien et du préconscient freudien. Le rapprochement avec la démarche analytique ne s’arrête pas là puisque les causes « distales » d’ici ne sont que les événements de l’enfance de là-bas (psychanalytiques). Quant à des concepts aussi complexes que culpabilité, auto-reproche ou vision négative ils ne dépareilleraient pas sur un divan, ou sur le matelas somatanalytique. Courte d’un côté (6 mois) et longue de l’autre (6 ans), les durées de la cure se modifient pour se retrouver en séquence moyenne (1 à 2 ans) !
Ma thèse de doctorat en sociologie/ethnologie est construite sur la méthode structuraliste de Claude Lévi-Strauss : Bisexualité, inceste et prohibition de l’inceste, analyse structurale et psychanalyse du mythe dogon. Il ne faut donc pas s’étonner que je salue de tout cœur le chapitre que Serban Ionescu consacre à la psychopathologie structuraliste. La suite de mon ouvrage montrera amplement que l’approche structuraliste m’est fermement chevillée au corps. Et pourtant on n’en parle pas beaucoup de ce courant structuraliste à propos de notre thème. Nous devons donc évoquer rapidement ce que c’est que le structuralisme, citer les psychiatres et psychothérapeutes qui l’utilisent et donner un exemple fort instructif emprunté à Jean Bergeret. « Piaget (1970) note deux aspects communs à tous les structuralismes : ‘d’une part, un idéal ou des espoirs d’intelligibilité intrinsèque, fondés sur le postulat qu’une structure se suffit à elle-même et ne requiert pas, pour être saisie, le recours à toutes sortes d’éléments étrangers à sa nature ; d’autre part, des réalisations, dans la mesure où l’on est parvenu à atteindre effectivement certaines structures et où leur utilisation met en évidence quelques caractères généraux et apparemment nécessaires qu’elles présentent malgré leur variété.’ » (Ionescu p. 193). Reprenons : « une structure se suffit à elle-même ». Exemple : depuis 2500 ans, comme le montre notre historique, quatre structures pathologiques s’imposent d’elles-mêmes, mania, paranoïa, phrénitis, melancolia. Elles ont des « caractères généraux malgré leur variété » : phrénitis, démence précoce, schizophrénie, psychose délirante ne sont que des dénominations variées de (presque) la même chose. Il découle de cette structure des caractéristiques fondamentales : « ‘En un mot, une structure comprend ainsi les trois caractères de totalité, de transformations et d’autoréglage.’ Piaget rajoute que la découverte d’une structure doit pouvoir donner lieu à une formalisation » (p. 193). Ceux qui auront lu le chapitre sur la Gestalt-thérapie dans le tome I retrouveront ici l’illustration de la structure : la Gestalt est un ensemble qui se transforme en mettant en avant-plan l’un de ses éléments en équilibre avec l’arrière-plan. Ces caractéristiques se formalisent dans le cercle de la Gestalt. C’est Wilhelm Wundt qui a fondé l’école structuraliste de psychologie. La psychologie de la Gestalt a apporté une part appréciable à l’édifice comme nous venons de le voir. « Les débuts de l’approche structuraliste en psychologie sont aussi liés aux travaux de l’école connue sous le nom de « psychologie de la Gestalt » (Koffka, 1935 ; Köhler, 1947), du mot allemand qui signifie « forme », « organisation » ou « configuration ». La « forme » correspond à la manière dont les parties sont arrangées dans le tout. La valeur de chaque élément est déterminée par sa participation à l’ensemble ; une fois intégré, il n’existe plus que par le rôle qu’il joue » (p. 194). Beck, que nous avons tout juste évoqué, « a centré son intérêt sur la structure de la dépression et, plus particulièrement, sur la relation entre cognition et affect. Les cognitions (pensées et images visuelles) du patient sont basées sur des structures cognitives (schémas), c’est-à-dire des patterns de tri, de différenciation et de codage des stimuli » (p. 195).
« Le thème des structures psychopathologiques sera illustré à partir des travaux de Bergeret, professeur à l’université de Lyon II, sur les structures psychotiques, névrotiques et sur les organisations états-limites » (p. 196). Selon Bergeret, « la structure psychique s’organise, se « cristallise » progressivement au cours du développement post-natal. Le résultat en serait une structure stable, d’un type ou d’un autre. La stabilité implique l’impossibilité de passer d’une structure psychopathologique à une autre, à partir du moment où la structure en question s’est constituée » (p. 196). « Il y a deux grandes structures de base : psychotique et névrotique. La lignée structurelle psychotique a comme point de départ des frustrations très précoces, tirant leur origine essentiellement du pôle maternel. Chronologiquement, la structuration psychotique se passe au cours de la phase orale ou pendant la première partie de la phase anale (de réjection). Un Moi qui a subi de sérieuses fixations ou qui a régressé ultérieurement à ce niveau, se préorganise selon la lignée structurelle psychotique. Une ligne de partage (divided line), décrite pas Abraham, sépare les fixations et régressions psychotiques des fixations et régressions névrotiques. Elle se situe entre le premier sous-stade anal (de réjection) et le second sous-stade anal (de rétention). Exceptionnellement, à l’adolescence, un sujet peut quitter la lignée psychotique préstructurée et dévier vers une lignée de structuration définitive de type névrotique » (p. 197). Les structures schizophrénique, paranoïaque et maniaco-dépressive s’installent en amont de la ligne de partage. Les structures obsessionnelle puis hystérique se constituent après la divided line. Quant au borderline, il « se plante » sur la ligne. « Dans le cas des états-limites, le Moi dépasse la période où aurait pu se produire une préorganisation de type psychotique, c’est-à-dire la période allant jusqu’à la ligne de démarcation entre le premier et le second sous-stade anal. Le Moi poursuit son chemin vers l’Œdipe et, le plus souvent, au moment du début de l’Œdipe, se produit ce que Bergeret appelle le « traumatisme psychique précoce » : l’enfant rentre trop brutalement, trop précocement, trop massivement, dans une situation œdipienne » (p. 197). La reconnaissance de ces trois grandes familles de pathologie mentale comme structures, permet à Bergeret de les caractériser selon cinq critères empruntés à la métapsychologie freudienne. « Dans un effort de synthèse, Bergeret compare les structures névrotiques, les structures psychotiques et les organisations limites en fonction des cinq critères suivants : (1) l’instance dominante ; (2) la nature du conflit sous-jacent ; (3) la relation d’objet ; (4) la nature de l’angoisse ; (5) les principales défenses utilisées. L’instance dominante dans les structures psychotiques est le Ça, qui se trouve en conflit avec la réalité. La relation d’objet est plus ou moins fusionnelle à la mère, selon les variétés de psychoses. Le sujet à structure psychotique présente une angoisse profonde, centrée sur le morcellement, la destruction, la mort par éclatement. L’angoisse de morcellement est une angoisse sinistre, de désespoir et de repli. Les principaux mécanismes de défense psychotiques sont le clivage du Moi (intérieur au Moi) et le déni de la réalité. Dans le cas des structures névrotiques, l’instance dominante est le Surmoi qui se trouve en conflit avec le Ça. La relation d’objet est génitale et l’angoisse est de castration. Il s’agit là d’une angoisse de faute, dirigée vers un futur anticipé sur un mode érotisé. La principale défense utilisée est le refoulement. Dans les organisations limites, l’Idéal du Moi constitue le véritable pôle autour duquel s’organise la personnalité. Le conflit spécifique à ces organisations oppose l’Idéal du Moi au Ça et à la réalité. La relation d’objet est anaclitique (étymologiquement « se replier sur », « incliner vers », « se coucher contre »). Le sujet organisation limite doit s’appuyer sur son interlocuteur, sur son partenaire indispensable. Il s’agit d’une relation de grande dépendance, vécue et jouée à deux. L’anaclitique est en attente passive et quémande des satisfactions positives de la part de son partenaire et, en même temps, procède à des manipulations agressives, évidentes ou non, de ce partenaire. L’angoisse particulière à l’organisation limite est l’angoisse de perte d’objet, l’angoisse de dépression. Elle survient dès que le sujet imagine que son objet anaclitique risque de lui faire défaut, de lui échapper. Parmi les mécanismes de défense, l’organisation limite doit recourir principalement au clivage de l’objet et à la forclusion » (p. 198). J’évoquais la métapsychologie freudienne pour cette caractérisation des trois structures principales. Mais on peut tout aussi bien y reconnaître les descriptions athéoriques des DSM et CIM. Pour notre part, nous devons souligner la temporalité, la succession de l’apparition de chacune de ces structures, leur ontogénèse en d’autres mots : Le modèle ontopathologique esquissé à partir de la polarité fonction-structure, force-tension se complète du vecteur ontogénétique comme suit avec les étapes de vie propres au paradigme holanthropique.
A ne pas confondre avec le courant phénoménologique ni avec la Daseinsanalyse de Binswanger ! Il s’agit d’abord d’une démarche psychothérapeutique qui débouche peu à peu sur des conceptions psychopathologiques. Les inspirateurs en sont Kierkegaard, Sartre et Heidegger, Tillich, Buber. L’animateur principal en est Rollo May qui enrôle tout autant Victor Frankl et sa logothérapie ainsi que Ronald Laing (voir l’antipsychiatrie). « Une période de sept ans vécus dans un camp de concentration, amène Victor Frankl à l’existentialisme et de là, à la création d’une nouvelle forme de psychothérapie existentialiste, dénommée logothérapie, qui est destinée à aider les hommes à trouver un sens à leur vie. Frankl explique le développement de sa méthode en indiquant qu’un nombre croissant de personnes viennent, pour être aidées, chez les psychothérapeutes, sans présenter de symptômes, mais avec des sentiments d’ennui, parce qu’ils en « ont marre » et parce que leur vie manque de sens. Il n’est donc pas étonnant que la volonté et la prise de décision soient des ingrédients importants de la logothérapie. (…) « Dans son ouvrage La politique de l’expérience, Laing (1967) considère que nous nous trouvons actuellement au milieu d’une période de changement d’approche aussi radicale que celle d’il y a trois siècles, lorsque se produisit le passage de la démonologie à une approche clinique. Actuellement, cette dernière cèderait sa place à une approche qui est, en même temps, existentialiste et sociale. A ce stade, la schizophrénie (ou l’expérience et les comportements qui sont étiquetés comme schizophrénie) constituerait, en fait, ce que Laing appelle la stratégie spéciale qu’une personne invente afin de vivre une situation invivable… La seule modalité nous permettant de comprendre et de nous occuper des êtres humains est, selon Laing, celle de clarifier la nature de l’être humain, c’est-à-dire l’ontologie ; toute théorie non fondée sur la nature de l’être humain est un mensonge et une trahison de l’homme » (Ionescu p. 132). L’existentialisme affronte les vécus fondamentaux, ontologiques, de l’être, à savoir la volonté, l’angoisse et la mort.
« L’existence de l’homme consiste, en dernière analyse, en sa liberté. A ce sujet, May (1972b) cite Tillich qui a exprimé de manière très percutante cette idée en écrivant que « l’homme ne devient vraiment humain qu’au moment de la décision ». « May (1972b) croit que le noyau central de la « névrose » de l’homme moderne est « la destruction de son expérience de lui-même, en tant qu’être responsable, ainsi que l’usure de sa volonté et de sa décision ». Plus grave encore, l’individu moderne aurait très souvent la conviction que même s’il faisait réellement appel à sa volonté, ses efforts ne changeraient rien » (p. 133). Par ailleurs, Rollo May nous propose une polarité désir-volonté que nous pouvons associer à l’axe force-tension et à notre vecteur processus-structure. « Pour May (1972b), le désir et la volonté peuvent être considérés comme « des bi-pôles ayant une action opposée ». la volonté requiert la conscience de soi, le désir, non ; la volonté implique une possibilité de liberté de choix, le désir ne l’implique pas. Le désir donne la chaleur, le contenu, le jeu et l’enjouement de l’enfance, la satisfaction, la fraîcheur, la coloration et la richesse à la volonté. La volonté donne au désir l’orientation, la liberté et la maturité » (p. 140).
L’angoisse existentialiste est moins la crainte d’un danger précis que le vif sentiment d’avoir été jeté là sans l’avoir voulu, contraint à des options dont on n’aperçoit pas toutes les conséquences et qu’on ne saurait justifier (Foulquié, 1968). Sartre ne fait pas à l’anxiété et au désespoir la place qu’ils occupent dans la vie et l’œuvre de Kierkegaard ou même de Gabriel Marcel. Pour Sartre, l’angoisse résulte du sentiment de la portée de nos options. En effet, l’individu choisit ses propres normes sans avoir pu auparavant juger de leur valeur. Il s’agit, par conséquent, chez Sartre, d’une angoisse du choix » (p. 134).
Vers la trentaine, Rollo May est atteint de tuberculose et passe deux ans alité au sanatorium de Saranac. Comme ceci se passait avant la découverte du traitement de la tuberculose, les malades ne savaient pas s’ils allaient survivre et côtoyaient de près la mort. Pendant ces années, May lut les deux principaux ouvrages sur l’anxiété qui existaient à l’époque : Le problème de l’angoisse de Freud et Le concept de la crainte de Kierkegaard. En lisant ce dernier, il ressent que Kierkegaard parlait exactement de ce qu’il était en train d’éprouver. Pour Kierkegaard, l’anxiété est la lutte d’une personne vivante contre le non-être. La terreur, dans l’expérience de l’anxiété, vient non pas de l’angoisse de la mort en tant que telle, mais de son conflit ambivalent en relation avec la menace, c’est-à-dire le fait que l’on soit tenté de céder à la menace. Comme le dit Kierkegaard, ce n’est pas la mort en tant que telle qui nous effraie, mais le fait que chacun de nous possède en lui des tendances dans les deux camps adverses. « L’angoisse est un désir que l’on redoute » écrit-il. Ainsi, comme un « pouvoir étranger, elle se saisit d’un individu, et il ne peut plus s’en arracher ». En apprenant à affronter directement le problème de la mort, May découvre qu’il est devenu capable de surmonter deux des faux moyens d’aborder la mort : l’attitude nonchalante, déni complet de la terreur de la mort s’exprimant par le fait d’être exagérément gai, insouciant et frivole et l’abandon désespéré que l’on rencontre chez les individus déprimés, apathiques, sans ressort, sans aucune ressource. Lorsqu’il put regarder la mort en face, May constata un changement radical dans sa relation avec le temps. Le temps « maître » ou « camisole de force » s’était transformé en temps « cadeau » (p. 136). Plus encore que d’isoler les vécus fondamentaux pour mieux les affronter, le courant existentialiste considère le patient dans son intégralité comme être-dans-le-monde, monde écosystémique, monde des relations humaines et monde propre. A ce propos, on peut demander au patient, comme le suggère Anne Ancelin-Schützenberger : « Qui suis-je en tant qu’être au monde ? Quelle est mon identité ? D’où est-ce que je proviens ? Comment puis-je me trouver ou m’accepter ? » (p. 137-138). « Dans le cadre de l’approche existentialiste, il faut chercher avant tout à voir le patient tel qu’il est réellement, à le découvrir en tant qu’être humain, en tant qu’être-dans-le-monde, et non pas comme une simple projection de nos théories à son propos. Cette approche nous montre qu’il faut considérer la personne humaine comme un processus plutôt que comme un produit. Très concernés par la volonté et la décision humaines, les existentialistes insistent sur le fait que l’être humain peut influencer sur sa relation à son destin. L’approche existentialiste remet en question la frontière entre « normalité » et « pathologie » en nous faisant découvrir une psychopathologie de la moyenne, largement partagée par les membres de notre société qui vivent l’angoisse de l’isolement et de l’aliénation » (p. 139). Cette psychopathologie de la moyenne s’appelle ailleurs normopathie ou normose. La psychopathologie existentialiste complète et continue la démarche phénoménologique. Elle reconnecte avec le « temps », l’intentionnalité et de « sens de la vie » que Frankl met au cœur du pathos. L’appellerons-nous ontosophie ? Autres concepts fondamentaux : volonté versus désir connectés par la décision, angoisse et anxiété, et la mort, enfin. Nous rencontrons ici un quatrième critère pour le couplage méthode-pathologie : le thème existentiel. Je voulais le développer dans mon dernier livre, le voici esquissé : coupler une méthode sur l’un de ces thèmes, créer des méthodes pour ces grands thèmes, au-delà des couplages usuel, formel et fonctionnel.
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