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Table des matières

Chapitre 1 : Naissance et développements de la psychopathologie

  • La folie dans le monde antique (Ve siècle avant J-C – Ve siècle après J-C)

  • Il n’y a pas de psychiatre dans l’Antiquité. Pourtant on y parle de quatre pathologies bien connues : mania, paranoïa, melancholia, phrénitis (cette dernière préfigurant les psychoses, délirantes en particulier).

    La maladie résulte d’un déséquilibre des quatre humeurs :

    • sang, phlegme, bile jaune, bile noire ou atrabile.

    Elles sont en correspondance avec les quatre éléments :

    • feu, terre, eau, air,

    et quatre qualités :

    chaleur, sécheresse, humidité, froid.

    Cette correspondance connecte fondamentalement l’homme à la nature et au monde. Les écoles se constituent selon la méthode et les philosophies :

    • dogmatique, empirique, éclectique,

    • épicurienne (école méthodiste) et stoïcienne (école pneumatiste).

    • Galien (IIe siècle ap. J-C) fait correspondre aux quatre humeurs autant de tempéraments :

    • sanguin, phlegmatique, colérique, mélancolique. 

    Il n’y a pas de séparation entre l’esprit et le corps, l’âme et l’organisme. Le traitement se base donc sur le régime alimentaire et le mode de vie mais aussi sur l’attitude éducative. Enfin la connaissance de soi passe par les autres ainsi que par la philosophie et la tragédie antique, car la maladie est un drame. On se rappellera que Freud y a trouvé le scénario du complexe d’Oedipe, qu’Héraclès a massacré sa femme et ses trois fils dans un véritable accès de folie et que les femmes ne sont pas en reste avec Médée qui incarne le triomphe de la passion mauvaise sur la raison. 

    Que retenir de ces dix siècles antiques ? L’être humain est une unité psycho-somatique connectée à la nature et à la culture, à l’univers et aux autres. Il est complexe, même s’il est limité à quatre humeurs, et la santé se construit sur le bon équilibre entre ces dernières. Il y a la personnalité et l’éclosion de maladies plus ou moins ponctuelles.

     

    • Emprise diabolique et intériorité du mal

    •  Encore mille ans, du Ve au XVe siècle pour ce Moyen Age si mal connu, traité d’obscurantiste du moins en Occident alors que la civilisation arabo-musulmane est à son apogée. A Bagdad, Razès, le Galien des Arabes, écrit : « L’alimentation du malade, son traitement, son soulagement, sa joie et son penchant à suivre ses désirs augmentent sa force. » (Pewzner. p.30)

      En Occident, on amalgame, pêle-mêle, la folie, la femme, le diable, le péché et la possession qui est volontaire. Pourtant, on valorisait aussi la folie « sous les traits du fou de cour, du fou d’amour, du fou de Dieu » (o.c. p. 35). Mais ce dernier risque néanmoins de succomber, à force de solitude et d’ascèse, à l’acedia, un état dépressif voire mélancolique.

      Hippocrate prônait les causes naturelles pour toutes les maladies ; le Moyen Age chrétien invoque le surnaturel. Les « fous sont victimes de l’exclusion, confondus avec les mendiants, vagabonds, hérétiques et infidèles » (o.c. p. 39). « Les Grecs en appelaient aux dieux… les chrétiens en appellent au diable » (o.c. p. 40).

      « La folie est associée à la sorcellerie, à la possession et au péché… La possession implique la participation volontaire de celui qui devient ainsi le suppôt de Satan… La sorcière – une femme – possède un savoir mystérieux et maléfique où la chair et la sexualité sont à l’origine du mal et du péché » (o.c. p. 39-41).

      A quelques foulées de dromadaire de là, Ishaq Ibn Imran parle bien différemment de la mélancolie : « C’est une maladie qui atteint le corps et dont les symptômes et les méfaits apparaissent dans l’âme. La forme hypocondriaque a pour origine l’orifice de l’estomac ; les autres formes prennent naissance dans le cerveau lui-même. Ses symptômes psychiques sont l’angoisse et la tristesse, qui sont les pires accidents de l’âme. La tristesse est l’état de l’individu qui a perdu un objet cher, quel qu’il soit ; l’angoisse est l’état de celui qui craint un malheur, quel qu’il soit » (p. 31-32). Car les Arabes développent les enseignements d’Hippocrate et de Galien. Ils « ont en effet décrit trois sens internes ou facultés mentales : l’imagination, située dans la « proue » du cerveau, la mémoire dans la « poupe », la raison dans la partie médiane. L’exercice normal et harmonieux des sens internes permet de faire la synthèse de la diversité du donné » (p.32).

      Ces dix siècles de lumière et d’obscurité nous permettent d’appréhender l’importance des contextes culturels et religieux pour la définition de la folie et le traitement des fous. Le passage des humeurs aux sens internes est remarquable : imagination, mémoire et raison.

       

      • Le fou, le médecin et le théologien

      •  La Renaissance (de 1453, chute de Constantinople à 1610, mort de Henri IV), n’apportera que peu de progrès à la psychopathologie et au sort des fous. Certes, elle a suscité  L’Eloge de la folie  d’Erasme et le Narrenschiff du strasbourgeois Sébastien Brandt. Erasme « a célébré la plénitude qu’éprouve le « fou chrétien » qui parvient au contact des vérités éternelles. Mais dans ce même ouvrage, Erasme soulignait aussi la vertu démasquante de la folie, sa fonction démystifiante ; aimant à cultiver le paradoxe, il affirmait que le vrai sage était en réalité celui qui passait pour fou » (p. 56).

        Reprenant l’idée de Brandt, un promoteur a «décidé d’ajouter à la Nef des Fous une petite Nef des Folles, de dimension réduite, certes, mais d’une capacité immense (…) puisqu’il faut y embarquer pour ainsi dire toute la folie humaine. Dans un navire se trouve Eve, l’auteur du péché originel, et chacun des cinq autres navires représente l’un des sens et la folie à laquelle les sens nous entraînent. On ne saurait mieux illustrer les liens entre la folie, la femme et le mal… » (p. 51).

        La Renaissance a aussi brûlé des milliers de sorcières et maints médecins qui voulaient affranchir la folie de la religion, même si elle n’a pas pu empêcher le schisme de Luther avec ses aspects psychologiques : la personnalisation de la relation entre l’homme et Dieu et la promotion de l’individu.

        Malgré tout, le fou n’est pas exclu, il est marginalisé. Le droit pénal commence à le protéger : « la frénésie excuse péremptoirement « quelque meurtre et méchanceté que face le furieux ». (p. 61).

        Le droit civil développe la « curatelle » pour protéger l’insensé contre lui-même. En 1409 fut fondé un hospice pour les fous en Espagne, inspiré par le modèle islamique. On pouvait aussi les enfermer ou les cacher dans la famille.

        Certaines pathologies étaient toujours encore attribuées à une origine surnaturelle ; d’autres, à une pierre de la folie qu’il fallait extraire du crâne comme le montrent des tableaux de Bosch et Breughel. Mais c’est la mélancolie qui représente le plus la folie, dont la noirceur est commune avec celle du diable. « Pendant un siècle et plus, Satan va capturer les intelligences, harceler les volontés, obnubiler les esprits » (p. 65). Hildegarde de Bingen établit un lien entre le péché originel et la mélancolie, et la femme… toujours encore. Même Rabelais était antiféministe.

        Que conclure de cette Renaissance ? Les mentalités et attitudes face à la folie évoluent, si ce n’est la psychopathologie. L’Eglise devient ambivalente : d’un côté, elle continue à assimiler folie, femme, sorcière, diable et en… brûle, d’un autre côté elle ouvre des hospices pour les fous. La société civile commence à excuser et à protéger. Des médecins s’élèvent contre les assimilations au surnaturel et se font même entendre comme Jean Wier et Reginald Scot

         

        • Le triomphe de la raison et lÂ’exil de la folie à lÂ’Age classique

        •  «Au XVIIe siècle, le culte de la raison, la maîtrise de la nature, la centralisation du pouvoir poussée jusqu’à l’absolutisme, sont allés de pair, tissant entre eux des liens significatifs. La défense de l’ordre s’est traduite par un désaveu des expressions outrées de l’imagination et de la fantaisie». La folie fut prise elle aussi, mais indirectement, dans le grand mouvement de mise en ordre (p.73).

          La France créa l’Hôpital Général, l’Allemagne, les Zuchthaüser, l’Angleterre les Houses of Correction pour y rassembler « les pauvres, les errants, les enfants, les vieillards et les fous. Laïcisation de la charité, condamnation de la mendicité et moralisation de la folie semblent aller de pair » (p. 76-78). C’est le passage de l’assistance à l’enfermement.

          L’ordre s’invite aussi dans le rationalisme de la pensée scientifique. En 1637 René Descartes publie le Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. Il nous lègue la séparation de l’âme et du corps. La médecine connaît le même essor scientifique avec une « iatrophysique » et une « iatrochimie ». Harvey découvre la circulation sanguine. C’est la véritable naissance de la psychopathologie avec deux maladies emblématiques : l’hystérie et la mélancolie.

           

          • L’hystérie

          •  Associé à l’utérus, cette maladie remonte sans doute à l’Antiquité égyptienne et se base sur les migrations de l’utérus vers le haut du corps. Pour attirer cet organe vers le bas, on applique des odeurs agréables sur la vulve. Mais pour Hippocrate et Galien, mieux vaut le maintien ou la reprise de relations sexuelles.

            Thomas Sydenham, l’ « Hippocrate anglais », fait une approche véritablement clinique de l’hystérie. «‘Cette maladie est un protée qui prend une infinité de formes différentes : c’est un caméléon qui varie sans fin ses couleurs… Ses symptômes ne sont pas seulement en très grand nombre et variés, ils ont encore cela de particulier entre toutes les maladies, qu’ils ne suivent aucune règle, ni aucun type uniforme, et ne sont qu’un assemblage confus et irrégulier : de là vient qu’il est difficile de donner l’histoire de l’affection hystérique.’ Magnifique description  du caractère changeant, trompeur, labile, de l’hystérie. L’abandon par Sydenham de la théorie utérine pour l’origine cérébrale de l’affection lui permit de rapprocher hystérie et hypocondrie ; la référence à une étiologie cérébrale autorisait à envisager ces deux affections comme une même maladie s’exprimant sous ses deux aspects quelque peu différents : l’hypocondrie était à l’homme ce que l’hystérie était à la femme. (…) ‘J’ai toujours grand soin de leur demander si le mal dont elles se plaignent ne les attaque pas principalement lorsqu’elles ont du chagrin ou que leur esprit est troublé par quelque passion.’» (Sydenham in o.c. p. 86)

            Le savant médecin anglais associe à la maladie traits de personnalité caractéristiques et faiblesse du tempérament. D’autres évoquent l’origine cérébrale, l’atteinte du cerveau et des nerfs. L’homme peut donc aussi être hystérique.


            Voici une autre étude clinique due à Thomas Willis : « Des mouvements dans le bas-ventre (…), des efforts de vomissements, la distension des hypocondres, des éructations et des borborygmes, la respiration inégale et gênée, la chaleur dans la gorge, le vertige, la convulsion et la rotation des yeux, des rires et des pleurs immodérés, des paroles absurdes, quelquefois l’aphonie et l’akinésie, le pouls nul ou faible, des mouvements convulsifs dans la face et les membres et quelquefois dans tout le corps, quoique les convulsions générales soient rares et ne surviennent que dans les cas graves.’ » (Willis in o.c. p. 88).

             

            • La mélancolie

            •   Robert Benton publie L’Anatomie de la mélancolie en 1621. Il a « privilégié le caractère d’exception des sujets mélancoliques, retrouvant à la thèse développée, immortalisée peut-être, par le célèbre Problème XXX, que la tradition attribue à Aristote. Faut-il le rappeler, « l’homme de génie et la mélancolie » est le thème dont traite le Problème XXX, qui débute ainsi : ‘Pour quelle raison tous ceux qui ont été des hommes d’exception, en ce qui regarde la philosophie, la science de l’Etat, la poésie ou les arts, sont-ils manifestement mélancoliques, et certains au point même d’être saisis par des maux dont la bile noire est l’origine ?’ (…) Burton a fait une revue soigneuse – quasiment exhaustive – des causes que l’on peut invoquer à l’origine de la mélancolie ; causes organiques, causes morales ou psychologiques : le rôle de la solitude, de l’oisiveté, est souligné. Mais ce livre étonnant parle aussi de jalousie, d’agressivité, de rivalité, de la lutte douloureuse, à l’intérieur de l’individu, de sentiments contradictoires ? L’amour, enfin, est parfois empreint d’une force si tyrannique qu’il peut aussi conduire à la mélancolie » (p. 89).

              Jacques Ferraud fait paraître, en 1612, De la maladie d’amour ou mélancolie érotique. Voici ce qu’il observe : « l’Amour est le principe et l’origine de toutes nos affections, et l’abrégé de toutes les passions de l’âme : car désirant jouir de ce qui plaît, soit-il beau réellement ou en apparence, nous l’appelons convoitise ou concupiscence : n’en pouvant jouir c’est douleur et désespoir, jouissant de la chose désirée, Amour pend le titre de plaisir et volupté : le croyant pouvoir obtenir c’est espoir, et le croyant perdre de tout, ou en partie, c’est jalousie » (p.90).

              On connaissait déjà le caractère saisonnier de la mélancolie. Le XVIIe siècle évoque le lien possible avec la manie et l’idée d’une maladie unique. Mais la proximité de l’hystérie et de la mélancolie avec la sexualité ne lève pas une dernière ambiguïté.

              « Si le point de vue médical, fidèle à la tradition galénique, tend à voir dans l’abstinence sexuelle l’origine de nombreux troubles, un autre point de vue fait autorité, issu lui aussi d’une longue tradition mais située aux antipodes, celle qui depuis trois siècles au moins associe la sexualité – surtout féminine – au mal, au péché, la rendant justiciable à ce titre de poursuites acharnées, de torture, de mort violente » (p. 92).


              L’âge classique met donc l’ordre aux commandes du politique et la science au gouvernail de la médecine. Une véritable « clinique » s’impose enfin avec les descriptions très modernes de l’hystérie et de la mélancolie. Mais l’existentiel, pour ne pas dire le psychologique, s’invite tout autant à la réflexion : génie et mélancolie sont associés, tout comme amour, sexe et hystérie. Mais la persistance des épidémies de sorcellerie dans les couvents et les condamnations à mort (de confesseurs) ne permet pas encore d’aller au-delà de ces pures observations cliniques.

               

            • De la philosophie des Lumières à lÂ’appropriation médicale de la folie

            • Le XVIIIe siècle met à la barre « une entière confiance dans la raison humaine par une foi sans limites dans le progrès… La capacité de maîtriser la nature était censée contribuer à l’avènement du bonheur ici et maintenant… Avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la liberté humaine est un droit attaché à la personne : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ».

              La médecine se laïcise. « S’il ose encore être incroyant, le médecin du XVIIIe siècle est volontiers sceptique… Une chose est remarquable… la référence à l’observation, la suprématie accordée aux faits ».

              Le mot de « psychiatre » est proposé vers 1808. Cette nouvelle branche de la médecine est mise en œuvre par Pinel. Mais deux autres médecins émergent auparavant : Cullen et Mesmer. William Cullen, médecin écossais, crée le terme de névrose. Cette classe des névroses est très large, débordant sur de l’organique et de l’infectieux, mais elle comprend les principales maladies dites actuellement mentales : adynamie, hypocondrie, chlorose, affections spasmodiques, hystérie, mélancolie et manie, comas ou perte du mouvement volontaire. Voilà de la bonne médecine classique et rationnelle. A la même époque, professait Mesmer et « l’on peut faire remonter la psychiatrie dynamique moderne au magnétisme animal ». C’est l’avis de Henri F. Ellenberger, avis partagé par Evelyne Pewzner dont nous nous inspirons fidèlement jusqu’à présent.

               

              • Mystère de la guérison, scandale de l’imagination : l’aventure du magnétisme animal

              •   Mais c’est à Ellenberger et à sa monumentale Histoire de la découverte de l’inconscient que nous emprunterons la présentation de Mesmer. Avec ce dernier, nous entrons dans une toute nouvelle démarche scientifique, qui ne découle pas de l’observation des malades eux-mêmes mais de l’expérience d’une pratique nouvelle sur qui veut bien s’y soumettre. Plus que de pratique, il s’agit du pouvoir personnel du médecin lui-même.

                Après des études de théologie et de philosophie, Mesmer apprend la médecine et prend le risque d’un sujet de thèse étonnant : De l’influence des planètes. Il épouse une riche veuve aristocrate viennoise, et se trouve à l’abri du besoin ainsi qu’en contact avec la bonne société. « Au cours des années 1773 et 1774, Mesmer soigna dans sa propre maison une malade de 27 ans, Fraülein Oesterlin, qui ne présentait pas moins de quinze symptômes d’apparence grave. Il nota la périodicité quasi astronomique de ses crises et fut bientôt capable de les prédire. Il chercha alors alors à en modifier le cours. Il venait d’apprendre que les médecins anglais utilisaient des aimants pour traiter certaines maladies, et il eut l’idée de provoquer une « espèce de marée artificielle » chez sa malade. Après lui avoir fait avaler une mixture contenant du fer, il fixa sur son corps trois aimants spécialement conçus à cet effet : un sur l’estomac et deux autres à chacune de ses jambes. La malade sentit bientôt d’étranges courants, comme un fluide mystérieux, traverser son corps de haut en bas, et ses maux disparurent pour plusieurs heures. (…)

                Il comprit que les effets constatés chez sa malade ne pouvaient être dus aux seuls aimants, mais qu’ils devaient provenir d’ « un agent essentiellement différent », c’est-à-dire que ces courants magnétiques qui traversaient le corps de la malade étaient issus d’un fluide accumulé dans son propre corps à lui, fluide qu’il appela « magnétisme animal ». (…) Mesmer avait 40 ans lors de cette découverte. Il devait consacrer le reste de sa vie à la développer et à la présenter au monde » (Ellenberger p. 89).

                Mais un autre cas, celui de Mlle Paradis, allait ruiner sa carrière viennoise et… son couple. Cette musicienne aveugle de 18 ans affirmait retrouver la vue, mais en présence de son magnétiseur seulement. Elle développa aussi un attachement très vif vis-à-vis de lui. Puis tout cela s’avéra pur… transfert. La cécité devint définitive et Mesmer quitta Vienne pour Paris, en 1778, où il eut rapidement un énorme succès. Il s’installa Place Vendôme, abandonne les aimants et reçoit tellement de patients qu’il doit inventer un traitement collectif autour d’un « baquet ». Un médecin anglais décrit cette séance.

                « Toute cette mise en scène était destinée à renforcer les influences magnétiques. De grands miroirs réfléchissant le fluide qui était transmis par des sons musicaux émanant d’instruments magnétisés. Mesmer lui-même jouait parfois sur son harmonica de verre, instrument dont bien des personnes disaient qu’il ébranlait les nerfs. Les malades étaient assis en silence. Au bout d’un moment, certains commençaient à éprouver des sensations physiques étranges. Quant à ceux qui étaient saisis de crises, ils étaient traités par Mesmer et ses assistants dans la « chambre des crises». Parfois, une vague de crises se propageait d’un malade à l’autre. Mesmer utilisait aussi un procédé encore plus extraordinaire, l’arbre magnétisé, sorte de traitement collectif de plein air pour les pauvres » (p. 93).

                Mesmer avait à cœur de fonder sa pratique scientifiquement et de la faire connaître. Il évoque Newton et la gravitation universelle, il invoque l’électricité qu’on découvre à l’époque et propose un système en 27 points en 1779.

                « Le système de Mesmer (…) peut se résumer en quatre principes fondamentaux : un fluide physique subtil emplit l’univers, servant d’intermédiaire entre l’homme, la terre et les corps célestes, et aussi entre les hommes et eux-mêmes ; la maladie résulte d’une mauvaise répartition de ce fluide dans le corps humain, et la guérison revient à restaurer cet équilibre perdu ; grâce à certaines techniques, ce fluide est susceptible d’être canalisé, emmagasiné et transmis à d’autres personnes ; c’est ainsi qu’il est possible de provoquer des « crises » chez les malades et les guérir » (o.c. p. 94-95). Et Ellenberger de commenter.

                « Pour Mesmer, la crise était la preuve, artificiellement provoquée, de la maladie, en même temps qu’elle fournissait le moyen de la guérir. Les crises, disait-il, sont spécifiques de la maladie : un asthmatique aura une crise d’asthme, un épileptique une crise d’épilepsie. A mesure que l’on provoquait ces crises chez un malade, elles devenaient de moins en moins violentes. Elles finissaient par disparaître totalement, signant ainsi la guérison  » (p. 94).

                « Le magnétiseur, déclarait Mesmer, est l’agent thérapeutique des ses guérisons : c’est en lui-même que réside son pouvoir. Pour être en mesure de guérir, il lui faut d’abord établir une relation étroite avec son malade, c’est-à-dire, en quelque sorte, « se mettre en harmonie avec lui ». Le chemin vers la guérison passe par des crises, lesquelles sont des manifestations de maladies latentes, que le magnétiseur provoque artificiellement afin de pouvoir en triompher. Il vaut mieux induire plusieurs crises, de moins en moins violentes, qu’une seule crises très grave. Dans le traitement collectif, le magnétiseur doit également garder sous sa maîtrise les réactions des patients les uns sur les autres » (p. 100).

                Ainsi ce siècle des Lumières suscite psychiatrie et névrose et promeut des droits de l’homme dont le malade mental va bientôt profiter. Mais c’est Anton Mesmer qui s’impose à nous comme le premier véritable psychothérapeute et somatothérapeute, et même sociothérapeute avec la séance du baquet. Sa prétention à fonder son art en science, sous le terme de « magnétisme animal », le discrédite. Mais la découverte de la circulation énergétique et du transfert/contre-transfert en fait notre précurseur à tous, bien avant Freud.

                 

              • Naissance dÂ’une discipline : la psychiatrie

              •  Les insensés continuent à être enfermés avec les pauvres et les condamnés dans des conditions atroces. Mais l’approche de la Révolution fait bouger les choses : « C’est aux êtres les plus faibles et les plus malheureux que la société doit la protection la plus marquée et le plus de soins » (Pewzner p.131). Daquin, médecin à l’Hôtel-Dieu de Chambéry, écrit dans la Philosophie de la folie (1791) : « On réussit infiniment mieux et plus sûrement, auprès des malades qui en sont atteints, par la patience, par beaucoup de douceur, par une prudence éclairée, par de petits soins, par des égards, par de bonnes raisons et par des propos consolants qu’on essaye de leur tenir, dans les intervalles lucides dont ils jouissent quelquefois. C’est la réunion de tous ces moyens que j’entends par philosophie » (in Pewzner p. 138-139).

                Mais c’est Pinel qui pratiquera le véritable bouleversement de l’hôpital psychiatrique et de la psychiatrie elle-même. Aidé par son surveillant, Jean-Baptiste Pussin, il transformera la Salpêtrière où il arrive en 1795 « Cinq cent cinquante femmes sont enfermées là. « Livrées à l’agacerie des curieux et au mauvais traitement des employés qui les doivent soigner et qui ne les considèrent que comme des animaux, le spectacle de contorsion, de fureur, les cris, les hurlements perpétuels ôtent tous moyens de repos à celles qui en auraient besoin. (…) Les folles sont bien plus mal que les fous ne sont à Bicêtre (…) tout y est dans un état d’abandon aussi affligeant qu’inconvenant. » (p.145). « Pinel propose une organisation méthodique de l’espace d’enfermement, une classification des différentes formes de l’aliénation plus simple que celles qui avaient été proposées jusqu’alors, un traitement qui ne se situe pas dans le registre du jugement et du châtiment. Les aliénés, loin d’être des coupables qu’il faut punir, sont des malades dont l’état pénible mérite tous les égards dus à l’humanité souffrante, et dont on doit rechercher par les moyens les plus simples à rétablir la raison égarée. Le trouble mental passe du registre de la folie à celui de l’aliénation » (p. 149). « Dans la pensée médicale de Pinel, une question paraît centrale, celle de la curabilité de la folie. Cette idée, affirmée avec force, a partie liée avec l’idée de régénération, indissociable du grand projet de libération du XVIIIe siècle. Un réseau de concepts va forger l’identité d’une spécialité nouvelle, la psychiatrie. En passant de la folie à l’aliénation, Pinel donne toute sa valeur à la question de la liberté humaine. Or l’atteinte de la raison est une entrave à la liberté. Le terme d’aliénation met en relief l’idée qu’un individu peut devenir étranger à lui-même, perdant la liberté de pensée, de jugement, d’action. L’aliénation n’est pas la déraison, elle n’implique pas la perte totale de sens, elle peut être considérée comme une maladie curable ; mais pour cela il faut lui appliquer un traitement approprié, en l’occurrence le traitement moral. Celui-ci se justifie d’une part en raison de l’origine de l’aliénation, à chercher dans les émotions et dans les passions, d’autre part parce qu’il est bien rare qu’un « aliéné » soit totalement privé de raison » (p. 151).

                Le traitement « moral » est à entendre quasiment comme « mental ». « Le moral est l’ensemble des faits psychologiques, des facultés, des inclinations et des tendances. Il est clair que c’est le sens retenu par Pinel lorsqu’il est question de traitement moral ; ce dernier s’adresse au psychisme du malade, il prétend mobiliser les forces saines de son entendement. Cette approche, que Daquin préconisait déjà, s’oppose aux thérapeutiques physiques ». Et Pewzner de compléter : « Avec le traitement moral, le rôle du médecin lui-même est devenu déterminant. Il faut apaiser, consoler le malade ; conseils et exhortations sont de mise ; il importe par tous les moyens de faire appel à la raison. S’il convient de rassurer le malade, on ne doit pas non plus hésiter à tout mettre en œuvre pour l’impressionner, frapper son imagination » (p. 154).

                Nous commençons à entrevoir un hôpital psychiatrique géré comme ceux auxquels j’ai été affecté de 1969 à 1975 à Brumath, Strasbourg et Lausanne. Voici ce qu’en disaient Haslam puis Esquirol. « Très souvent des aliénés qui étaient furieux et intraitables au sein de leur famille, deviennent dociles et calmes lors de leur administration dans un hospice. Esquirol (1772-1840) fera sans réserve l’éloge de l’asile, car selon lui ‘une maison d’aliénés est un instrument de guérison entre les mains d’un médecin habile ; c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales.’ » (o.c. p.156).

                Une loi de 1838 fixera le cadre médico-juridico-administratif de cet hôpital avec ses placements volontaires (demandés par la famille) et les placements d’office (imposé par le préfet). Cette loi restera en vigueur jusqu’en 1990. Je l’ai connue !

                Il n’y aura pas eu de production importante du côté de la psychopathologie proprement dite. Mais de remplacer folie par aliénation, d’affirmer la curabilité de cet aliéné et d’y consacrer le traitement adéquat est une révolution plus importante qu’une quelconque nouvelle théorie. Mesmer et Pinel ont transformé la maladie mentale par la pratique, l’un en libéral, l’autre en hospitalier. Les bases sont à présent saines pour en produire de la bonne théorie, psychopathologique.

                 

                • Psychopathologies : côté psychiatrie, côté psychothérapie

                • En ce XIXe siècle, les principaux éléments de notre discipline sont en place. Il ne s’agissait pas tellement de véritable théorisation psychopathologique que de mise en situation de la folie, dans la société d’abord, en médecine ensuite. Le sujet était d’importance puisqu’il ne concernait rien moins que la survie des malades ou de leur condamnation, à petit feu et même sur le grand feu du bûcher. Les conceptions médicales oscillaient entre de l’hygiène préventive, la préservation de la société et, peu à peu, le traitement thérapeutique jusqu’à ce que ces trois impératifs se connectent dans un asile humanisé pour ces aliénés… récupérables.

                  L’essentiel était fait. Aussi les professionnels, psychiatres enfin, s’enquièrent-ils d’en savoir un peu plus, pour faire plus, encouragé en cela par le développement des sciences en méthodologie et épistémologie. Claude Bernard avait écrit son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Pewzner peut intituler le nouveau chapitre de son livre : « Genèse de la psychopathologie », la situant dans la deuxième moitié de ce XIXe siècle. Quant à nous, il nous semble pertinent de continuer cet historique en distinguant les deux courants qui se sont précisés avec Mesmer et Pinel, à savoir les courants psychothérapique et psychiatrique. En effet, on doit observer que l’abord de la psychopathologie est bien différent dans ces deux approches :

                  • les psychothérapeutes, tel Mesmer, libéraux de préférence, créent une méthode thérapeutique, acquièrent une nouvelle expérience de la maladie et jettent un regard aussi novateur sur la psychopathologie, construisent une théorie, nouvelle aussi, même si elle reste partielle, congruente avec la praxis ; la praxis engendre la théorie ;

                  • les psychiatres, au contraire, hospitaliers pour la plupart, sont d’abord confrontés à la gravité des maladies qu’ils croisent quotidiennement ; ils ont quelques remèdes classiques subordonnés à la bonne marche de l’hôpital qui reste prioritaire ; le développement de la psychopathologie reste académique et sert à mettre les connaissances en accord avec la praxis, tout aussi conservatrice.

                  Les deux courants se rencontrent évidemment, interagissent, déteignent l’un sur l’autre, surtout lorsqu’ils sont incarnés par une même personne. Mais notre principe didactique permet de jouer ces deux courants en contrepoint, sinon en opposition.

                   

                  • Le courant psychiatrique : de lÂ’organicisme à lÂ’athéorisme

                  •  Commençons par le courant psychiatrique, hospitalier pour l’essentiel et universitaire. On peut y déceler cinq tendances principales :

                    • aliéniste,

                    • organiciste,

                    • classificatrice,

                    • psychodynamique,

                    • athéorique.

                       

                    • L’aliénisme

                    •  Restons encore avec Pinel, Esquirol et la psychiatrie française de ce XIXe siècle, pour souligner que l’aliénisme est une approche existentielle, humaniste, éloignée de l’organicisme, mais aussi une conception uniciste de la psychopathologie.

                      « L’aliénation mentale est un processus unique, même si les manifestations extérieures sont diverses. L’accent est donc mis sur l’unicité du trouble, en dépit des apparences qui pourraient en imposer pour la multiplicité. Les divers tableaux que l’on peut décrire sont autant d’expressions différentes d’une seule et même maladie, ce que montre bien la survenue successive des différentes manifestations chez un même patient : « C’est ainsi qu’on voit des mélancoliques devenir maniaques, certains maniaques tomber dans la démence ou l’idiotisme, et quelques fois même certains idiots, par une cause accidentelle, retomber dans un accès passager de manie, puis recouvrer entièrement la raison ».

                      L’aliénation mentale est unique en son fond et protéiforme dans ses manifestations. Diverses causes peuvent être invoquées selon Pinel : les causes éducatives, excès de tolérance ou de rigidité, l’expression des passions, débilitantes ou oppressives, gaies ou expansives, une constitution mélancolique, diverses causes physiques (fièvre, hémorragie, suites de couches…), l’abus des plaisirs, ou encore le refus ou l’impossibilité de satisfaire les ‘penchants’ » (Pewzner p.221).

                      C’est le concept uniciste fondé sur un processus unique qu’il faut remarquer ici. Il sert de base à notre approche ontopathologique qui peut regrouper en un seul tableau les douzaines de « manifestations » avec seulement trois paramètres de différenciation.

                       

                      • L’organicisme

                      •  Les progrès de la médecine apportent de nouvelles connaissances du côté des organes. Il était tentant de s’en servir pour expliquer les maladies mentales tellement subtiles et impalpables.

                        Laurent Bayle établit un lien de causalité entre l’inflammation des méninges et la paralysie générale. Il généralise : « La plupart des aliénations mentales sont le symptôme d’une phlegmasie chronique primitive des membranes du cerveau. » (p. 168).

                        Gall, médecin neuro-anatomiste, procède à des coupes longitudinales de l’axe nerveux et crée la phrénologie qui fait correspondre chaque faculté à une partie du cerveau, repérable à la palpation.

                        Broussais intitule son livre : De l’irritation et de la folie, ouvrage dans lequel les rapports du physique et du moral de l’homme sont établis sur les bases de la médecine physiologique (1828).

                        Benedict-Augustin Morel traite les vésanies de « dégénérescence héréditaire » qui a comme corollaire sa transmissibilité héréditaire. « Cette transmissibilité est progressive : d’une génération à l’autre la pathologie s’aggrave ; chez les descendants du sujet atteint, la déchéance physique et morale progresse jusqu’à ‘la stérilité…, l’imbécillité, l’idiotie et finalement la dégénérescence crétineuse’ » (p. 170).

                        En Allemagne s’affrontent des « psychistes » et des « somatistes ». « Aux excès des psychistes ont ainsi répondu les excès des représentants de l’école somatiste. (…) L’hérédité et les lésions du cerveau sont les causes habituellement invoquées. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’organicisme triomphe en Allemagne. Si  W. Griesinger (1817-1868), héritier des somatistes, a été un brillant représentant de la psychiatrie universitaire, positiviste, il ne doit cependant pas être considéré comme un organiciste au sens étroit du terme, en dépit de sa célèbre profession de foi : ‘Nous devons toujours voir avant tout dans les maladies mentales une affection du cerveau.’ Car dans un traité publié en 1845, qui fit autorité, Pathologie et thérapeutique des maladies psychiques, il admettait le rôle des conflits internes et celui du refoulement (Verdrängung) des idées et des sentiments – notion sans doute empruntée au philosophe Johann Friedrich Herbert – , et reconnaissait l’utilité d’agir sur le psychisme » (p.173).

                        Sont-ce les excès des psychistes et des somatistes qui font évoluer la recherche vers plus de clinique, d’empirisme et de zèle classificatoire ? La chronologie l’évoquerait.

                        Toute avancée scientifique expose un danger ‘extrapolations hasardeuses, en médecine comme ailleurs. D’expliquer les maladies mentales par des atteintes organiques simplifierait bien les choses et, surtout, rassurerait les psychiatres dans leur impuissance thérapeutique. Mais quelles dérives que ces notions de dégénérescence et d’hérédité. Heureusement que s’annoncent en même temps les concepts de conflit interne et de refoulement, à mi-chemin de Mesmer et Freud.

                         

                        • Empirisme et classification

                        • En Allemagne encore, Karl Ludwig Kahlbaum intitule sa thèse : Classification des maladies mentales. Essai de fonder la psychiatrie comme discipline clinique sur la base de l’empirisme et des sciences naturelles. Il propose la première véritable description de la catatonie, dont il souligne le parallèle avec la paralysie générale.

                          Mais c’est Emil Kraepelin qui réussit la classification des maladies mentales qui fera autorité. Il se base sur l’évolution des différentes formes de maladie. Il a isolé deux syndromes à présent bien précis, la démence précoce (future schizophrénie) et la folie maniaco-dépressive. La France n’arrivera pas à rivaliser avec une telle somme, éditée neuf fois.

                          Le travail de classification va de nouveau défaire l’unité introduite par l’aliénation, et suggérer de forts vilains mots comme ceux de démence précoce, annonciateurs de condamnation à vie.

                           

                          • Le psychodynamisme

                          •  La psychanalyse de Freud et sa théorie psychodynamique n’auront pas de mal à s’engouffrer dans les lacunes béantes de la psychiatrie et de ses classifications. Sans devenir des psychanalystes exclusifs, des psychiatres comme Meyer, Bleuler et Ey feront profiter la profession des nouveaux apports, même s’ils se font désavouer par les puristes.

                            Adolf Meyer, américain né en Suisse, marque sa nouveauté. « Contrairement à Kraepelin auquel il s’est opposé violemment, Meyer considérait les différentes maladies non comme des entités figées, mais comme des modes de réaction, des façons diverses de manifester une incapacité à s’adapter à des situations particulièrement difficiles ou conflictuelles. Une telle perspective impliquait une attitude plus optimiste et s’accompagnait d’un effort pour changer l’environnement, aider le malade à mobiliser ses forces vives pour contrebalancer ses déficiences. Ainsi l’influence de Meyer a favorisé l’approche psychothérapique de la schizophrénie. Ecartant l’ancienne nosologie, il a eu le mérite, très moderne, de s’intéresser à une personne « entière », en situation concrète, et non à un esprit séparé du corps. C’est le sens de sa conception de l’intégration psychobiologique selon laquelle le comportement humain est intégré par la pensée » (p. 258).

                            En Suisse, Eugen Bleuler, médecin chef du Burghölzli à Zürich et patron de C.G. Jung, emprunte à Freud l’importance de l’affectivité dans la vie psychique. Mais c’est pour son concept de schizophrénie que Bleuler est surtout connu. « Il proposait pour désigner la démence précoce le terme de schizophrénie, qui avait le mérite de mettre l’accent non plus sur l’évolution démentielle inéluctable, mais sur le trouble fondamental du fonctionnement de la pensée, la dissociation. Le mot schizophrénie, en effet, est formé de deux racines grecques, schize – fente, séparation et phren – le cerveau. Au critère clinique évolutif de Kraepelin est substitué un abord psychopathologique : ‘La dissociation (Spaltung) des fonctions psychiques les plus diverses est une des caractéristiques les plus importantes de la schizophrénie.’ » (p. 260). La compréhension de ce syndrome se complexifie avec l’opposition des « troubles primaires » et la « lutte du sujet contre l’envahissement psychotique ». « Bleuler oppose d’une part les symptômes durables ou fondamentaux aux symptômes accessoires, qui peuvent manquer à certains moments et même pendant toute l’évolution d’un cas. Il oppose d’autre part les symptômes primaires, qui naissent directement du processus pathologique aux symptômes secondaires qui naissent seulement par la réaction du psychisme malade.

                            On voit qu’une ‘part importante de la symptomatologie ne correspond pas aux effets immédiats de la maladie elle-même (le processus primaire), mais à ce que produit secondairement la lutte du sujet contre l’envahissement psychotique’ (Lantéri-Laura).

                            Les symptômes fondamentaux sont les troubles des associations, les troubles de l’affectivité et l’ambivalence, auxquels s’ajoutent les troubles des fonctions complexes qui en découlent, en particulier la perturbation du rapport à la réalité, décrite par Bleuler sous le nom d’autisme. Les symptômes accessoires sont nombreux ; ils comprennent les hallucinations, les idées délirantes, les altérations de la personnalité à type de dépersonnalisation, la catatonie et les symptômes aigus. Les symptômes primaires consistent surtout dans le trouble des associations, tandis que l’essentiel de la symptomatologie décrite jusqu’alors dans la démence précoce est secondaire » (p. 261). L’essentiel de la toute nouvelle schizophrénie est dit, presque définitivement. Bleuler ne se prononce pas sur l’origine de la pathologie, organique et peu psychogénétique.

                            C’est un français qui s’essayera à allier organicisme et psychodynamique sous l’appellation « organo-dynamisme ». Henri Ey, contemporain, collègue et rival de Jacques Lacan, a tenu le haut du pavé de la psychiatrie française au milieu du XXe siècle, consolidant cette place avec un Manuel de psychiatrie qui a accompagné mes nuits de garde dans les hôpitaux évoqués ci-dessus. Ey construit son approche sur une conception hiérarchisée de la vie mentale. « Ey s’inscrit en effet dans la filiation du neurologue anglais Hughlings Jackson (1835-1911) qui a proposé un modèle de la dissolution des fonctions nerveuses supérieures. Influencé par les idées évolutionnistes de son maître Thomas Laycock et par la thèse du philosophe Herbert Spencer, Jackson a élaboré une théorie globale de l’intégration hiérarchisée des niveaux d’organisation des centres nerveux. Il y a, selon Jackson, une hiérarchie des fonctions psychiques. Les états pathologiques se traduisent par un mouvement de dissolution des fonctions existantes, et cette dissolution entraîne la libération des instances sous-jacentes. La maladie représente ainsi une régression du système à un niveau inférieur, antécédent et sous-jacent. Des troubles négatifs et des troubles positifs vont alors être observés. Les troubles négatifs résultent directement du processus de dissolution, les troubles positifs représentent la manifestation de l’activité du niveau sous-jacent, activité neutralisée dans les conditions normales par l’action du niveau supérieur » (p. 264-265). Voici comment il applique cette hiérarchisation de la vie mentale. « Le modèle le plus caractéristique et le plus compréhensible de dissolution psychique est le rêve. Lors de l’endormissement s’exprime la conscience hypnagogique, métamorphose de la conscience qui devient ‘conscience imageante’. Ey remarque que la pensée schizophrénique, ‘si admirablement analysée par Bleuler’, n’est elle-même qu’une pensée infiltrée de rêve, et l’autisme ne peut être perçu que comme un type de pensée fantasmique. On peut considérer en somme que la dissociation libère une efflorescence de rêveries, de fantasmes, d’images, qui s’apparentent au mode de pensée onirique » (p. 265-266).

                            Si Mesmer a dû attendre cent ans pour inspirer Charcot, Freud a rapidement influencé la psychiatrie. Meyer s’intéresse à la « personne entière », à notre « holanthrope ». Bleuler remplace la démence par la schizophrénie et la pense récupérable. Il reconnaît une polarité avec les symptômes primaires et secondaires qui annoncent la polarité structuro-fonctionnelle. Ey renchérit sur cette vectorisation, complétant la dissociation de Bleuler par la dissolution empruntée à Jackson. Psychiatres, psychanalystes et nanophysiologistes font de belles avancées quand ils collaborent.

                             

                            • L’athéorisme du DSM et du CIM

                            •   Américains, Suisses, Allemands, Français… Nous n’avons pas évoqué les luttes entre nations par psychopathologies interposées. Psychodynamique, organicisme, phénoménologie, systémisme… N’entrons pas plus dans les querelles d’école qui sont encore en cours. Et pourquoi le même malade serait-il dément précoce d’un côté du Rhin et schizophrène de l’autre ? Et pourquoi la même pathologie serait-elle organogénétique d’un côté de l’Atlantique et psychogénétique de l’autre ? Et nous n’évoquons pas plus d’autres découvertes du début du XXe siècle comme celles des stades du sommeil, du rêve, grâce à l’EEG, la neurochirurgie, les neurosciences. Devant ces incohérences, la profession a senti le besoin de tout remettre à plat. Quelle modestie ; quelle sagesse : et si on laissait tout simplement tomber les théories, parce qu’elles ne sont pas fiables ! Ça laisserait de la place à du neuf ! L’Eepssa l’a entendu ! 

                              C’est aux Etats-Unis qu’est apparu ce besoin de faire abstraction des théories pour se focaliser sur des pures descriptions qui peuvent s’entendre par toutes les nations et toutes les écoles. Il en résulte le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ou DSM dont nous sommes près de la dixième évolution. Voici ce qu’en dit Serban Ionescu dans son livre : 14 approches de la psychopathologie.

                              « Publiée en 1952, la première édition du DSM (DSM I) a été fortement influencée par le point de vue psychobiologique d’Adolf Meyer qui concevait les troubles mentaux comme des ‘réactions’ de la personnalité à des facteurs psychologiques, sociaux et biologiques. Seize ans plus tard, lors de la parution du DSM II, on constate, d’une part, que, dans l’ensemble, on se sert de termes qui ne présupposent pas de cadre théorique particulier pour la compréhension des troubles mentaux non organiques.

                              Le processus d’élaboration du DSM III (American Psychiatric Association, 1980) débute en 1974, lorsque l’Association américaine de psychiatrie (APA) crée un « Groupe de travail sur les nomenclatures et les statistiques » qui fonctionne comme un véritable comité d’orientation supervisant la progression de l’ouvrage. Il nous paraît important de souligner que, parmi les objectifs que les membres du groupe de travail s’étaient engagés à atteindre, figurait celui de « se faire accepter des cliniciens et des chercheurs d’orientations théoriques différentes » (Spitzer, 1985) » (Ionescu p. 9).

                              « Au cours de la préparation du DSM IV, le groupe de travail et les comités mentionnés ci-dessus ont procédé à l’étude approfondie des publications existantes, ont effectué quarante nouvelles analyses sur des données déjà traitées et ont fait d’importants essais sur le terrain. Ces essais ont impliqué 70 sites et plus de 6 000 sujets. Lors de la prise finale de décisions, le groupe de travail et les comités ont tenu compte de l’ensemble des données empiriques disponibles » (Ionescu p. 10).

                              Voici comment les psychiatres français ont jaugé l’athéorisation de ce manuel : « L’athéorisme est, sans doute, dominant dans les dernières éditions du DSM. Pichot et Guelfi (1985) constatent, en effet : (a) que l’athéorisme est affirmé dans le titre même du volume où figure le concept de « troubles mentaux » et non celui de « maladies mentales » ; (b) qu’il se manifeste par le fait que la plupart des catégories diagnostics du DSM III sont définies par des constellations de symptômes, donc par des syndromes ; (c) que, dans un nombre important de cas, les termes évoquant une étiologie ou une pathogénie « non démontrées » ont été bannis » (p.11).

                              Le second intérêt des DSM et CIM réside dans l’évaluation multiaxiale.

                              « Dans le cas du DSM III, l’adoption d’un système multiaxial est une conséquence logique de l’athéorisme étiologique qui rend nécessaire l’enregistrement de l’ensemble de l’information disponible (Pichot et Guelfi, 1985). Ce système assure une évaluation minutieuse du point de vue psychologique, biologique et social (Skodol & Spitzer, 1985). Dans l’évaluation multiaxiale, chaque axe se rapporte à une classe d’informations différente. Les quatre premiers axes sont typologiques, impliquant des catégories ; l’axe V est dimensionnel, l’évaluation se faisant sur un continuum. Gisselmann et al. (1985)  soulignent l’intérêt des axes IV et V qui font apparaître, à côté du malade, l’environnement de celui-ci, notion qui conditionne, souvent et en grande partie, le pronostic.

                               

                              • L' Axe I
                              • L’Axe I du DSM IV comprend les troubles cliniques ainsi que les différentes autres situations qui peuvent faire l’objet d’un examen clinique. Au total, quinze catégories de troubles mentaux figurent sur cet axe :

                                • troubles apparaissant habituellement durant la première et la deuxième enfance, ou à l’adolescence :

                                • delirium, démence, syndrome amnésique et autres troubles cognitifs ;

                                • troubles mentaux dus à une affection ou à un trouble physique ;

                                • troubles en relation avec l’ingestion de substances psychoactives ;

                                • schizophrénie et autres troubles psychotiques ;

                                • troubles de l’humeur ;

                                • troubles anxieux ;

                                • troubles somatoformes ;

                                • troubles factices ;

                                • troubles dissociatifs ;

                                • troubles sexuels et de l’identité sexuelle ;

                                • troubles de l’alimentation ;

                                • troubles du sommeil ;

                                • troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs ;

                                • troubles de l’adaptation. (…)

                                   

                              • L'Axe II
                              •  L’Axe II comprend les troubles de la personnalité et sert, aussi, à coder le retard mental. Au nombre de dix, les troubles de la personnalité constituent trois groupes :

                                • le groupe A comprend les personnalités paranoïaque, schizoïde et schizotypique. Les sujets présentant ces troubles apparaissent souvent comme bizarres ou originaux ;

                                • le groupe B est constitué de quatre types de personnalités pathologiques : antisociale, limite (borderline), histrionique, narcissique. Les aspects communs aux personnalités appartenant à ce groupe sont la tendance à la dramatisation, l’émotivité et un caractère irrégulier, erratique, des conduites ;

                                • le groupe C réunit les personnalités évitante, dépendante et obsessionelle-compulsive. Les sujets présentant ces trois types de personnalités apparaissent souvent comme anxieux ou craintifs. (…)

                                   

                              • L'Axe III
                              •  L’Axe III sert à noter les troubles ou affections physique présents chez la personne évaluée et susceptibles d’avoir une importance pour la compréhension ou le traitement du cas. (…)

                              • L'Axe IV
                              •  L’Axe IV sert à noter les problèmes psychosociaux et environnementaux qui peuvent affecter le diagnostic, le traitement et le pronostic des troubles mentaux codés sur les Axes I et II. (…)

                                 

                              • L'Axe V
                              •  L’Axe V sert à indiquer le jugement du clinicien sur le niveau de fonctionnement global de la personne évaluée. A cette fin, le clinicien utilise l’échelle GAF. L’estimation porte uniquement sur le fonctionnement psychologique, social et professionnel et concerne, dans la plupart des cas, la période actuelle ». (o.c. p. 15-17)

                                Les DSM et CIM serviront de base à notre propre démarche, ontopathologique. Nous retrouverons donc longuement des pans entiers de ces manuels. De plus, l’ensemble des champs couverts par eux sera considéré comme des totalités qui font structure, et pluriglobalité, à savoir :

                                • l’ensemble de l’axe I,

                                • les 13 troubles de la personnalité de l’axe II (+deux),

                                • les troubles de l’enfance et de l’adolescence.

                                   

                            • La psychopathologie phénoménologique

                            •  Initiée par des philosophes, Husserl, Heidegger puis, plus tard, Sartre, la phénoménologie a été adoptée très tôt par les psychiatres allemands (Jaspers), suisses (Binswanger) et français (Minkowski). Cette approche de l’être, de l’existence, de l’être-dans-le-monde ou Dasein a permis à la profession de faire de la véritable psychopathologie – comme nous le verrons – mais différemment et même à l’opposé de ce que nous avons vu jusqu’à présent qui est la constitution du modèle médical classique. Nous nous inspirons du livre de Serban Ionescu, 14 approches de la psychopathologie.

                              • Modèle médical
                              • Ce modèle, dans sa forme typique, peut être défini en utilisant plusieurs assertions : (1) la ‘maladie mentale’ a des causes individuelles, internes ; (2) les comportements des ‘patients’ sont déterminés par des causes ; (3) les personnes peuvent être classées comme saines ou comme malades ;(4) ainsi dans cette loi de 1838 a été en vigueur pendant plus de cent cinquante ans, de 1838 à 1990, objet de nombreuses attaques ; sa longévité, en dépit des critiques qu’elle a suscitées, témoigne peut-être de la difficulté et de l’ambiguïté de la législation dans le champ de la psychiatrie ; (5) les professionnels possèdent le savoir sur ce qu’est la maladie mentale (et donc, un certain pouvoir) » (Ionescu p. 159).

                                Ce modèle médical a provoqué une première réaction, sociale, contemporaine du courant antipsychiatrique.

                                 

                              • Modèle social
                              •  Ce modèle, développé en réaction au modèle médical, peut être caractérisé par les cinq énoncés suivants : (1) l’hospitalisation est le résultat de la déviance des sujets ; (2) la déviance a des causes sociales et externes aux sujets ; (3) les comportements et attitudes des hospitalisés sont le résultat d’une situation sociale oppressante ; (4) l’hôpital psychiatrique est une société qui a des buts précis et qui possède ses propres règles et valeurs ; (5) la personne hospitalisée développe des stratégies, des attitudes, des comportements qui ne sont en relation avec aucune pathologie, mais plutôt avec un système d’interaction sociale en vue d’une adaptation » (o.c. p. 160).

                                L’un des meilleurs représentants de ce modèle social est Goffman avec son livre Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux. Voici comment Ionescu le présente. « Pour Goffman, l’hôpital psychiatrique est une institution totalitaire dont la fonction est de prendre en charge des personnes jugées à la fois incapables de s’occuper d’elles-mêmes et dangereuses pour la communauté. Au fur et à mesure que son séjour en institution se prolonge, le patient perd progressivement sa culture (‘déculturation’). Le patient se dépersonnalise comme effet des différentes ‘techniques de mortification’ : l’isolement du monde extérieur, la perte de ses anciens rôles, le dépouillement de ses biens, la dégradation de son image de soi, la violation de son intimité, etc. Goffman décrit aussi les différentes stratégies d’adaptation que peut utiliser le patient : (a) le repli sur soi ou la régression ; (b) l’intransigeance (refus de collaborer, mutisme) ; l’installation (appréciation de la vie institutionnelle) ; (d) la conversion (adoption de l’opinion de l’administration et/ou du personnel à son égard et le fait de s’efforcer de jouer le rôle du parfait reclus : soumis, rigide et incolore) » (p. 162).

                                Cette réaction violente au modèle médical donne le ton du modèle phénoménologique même si ses tenants n’étaient pas aussi agressifs que Goffman ou mes antipsychiatres, parce qu’il s’agit d’une démarche nouvelle et autonome.

                                « La phénoménologie est à la recherche du trouble fondamental, du trouble générateur qui, à l’instar d’une pierre angulaire, porte tous les autres tels qu’ils s’étalent à la surface et peuvent être l’objet d’une description. Elle a le souci de rendre compte de l’expérience vécue, dans toute sa densité, de comprendre les rapports de l’être-dans-le-monde, de l’être avec le monde. Selon les phénoménologues, la modification de la structure temporelle est au centre de la problématique morbide et, plus particulièrement au cœur du drame mélancolique. Cette malformation particulière du temps vécu se traduit par l’incapacité de relier les expériences les unes aux autres afin d’en tirer une conclusion pour l’avenir » (Pewzner p. 268).

                                Se voulant simple, purement compréhensive et descriptive, la démarche phénoménologique se présente néanmoins de façon déroutante. Et c’est la focalisation sur le temps qui fait cette difficulté. Nous essayerons quand même de prendre le temps… grâce à nos vulgarisateurs, tout en affrontant le maître, Husserl, et une illustration clinique avec Binswanger.

                                « Husserl (…) comprend ‘le temps’ à partir de l’intentionnalité et étudie la constitution, dans la conscience subjective du temps, de l’objectivité temporelle, et donc des ‘objets’ temporels noématiques ou intentionnels : passé, présent, avenir. Husserl désigne les moments structuraux intentionnels constitutifs des objets temporels (avenir, passé, présent) comme protention, rétention, présentation. Normalement, dans la structure de l’objectivité temporelle, la protention, la rétention et la présentation ne constituent pas des éléments isolés. Elles ne sont pas dissociables, elles s’intriquent et assurent ainsi la structure du ‘à propos de quoi’ (Worüber) » (Ionescu p. 157).

                                Après les concepts médicaux, quelques concepts philosophiques ! Résumons ou, mieux encore, traduisons. La conscience est toujours conscience de quelque chose et surtout d’une intention, c’est cela l’intentionnalité. Le temps est l’objet privilégié de cette intention, temps qui n’existe que grâce à la conscience. Il est passé, présent et futur :

                                le présent, je le présente,

                                le passé, je le retiens,

                                le futur, je m’y pro-jette.

                                Voilà le sens simplifié de ces trois termes : présentation, rétention et protention. Ces trois séquences temporelles sont en relation logique sur la flèche du temps, passéprésentavenir. Ce serait une évidence si ce n’est que la pathologie ne s’engouffre dans les interstices de ces trois séquences. Ainsi pour le maniaque avec l’analyse de Minkowski.

                                « Le maniaque reste certes en contact avec la réalité : il absorbe même avec une telle avidité le monde extérieur qu’il ne s’en pénètre plus du tout. Le contact existe, mais c’est un contact uniquement instantané. ‘Il n’y a plus de durée vécue en lui. Ce qui fait défaut à notre maniaque, c’est le déploiement dans le temps.’ Le maniaque ne vit que dans l’instant » (Pewzner p. 269).

                                Quant à Binswanger, c’est du côté de la mélancolie qu’il développe la Daseinsanalyse, du côté de l’autoreproche mélancolique.

                                « ‘Si je n’avais pas proposé l’excursion’ ou bien ‘si seulement je ne l’avais pas proposée (alors mon mari serait encore en vie, alors je serais encore heureuse et pleine de joie de vivre, alors je n’aurais pas à me faire de reproches, etc.)’ Ce discours du ‘si’, du ‘si… ne pas’, du ‘si j’avais’ ou du ‘si je n’avais pas’ nous offre une série de renseignements sur ce que Binswanger appelle ‘le relâchement des fils des moments structuraux intentionnels de l’objectivité temporelle’. En voici l’explication. Là où il est question de possibilités, il s’agit d’actes protentifs. Or, le discours de la patiente montre que ce qui est possibilité (possibilité libre) se retire dans le passé (qui, normalement, ne contient pas de possibilités) et constitue, en fait, une possibilité vide. Nous constatons ainsi que la rétention se confond avec la protention, que la protention est ainsi altérée, vide. Le ‘processus’ tout entier, la continuité de la temporalisation (tout comme de la pensée en général) est altéré et la protention n’a plus de ‘à propos de quoi’, plus rien qu’il lui resterait à ‘produire’ si ce n’est, pour reprendre la formulation de Binswanger, ‘l’objectivité temporelle du vide à venir ou du vide en tant qu’avenir. ’» (Ionescu p. 157).

                                Ainsi, si le maniaque n’est que dans l’instant – et même pas dans le présent - le mélancolique n’a comme avenir (protention) que le passé (rétention). Or, dans le cas clinique évoqué, cette femme qui a conseillé une excursion à son mari au cours de laquelle il est mort accidentellement, n’a comme passé que la mort et le vide et comme futur que ce passé tout vide.

                                Voilà cette psychopathologie phénoménologique qui n’est pas une révolte explicite contre le modèle médical, mais qui le remet implicitement en question. Ce courant est un précurseur de l’athéorisme des DSM et CIM et de l’antipsychiatrie. Voici ce qu’en conclut Evelyne Pewzner.

                                « L’approche phénoménologique se situe en quelque sorte en dehors ou au-delà de la querelle opposant organicistes et psychogénétistes. Cette position est bien décrite par Minkowski. (…) Il souligne la difficulté que soulève la question de l’origine des troubles mentaux et la présomption qui consiste à se poser en détenteur de la vérité touchant les mécanismes et l’origine : ‘Il faut que je dise tout d’abord que tout le problème de la genèse des troubles mentaux, comme celui d’ailleurs de la genèse des manifestations psychiques normales est rien moins que clair pour moi (…). J’écrivais déjà tout à l’heure que je n’étais pas organiciste ; mais cela ne voulait point dire que je me déclarais adepte de la psychogenèse, du moins sous sa forme habituelle. Les chocs, les traumas, les conflits même qu’on incrimine me paraissent encore des concepts bien obscurs. (…) Bien souvent les théories dites psychogénétiques me donnent l’impression d’être plus matérialistes en fin de compte que le ‘matérialisme’ le plus extrême.’ » (Pewzner p. 271).

                                Avec la phénoménologie, la patiente devient enfin un être considéré pour lui-même, un être-dans-le-monde à l’instar de tous les autres, au-delà des organogénèse ou psychogénèse. Malheureusement, il se retrouve aussi être-à-l’hôpital ! Ce qui a été relégation, enfermement, refuge et protection, lieu de soin, s’avère aussi institution totalitaire et génère des pathologies spécifiques qui s’ajoutent aux autres. Au-delà des causes, il y a l’expérience de la folie, le pathos du temps.

                                La transition se fait très logiquement avec la fameuse antipsychiatrie à laquelle j’ai personnellement participé, ce qui m’a coûté… ma carrière universitaire !

                                 

                          • LÂ’antipsychiatrie

                          •  Goffman, Binswanger et Minkowski d’un côté, l’athéorisme de l’autre ont bien entamé les certitudes des psychiatres tout fiers de construire enfin de magnifiques édifices psychopathologiques. Les antipsychiatres vont y porter un véritable coup de pied, dans cette fourmilière. Et même si leur violence en a marqué les limites, ils ont néanmoins profondément marqué la psychiatrie.

                            C’était dans la décennie 1960-1970. Un psychiatre américain, Thomas Szasz écrit Le mythe de la maladie mentale avec, en introduction : « La maladie mentale est, en tant que concept, un mythe et que, en tant qu’événement particulier et concret, le phénomène qualifié de maladie mentale est une maladie métaphorique. En d’autres termes, la maladie mentale est un langage et non pas une lésion ; la pratique psychiatrique fait quelque chose avec ce langage ou à ce langage, elle fait quelque chose avec les gens qui utilisent ce langage (en abusent) ou à ces gens – elle n’opère ni diagnostic ni traitement d’une maladie. ’ » (Szasz in Pewzner p. 279).

                            En France, Michel Foucault avec l’Histoire de la folie à l’âge classique « participe à sa manière, philosophique et historique, à cette grande entreprise de critique et contestation de l’institution et du discours psychiatriques » (o.c. p. 275). En 1961, l’année où Goffman publie Asile.

                            Mais ce sont les Anglais, Cooper, Esterson et Laing, qui incarnent véritablement l’antipsychiatrie. « Soulignant l’intérêt de la régression, David Cooper appelait à la respecter et à l’accompagner jusqu’en ses manifestations les plus troublantes. Car pour Cooper (…), il fallait oublier tout ce que l’on avait appris en psychiatrie, quitter hôpitaux et institutions, ne plus croire aux progrès de la thérapeutique, vivre avec les fous, partager leur existence quotidienne, désapprendre la psychiatrie et tout apprendre des fous eux-mêmes qui savent beaucoup de choses non seulement sur eux mais sur nous. A l’hôpital psychiatrique doit succéder l’ « anti-hôpital » : Cooper a tenté une expérience dont le récit est devenu légendaire. Il a créé une unité de schizophrènes, au sein d’un grand hôpital psychiatrique de la banlieue de Londres. L’expérience s’est déroulée au pavillon 21, de 1962 à 1966. Ont été bannies ou totalement inversées  les méthodes et les pratiques classiques de la psychiatrie asilaire » (p. 280).

                            Cette nouvelle pratique s’accompagne évidemment de considérations psychopathologiques. « Les antipsychiatres anglais ont, d’autre part, à partir de leurs études de familles de schizophrènes, mis l’accent sur la causalité familiale et sociale du trouble mental. La famille est ‘une texture relationnelle, un champ d’interactions concrètes où les affrontements et les interactions réciproques se trouvent majorés en fonction de la proximité des êtres dans un face-à-face permanent’. Dans leur recherche faite sur onze familles au sein desquelles se trouvait un schizophrène, Esterson et Laing montrent que le comportement considéré cliniquement comme symptomatique de la schizophrénie n’est que le résultat d’interactions familiales : la maladie ne serait qu’une création du milieu sociofamilial » (p. 280). 

                            Ce point de vue correspond avec les recherches de l’équipe de Palo Alto en Californie, plus précisément à celles vues de Gregory Bateson présentées dans Vers une théorie de la schizophrénie. « Dans cet ouvrage, qui représente une contribution fondamentale à l’approche dynamique des conflits familiaux, Bateson souligne que dans l’étiologie et les symptômes cliniques de la schizophrénie, une distorsion de la communication – double bind ou double lien – joue un rôle majeur, et que cette distorsion s’est constituée au sein de la relation familiale, bien avant les premières manifestations de la maladie » (p. 281).

                            L’antipsychiatrie italienne a réussi à obtenir la fermeture des hôpitaux psychiatriques sous les coups de boutoir de Franco Basaglia. La France, elle, s’est contentée de la création des… secteurs psychiatriques.

                            Avec les antipsychiatres – et néanmoins psychiatres – nous clôturons cette première série de développements de la psychopathologie. Il s’agit de la pathologie lourde, à enfermer en attendant de la ré-insérer dans la société, à théoriser en attendant d’avoir des outils pour elle, en fait de médicaments surtout. Mesmer est l’heureuse exception, il y a deux cents quarante deux ans déjà. Le diagnostic joue le rôle principal ici, alors que, pour le courant psychothérapique que nous abordons maintenant, c’est le contre-transfert au sens large et l’attitude du thérapeute qui tiendront ce rôle. 

                             

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