Chapitre 11 : Les paramètres diagnostics Le passif dÂ’amour Le passif, c'est comme dans les entreprises. A la fin de l'année, il manque de l'argent, il y a même des dettes, un passif. Le passif d'amour, c'est une constatation après un bout de temps. Il manque quelque chose, il manque de l'amour, il manque avant tout la passion conjugale. Le partenaire n'est pas fantasmé comme le prince charmant. Je me rappelle l'un de mes colocataires, en première année de médecine. Pour lui, les femmes étaient déjà interchangeables, toutes pareilles, pourvu qu'on en ait une, la première venue ou presque. Cette absence d'imagination se vérifie souvent quand, après l'échec d'une grande passion, on se rabat sur le « type » qui a pour seul mérite d'être sous la main à ce moment là, parce que lui n'a pas su où chercher par ailleurs. L'émotion amoureuse reste coincée dans les tripes qui ne connaissent que la constipation et les diverticules. L'émotion se fige, dans le cœur, sur le visage, dans les gestes, que ce soit la tendresse ou la colère, la joie ou la souffrance. On ne sait jamais si l'autre est heureux ou malheureux, s'il a aimé le cadeau ou pas, s'il a joui ou fait semblant, s'il veut un enfant ou se rend au fait accompli... Aucune étincelle ne brille dans son œil. On peut lui proposer une cohabitation et il répond : qui payera ? Quand des bras viennent l'entourer tendrement par derrière, il se dégage : « chérie, c'est les infos ». La sexualité peut aussi manquer à l'appel, après quelque temps, plus rarement dès le départ. La sexualité et plus encore la sensualité ; l'une n'étant que l'épanouissement de l'autre. Il y a le résultat final : plus de sexualité dans le couple, comme chez Myrtille. Ils sont plus nombreux qu'on ne croit, ces couples abstinents. A preuve, ce sondage réalisé par un sexologue lors d'une conférence. Il voulait savoir à quel type d'auditoire il avait affaire et demandait : - « Combien de fois, tous les jours, toutes les semaines, une fois par mois... je n'oserai pas demander une fois par an » termina-t-il avec gêne. - Mais si, mais si, osez, moi, je fais ça une fois par an » répondit un homme tout excité au fond de la salle.
Mais que de souffrance derrière cette abstinence d'autant que tous les médias nous convainquent de l'absolue nécessité de la sexualité et proposent trente six trucs qui ne marchent quand même pas. La raréfaction des rencontres sexuelles s'accompagne souvent de prétextes qui camouflent le manque d'amour. Ces prétextes sont variés et surtout médicaux, là on ne peut pas râler, on est absout : c'est pas moi, c'est la maladie. Le vaginisme (crispation du vagin faisant obstacle à la pénétration) permet de continuer les habitudes masturbatoires. L'anorgasmie (absence d'orgasme résolutif) oblige le partenaire à prolonger ses caresses. La difficulté à entrer en érection appelle tout autant l'autre à mettre la main à la... patte. Mais enfin, c'est médical, c'est permis et pardonné. L'absence de sensualité et de tendresse ne passe pas aussi facilement. Là, le passif se creuse très vite. Pas de bise quand il part ou arrive. Pas d'étreinte au coucher et au lever. Pas de « chéri » ni de « je t'aime », seulement des « ce n'est pas assez salé ». Mais l'addition, elle, le sera. Lorsqu'il y en a, des gestes, ils sont mécaniques, saccadés et comptés, des fois qu'elle y prendrait goût. C'est comme avec les enfants, faut pas les gâter, sinon on ne s'en sort plus... si des fois il y rentre ! Mais je m'arrête là. C'est le genre d'écrit à faire déprimer. Même l'humour, aussi gros et gras soit-il, ne sauve pas la mise. Ce qu'ils veulent avant tout, ceux qui accumulent du passif, ceux qui ne savent pas aimer, c'est la sécurité. Pourtant ils ont quelques atouts aussi : de la réflexion, de l'entregent, de l'entreprise. En effet, je ne veux pas continuer à nous déprimer tous. Je voudrais souligner les qualités qui attirent chez ces partenaires – des hommes surtout – et camouflent, pour longtemps parfois, le passif d'amour.
En psychothérapie, nous utilisons ce terme technique, «rationalisation», pour désigner la tentative de camoufler un défaut en pensée positive. Eh bien, ils existent aussi sur le marché de l'amour, ces petits malins. Ils sont dans leur tête, ils ont la grosse tête. Ils pensent et n'arrêtent pas de penser. C'est comme ce copain en première année de médecine : il avait pensé la femme et le couple, n'importe laquelle pourvu qu'elle soit du sexe féminin. C'était étudié, réfléchi, rationalisé. Cela devait marcher. Le choix du partenaire n'est d'ailleurs qu'une des séquences du long programme de vie, du logiciel monté une fois pour toute avec une minutie remarquable. Il y a le style : une chose après l'autre, d'abord les études et l'assise professionnelle, ensuite la femme. Ce sera souvent... la secrétaire parce qu'on l'a sous la main et qu'elle peut entrer dans le plan de carrière. Il y a l'autre style : je vaux tant, en argent, en diplômes, en look branché, donc il me faut une femme qui vaut tant, en beauté, jeunesse et bonne famille. C'est logique, ça doit marcher, il ne faut surtout pas sous-donner par impatience. Enfin, il y a le style tradition : dans mon milieu, pays, religion, ça se passe comme ça, donc ça se passera ainsi ! Même à Paris, on infibule son épouse, on la voile, on la cloître, on l'enferme dans du Chanel ou du Lagerfeld. « Tu dois, mon épouse, parce que c'est logique, la société est ainsi et si elle agit de la sorte, elle a de bonnes raisons que je pourrais t'énumérer et te prouver... ». Peu à peu, la litanie se débite effectivement, relayée par la belle mère. Et c'est apparemment intelligent. Dans un deuxième temps, les débats s'allongent, quand le couple ne se constitue que sur ces rationalisations... sécurisantes de prime abord. Le logiciel débite son programme : on reste vierge, on se marie en blanc, on fait des enfants (faut calculer selon les allocations familiales et les abattements fiscaux ou... les menaces écologiques), on construit la maison, puis on prend des vacances. Des discussions interminables ramènent le partenaire amoureux à la raison, jusqu'aux vacances promises et jamais venues. Mais les vacances, c'est dix ans, quinze après. Grâce au principe du « devoir conjugal », ça a tenu, malgré la frigidité. Seule la spasmophilie donne des excuses pour éviter de blesser un vagin de plus en plus desséché. Et comme le magnésium n'y peut mais, c'est l'impuissance qu'on apporte au sexologue pour qu'il resserre l'écrou. Car ça doit se réparer tout ça. Et un nouveau discours, pédant et interminable, annonce la fin de l'histoire, non, du programme : on y arrive, chérie, sois courageuse, on a nos cinq enfants, notre maison, bientôt nos vacances ; ça reviendra... la décompensation si ce n'est le divorce.
II vient de rencontrer une femme après une longue période de solitude. Auparavant il courtisait des personnes inatteignables, se contentant d'être leur chauffeur de taxi, leur alibi pour partir en vacances... Maintenant, il tombe sur une vraie femme qui aime jouir, de tout, juste un peu paresseusement. Il découvre son appartement bordélique, aux moquettes et papiers peints vieillis. Il va retapisser, poser de nouvelles moquettes – avec son argent à lui – acheter des meubles de rangement. La comptabilité s'entasse dans un coin depuis des années, il va y mettre de l'ordre. Le gamin est mal élevé, il se charge de son éducation. Il téléphone : « j'arrive » ; il faut qu'elle soit là à l'attendre. Elle a des fréquentations un peu louches : à supprimer. Dès qu'il arrive, il veut se blottir contre elle, la serrer, la couver, s'endormir dans ses bras. Elle, elle veut jouir, intensément, vite fait bien fait, et dormir tranquille dans son coin. Elle disait crûment : « il ne me suce pas, il me tète ». Pour le lui faire comprendre, elle se remet un jour avec l'une de ces fréquentations louches. Il n'a pas compris, il est parti. L'entrepreneur du cocon conjugal est très utile. On l'admire aussi longtemps qu'il file le cocon mais quand celui-ci se referme comme une prison avec un passif d'amour qui se creuse, on a juste envie de garder le cocon, mais tout seul. Ceux qui on vu et revu César et Rosalie peuvent reconnaître là un Yves Montand brave et gauche et une Romy Schneider admirative puis lassée, le délaissant enfin. Il faudrait, pour boucler la boucle, dépeindre le grand communicateur à l'entregent superbe mais à l'entrejambe imberbe. J'aurais montré ainsi que le passif d'amour s'égrène dans les trois dimensions psychique (le rationalisateur), somatique (l'entrepreneur) et sociale (le communicateur). Eh bien, c'est fait ! Aussi pouvons-nous avancer d'un pas et constater que ces trois types de fonctionnement correspondent également à un enfermement étroit dans une seule fonction (réflexive, active ou communicative) à l'aide de clivages étanches et puissants, tout comme cela se passait pour les trois fonctionnements amoureux passifs (fantasmatique, émotionnel et sensuel). L'inconvénient provient ici de l’étouffement qu'occasionnent ces attitudes très actives sur les aspects plus réceptifs de l'amour, sur l'imaginaire, le sentiment et le sensuel. Dans le développement de l'enfant, ces caractéristiques plus passives sont premières. La sensualité se développe au sein de la mère, l'émotion à la réprimande du père et l'intuition, avec les contes de fée de grand-mère. Les amoureuses passives restent accrochées à ces qualités premières, oublient d'y ajouter les aspects actifs de l’amour. Les gens uniquement actifs, eux, répriment la sensibilité première, l'étouffent, la fuient. Il n'a pas manqué absolument, il ne manque pas nécessairement, l'amour, celui des parents, celui des frères et sœurs, la douceur moite de l'utérus et la giclée chaude du téton. Le souvenir et la nostalgie sont donc là. Mais ça peut se gâter, se perdre, devenir douloureux, dangereux. Il faut se protéger, édifier des résistances. Les Anglais disent joliment : fight, flight or fright, affrontement, fuite ou renfermement. Il y a trois modes de réaction :
Cette digression ne doit pas nous faire oublier l'essence même de ce chapitre, quand pas assez d'amour tue le couple. Le déficit d'amour relève ici d'un fonctionnement clivé, d'un fonctionnement unique, imaginaire ou sensuel ou communicateur..., excluant les autres ingrédients de l'amour. Il y a cinquante ans, cent ans, on pouvait encore constituer un couple, puis une famille, avec un tel fonctionnement unilatéral. C'était le cas du patriarche bosseur par exemple. Aujourd'hui ce n'est plus possible. Voilà bien le drame. Avec la dérive des continents, avec la dérive des positionnements et la nouvelle équation couple = amour, il faut savoir aimer totalement, dans la synthèse et l'harmonie de toutes les fonctions : imaginaire, émotion, sensualité, raison, action et communication. Tous les manchots, borgnes et autres amputés de l'une ou l'autre de ces fonctions sont des handicapés du couple.
|