Chapitre 10 : Les paramètres diagnostics : temporalité et étapes ontogénétiques Le paramètre diagnostic de la temporalité : les étapes de développement et leurs enchevêtrements pathologiques La temporalité est un paramètre important en pathologie et comme le soulignent les phénoménologues elle est même un facteur primordial. Toute maladie se déclare à un certain moment et ce moment n’est pas seulement une situation ponctuelle, événementielle, mais une étape de vie ontogénétique, structurelle. Le paradigme holanthropique propose deux niveaux de développement ontogénétique selon deux critères différents. Le premier est relationnel et découpe la vie en ces six étapes que nous connaissons à présent :
Tableau 9 : le modèle ontogénétique. Le second est fonctionnel et plus complexe puisqu’il inclut un grand nombre de fonctions, ici, dix huit, à savoir trois pour chaque étape relationnelle, comme le montre le tableau ci-dessus. Le principe est simple. Chaque grande fonction humaine se développe de façon privilégiée à un moment de la vie et présente, du fait de cette éclosion accélérée, une sensibilité qui la rend vulnérable aux facteurs extérieurs. Ce deuxième critère a permis à Freud de créer ses stades oral, anal, phallique et génital avec, en creux, le stade narcissique et la période de latence. Le choix de nos dix-huit fonctions est relativement simple pour le jeune âge mais devient plus aléatoire avec l’avancée en âge. Nous ne travaillerons pas spécialement avec ce deuxième critère ici, nous concentrant sur les six étapes de vie plus proches du travail « relationnel » de la psychothérapie. Le cas clinique présenté ici, celui d’Elisabeth, couvre les étapes III de socialisation et IV de socialité tout en nous ramenant à la seconde, fusionnelle, et nous fait évoquer la première, primitive. Ce cas de personnalité borderline qui vire aux manifestations histrioniques et même aux comportements transgressifs couvre une quinzaine d’années et nous permet de décrire, en plus du temps de mise en place, les interrelations entre les trois étapes. J’avais proposé un terme étrange : amalgame fusio-protecteur et clivage aval. Ce concept est descriptif et se comprendra facilement même s’il n’est pas classique : l’étape III, de protection n’est pas séparé de l’étape II, fusionnelle et s’y amalgame. Mais ce bloc de deux étapes ne peut aborder l’étape suivante, IV, de puissance, qu’en clivage. Nous proposons ici une étude prospective : qu’est-ce que ça devient d’étape en étape ? Habituellement nous lisons des études régressives : jusqu’où ça nous ramène dans le passé ? Elisabeth nous propose une approche de ce syndrome en deux temps. Elle se présente d’abord en une vignette clinique ponctuelle, en un épisode thérapeutique fécond. Puisqu’elle nous livre son histoire. Elisabeth est une belle femme, blonde à croquer, menue, à la mâchoire volontaire et aux longs cheveux séducteurs. Quand elle est entrée en thérapie, il y a cinq ans, elle était dans une démarche religieuse, rigoureuse sinon rigide, où la « pureté » était très prisée. En fait, l'abstinence permettait d'échapper à une sexualité qui ne lui avait pas réussi auparavant. Dans son groupe vaguement charismatique, elle avait créé un lien très fort avec le prêtre qui lui a d'ailleurs lui-même conseillé une thérapie. Elisabeth vient très vite au groupe de somatanalyse et y revient fidèlement (toutes les 3 à 4 semaines pour les deux jours d'un week-end, en résidentiel). Elle se manifeste très rapidement par des émotions intenses qu'elle exprime bruyamment, souvent déjà lors de la première séquence verbale, ce qui lui fait prendre beaucoup de place dans le groupe. A l'époque, j'appréciais ces meneurs de jeu ou lièvres émotionnels et je devais les gratifier inconsciemment, ce qu'Elisabeth a très vite perçu. (Actuellement, je me focalise beaucoup plus sur le groupe en tant que tel qui prend le pas sur les individus, le travail plus individualisé se faisant ailleurs, en psycho-somatanalyse.) Une période assez longue permet à Elisabeth de se libérer, de s'affirmer, de prendre confiance face aux autres et de développer une force intérieure toute nouvelle. Sa mâchoire ne saille plus de toutes ses résistances mais s'anime de projets très créatifs. Elle aime venir dans mes bras et s'y love comme une petite fille, ronronnant d'aise. L'une ou l'autre fois, elle a eu des mouvements du bassin très érotiques et surprenants chez elle. En séance individuelle (une fois par semaine) elle a parfois un discours stéréotypé quasi ecclésial où elle exprime de façon monocorde son idéal religieux. D'autres fois, elle parle de son histoire personnelle qui débouche très vite sur sa relation au père. Jusqu'à ses quinze ans, elle a eu une relation quasi incestueuse avec lui puis tout s'est arrêté avec un épisode dépressif de... ce dernier. Il n'y a pas eu de sexualité mais une complicité totale qui s'est faite aux dépens de la mère avec une scène habituelle et répétée où cette dernière faisait la vaisselle tandis que la fille grimpait sur les genoux du père qui lui caressait voluptueusement le dos. La fille en tirait une véritable jouissance. A une certaine période, s'installa un phénomène tout aussi répétitif en séance : Elisabeth arrivait toute heureuse, pleine d'attente et me quittait tout aussi intensément déprimée ; la fois suivante, elle venait avec sa déprime qui virait totalement pendant la séance et la rendait heureuse pour la semaine à venir ! C'est là que nous constatons à la fois le volontarisme et la rigidité de ce caractère : elle crée une attente précise – et utopique – et ne peut qu'être déçue, déception qui se cristallise totalement pendant plusieurs jours et peut fondre instantanément... quand elle n'attend plus rien ! La régularité de ce phénomène disparut lorsque je le lui fis remarquer et que j'ajoutai que son attente était celle qu'elle avait eue vis-à-vis de son père, à savoir de la caresser avec volupté. Après deux ans, Elisabeth retrouve ses besoins affectifs et sexuels et déniche son mari en la personne du... nouveau directeur des ressources humaines, à son boulot. Il a dix ans de plus qu'elle, presque comme papa, comme le prêtre et le thérapeute ! Et elle nous l'amène au groupe, il « doit » faire sa propre analyse, parce que ça ne marche pas toujours très bien entre eux. Elisabeth a une relation passionnelle avec des amours intenses et des colères tout aussi violentes. Elle découvre une sexualité débridée et de longues périodes de blocage. Cet homme est bon, doux, amoureux, flegmatique. Il vient au groupe où il sert de nounours aux autres femmes sans que cela ne dérange Elisabeth ; elle a confiance. Mais elle fait des scènes monstres parce qu'il arrive régulièrement en retard. Puis s'annoncent des orgasmes de plus en plus forts mais déstructurants et angoissants. Récemment Elisabeth était silencieuse depuis deux week-ends, bloquée et sinistre. Je suis allé travailler avec elle et elle voulait tout de suite exprimer sa souffrance. Mais les premiers sons ont exacerbé des spasmes digestifs très douloureux et provoqué des nausées. Elle forçait néanmoins l'expression tout en gardant son corps inerte. Je lui proposai d'élargir l'expression par des mouvements des bras, des jambes, de la nuque. Rien ne vint. Puis les jambes se sont mises à battre, un peu, mais les bras restaient immobiles, les épaules flasques. « Tu laisses tomber les bras »; lui disais-je. « Oui, les bras m'en tombent », répondit-elle. « Ne peux-tu pas cogner, frapper, enlacer, embrasser ? » « Non, je ne peux pas, je n'en ai pas le droit ». La discussion qui suit ce travail émotionnel débouche sur le père, sur les séances de caresse, son abandon total à ce plaisir. Reprenant une idée déjà évoquée lors du week-end, je lui dis qu'elle encapsule ce plaisir et s'encapsule avec, en une véritable bulle, coupée de la réalité présente. La séance de psycho-somatanalyse suivante se passe à évoquer sa capacité d'encapsulement et la flaccidité des bras. Au pas de la porte, elle vient se blottir dans mes bras puis part. Elle reprend rapidement une séance supplémentaire, complètement déprimée. - « Cela ne va pas. Je suis dans un flou total qui mélange le passé et le présent » commence-t-elle. Un silence s'installe. Puis j'interprète de façon un peu hasardeuse, je fais confiance à mon intuition. - « Le passé, c'est comme une drogue, c'est le plaisir avec ton père. Tu essayes de le retrouver, tu veux y retourner et pourtant ça ne fonctionne plus, alors ça te déprime ». - « Oui, c'est là que ça se passe. La dernière séance, dans tes bras, j'ai tout d'un coup senti la même jouissance qu'avec mon père. Puis, à la maison, mon corps s'est coupé en deux. Je ne respirais qu'en haut et, en bas, je ne sentais plus rien ». Elle me parle enfin de toute l'intensité de plaisir qui caractérisait ces moments. Mais ensuite le père partait subitement et Elisabeth ne pouvait pas parler de ce qui se passait. Elle n'a jamais pu parler de cela avec lui et restait avec des sensations dont elle ne savait que faire. Avec moi non plus, elle n'a pas pu en parler pendant longtemps. Maintenant, c'est enfin sorti. Tout en douceur, tout en profondeur. A la fin de la séance, Elisabeth est quand même venue se blottir dans mes bras. Ce temps thérapeutique nous permet de poser un premier diagnostic : personnalité borderline avec impulsions séductrices et comportements histrioniques, alternant avec de l’abandonnisme et de la dépression. On pourrait aussi évoquer du clivage post-traumatique. Mais l’histoire de vie nous apporte des renseignements qui permettent de mettre cette pathologie en une perspective temporelle qui donne du relief à l’ensemble et alimente la stratégie thérapeutique. Elisabeth est issue d'une famille très unie, quasi symbiotique, de quatre enfants. Alors que ces derniers sont adultes, mariés et eux-mêmes parents, ils accompagnent toujours encore leurs propres parents pour les vacances. Dans ce cadre chaleureux, Elisabeth a accédé à la capacité fusionnelle avec la mère mais la catastrophe suivante n'a pas eu lieu. Le père n'est pas venu introduire la coupure entre la matrice fusionnelle et la société familiale. Il n'a pas imposé la loi de la séparation. Au contraire, il a pris le relais de la mère pour faire perdurer une matrice fusionnelle élargie au groupe familial. Après les bras de la mère, Elisabeth se glisse sur les genoux du père et fond sous ses caresses. Cela dure jusqu'à ses quinze ans et laisse une capacité fusionnelle prête à s'investir à la moindre occasion. Elle a continué son adolescence avec des relations amoureuses très fortes mais... brèves. Dépitée par ses échecs affectifs, elle se lance dans la spiritualité avec ardeur et voue une dévotion aussi forte à l'aumônier qu'à Dieu. C'est lui qui l'envoie en psychothérapie, trouvant son zèle suspect. Et nous savons déjà combien la fusion s'est installée dans la matrice somatanalytique, la fusion et la protection. En effet, Elisabeth se lance dans l'observation de son thérapeute, détectant ses états de bien- et de mal-être, parfois à raison, d'autres fois à tort. Par des moyens quasi transgressifs, elle a accès aux informations concernant le Collège des Somatanalystes et l'Association de Somatothérapie et peut ainsi suivre mes humeurs. Quand tout va bien pour moi, elle va généralement bien. Quand les institutions vont mal, et leur président aussi présume-t-elle, elle va mal. Cette sensibilité fondée sur la fusion est amalgamée au besoin de protection, donc à l'état du protecteur. Nous voyons là un exemple de bloc fusio-protecteur avec ses caractéristiques : passivité, besoin de sécurité, besoin de fusion, hédonisme et revendication égalitaire. Cette dernière caractéristique se retrouve très forte car, chaque fois qu'Elisabeth soupçonne que je vais mal, elle m'annonce fièrement qu'elle prie beaucoup pour moi. Mais une rupture eut lieu lors de ses quinze ans. A cause d'un différent avec un des fils, le père tomba gravement malade, fut hospitalisé et longtemps éloigné de la maison. Le cadre matériel de la relation fusionnelle disparut mais la disponibilité morale encore plus. Il n'y eut plus qu'incompréhension entre le père et la fille. Elisabeth ne réagit pas dans l'immédiat. Elle s'adonna aux études puis aux garçons. Mais une tendance à réagir dépressivement à tout abandon se fit jour, au fur et à mesure des échecs sentimentaux, et en se renforçant. Actuellement elle fait deux à trois accès dépressifs par an, telle la dernière lorsque j'ai arrêté d'animer moi-même le groupe thérapeutique et que je l'ai confiée à mes élèves. II aura suffi que je sois très fatigué à la même époque pour qu'Elisabeth associe ma situation avec l'abandon par le père. Cet abandonnisme et la régression passive lors de la moindre frustration, signent le clivage aval. Il n'y a pas de passage progressif vers la dynamique de socialité et la responsabilité adulte. Il n'y a pas d'étayage fusionnel et protecteur à la montée en puissance et à l'exercice du pouvoir. Ce gouffre provoque des réactions aiguës soit par retour en arrière dans l'abandonnisme soit par fuite en avant dans un exercice impulsif du pouvoir. Elisabeth réagissait violemment dans le groupe, agressant volontiers pour faire taire les autres et accaparer l'attention. Pour son couple, elle a débauché le chef du personnel, son chef et aîné de dix ans. Mais c'est elle qui porte la culotte et imprime le rythme de vie en fonction de ses humeurs. Le couple connaît des week-ends de sexualité effrénée mais aussi de longues semaines d'abstinence. Elle s'immisce intempestivement dans le travail de son mari, puis laisse de nouveau tout filer pendant quelques semaines. Nous ne sommes pas encore dans la psychopathie mais on peut évoquer les prémisses de la sociose transgressive. Voilà cet agencement des trois étapes de l’enfance et du début de l’âge adulte où se mettent en place les capacités fusionnelles (matrice fusionnelle de 6 mois à 2-3 ans) l’expérience de la protection extérieure par père, famille et société, enfin la puissance personnelle du jeune adulte. Les étapes successives s’inaugurent par une catastrophe, par la perte de la stabilité structurelle antérieure. Pour les psychanalystes, il s’agit de castration, de perte, de manque. Pour nous, il s’agit de complexification avec nécessité d’établir un nouvel équilibre, supérieur. La proposition psychopathologique est simple : s’il y a amalgame entre deux étapes (ici entre II et III) le passage à l’étape suivante ne peut se faire qu’en force, en clivage, ou ne pas se faire du tout. Voici cette argumentation.
L'étiologie doit se chercher au lieu manquant de la deuxième catastrophe, à savoir dans l'absence de la séparation entre la matrice fusionnelle et la dynamique de socialisation. Quand cela se passe chez l'enfant, il faut évidemment aller voir du côté du ou des parents. Pour Elisabeth, c'est le père qui escamote cette crise, avec la complicité de la mère. La maladie ultérieure du père montre qu'il était lui-même en demande pathologique de fusion. Mais nous n'avons pas encore parlé de l'état de la première étape, de la bulle primitive et de sa fonction d'homéoesthésie, celle que Freud appelle narcissisme primaire. Il est difficile de remonter à cette étape autant du côté de l'évocation à cause de l'amnésie infantile que du côté de la répétition expérimentale du fait de l'omniprésence du bloc fusio-protecteur. Lorsqu'il y a une grande et belle capacité fusionnelle, avec une jouissance profonde et sereine, on peut en déduire qu'il y avait une gestion homéoesthésique normale. C'est le cas d'Elisabeth qui a d'ailleurs développé ce vécu en se formant à la sophrologie et en la pratiquant souvent seule, ce que l'on peut référer à la bulle individuelle, homéoesthésique et primitive. Le diagnostic clinique se fait avec trois symptômes majeurs que nous avons largement décrits et qui, pris isolément, sont bien connus : le bloc fusio-protecteur, l'abandonnisme et la sociose transgressive. Le bloc fusio-protecteur combine la passivité, l'hédonisme, les besoins d'affection et de sécurité et l'égalitarisme. Lorsque ces besoins sont satisfaits, les porteurs de ce bloc sont des gens charmants, des enfants heureux et attachants, des adultes rassurés et bons vivants. Mais il y a une contradiction interne avec l'exigence d'égalité découlant de la plénitude de l'affectif et contraire à la gestion de la protection. Cette ambiguïté proche du « double bind » est une menace d'explosion. II faut donc une grande complicité du protecteur pour que cela marche, et un certain art de la manipulation de sa part. Au niveau social et politique, on peut situer là le leader charismatique qui arrive à proposer démagogiquement l'ensemble protection-fusion à ses sujets. L'abandonnisme est l'effet clinique du clivage qui s'installe entre ce bloc et l'étape suivante. Qui dit clivage dit rupture et donc absence de transmission des acquis antérieurs au vécu ultérieur. Le lâcher-prise qui introduit la fusion et l'assurance que donne la protection, ne viennent pas jeter les bases de la puissance à développer. Inversement, l'absence de puissance et de pouvoir rend douloureuse la disparition des vécus antérieurs. La perte du partenaire fusio-protecteur devient un traumatisme profond qui, s'il ne se soigne pas rapidement, se transforme en abandonnisme. Pour Elisabeth, la plupart de mes départs en vacances étaient dépressogènes. Quant à la rupture elle-même, elle constitue une espèce de gouffre effrayant qui s'inscrit dans l'être et menace de se répéter incessamment. Elle empêche de sortir de l'état antérieur, ici fusio-protecteur, ou alors elle oblige à un effort exagéré qui ne peut que rendre le résultat de cet effort lui aussi démesuré. L'abandonnisme et sa tendance à la dépression résultent du déficit d'énergie et du défaut de franchissement de la nouvelle étape. Le sujet se retrouve dans le gouffre avec rien derrière ni rien devant. La sociose transgressive, elle, résulte de l'excès d'énergie qui fait franchir le clivage en force et débouche sur des actes violents. Nous retrouvons là l'un des processus de base de la pathologie somatologique, la réaction énergétique, économique dirait Freud, à savoir la réponse en choc ou en stress. Chez l'adulte, le processus réactionnel énergétique est relativement ritualisé et fixé soit en choc soit en stress, en manque ou en excès d'énergie, en dépression ou en manie transgressive. Ce niveau énergétique est privilégié en psycho- et socio- somatanalyse et les tendances au choc ou au stress sont de bonnes indications pour les somatanalystes. Nous pouvons nous demander enfin si l'on peut poser un pronostic, si l'on peut prévoir l'évolution du syndrome. La question est délicate et constitue le problème de toute psychothérapie. Pour bien observer la maladie, il faut lui permettre de se rejouer dans le cadre psychothérapique et, à ce moment, le thérapeute est déjà impliqué dans le cadre et la relation, ce qui lui enlève l'objectivité de l'observateur neutre... En fait, l'alliance thérapeutique est plus importante que le regard pronostic. La rage de guérir l'emporte sur le savoir. Une récente étude publiée dans l’American Journal of Psychiatry montre que l'assurance d'avoir un traitement efficace donne au thérapeute un regard positif sur son patient (Braslow 1995). Ce n'est que l'expérience accumulée du praticien qui lui donne peu à peu la capacité d'évaluer le pronostic. Et ce n'est pas nécessairement heureux : c'est peut-être une des raisons pour lesquelles les thérapeutes les plus anciens ont de moins bons résultats que les jeunes ! Quand ils voient que c'est trop dur, ils mettent la pédale douce. Quant aux jeunes, ils pensent tout possible. Par contre nous pouvons nous appuyer sur la connaissance du nouveau syndrome pour élaborer une stratégie thérapeutique. Mais, tout de suite, il faut prendre conscience que nous sommes ici au niveau le plus fondamental du fonctionnement humain, au niveau de son parcours ontogénétique. Nous sommes bien loin du symptôme isolé qu'aborde la thérapie cognitivo-comportementale. Nous sommes même au-delà du conflit freudien entre une pulsion et son refoulement ou du conflit reichien entre l'énergie et la cuirasse musculaire. Ici ces conflits s'additionnent et s'accumulent dans une histoire de vingt, trente ou quarante années en un véritable syndrome ontogénétique et les différentes étapes du développement donnent à ces péripéties des configurations de plus en plus complexes. La stratégie thérapeutique emprunte largement à la méthode analytique, aux trois cadres de vie et à la théorisation somatologique. La méthode analytique permet, dans un premier temps, la manifestation réelle des différents aspects du syndrome. Elle propose aussi les corrections éventuelles de par l'effet réparateur de ses cadres de vie. Pour Elisabeth, la restauration initiale du bloc fusio-protecteur, en groupe et à deux, soigne l'abandonnisme et diminue le gouffre du clivage aval. Le retour de l'étayage fusio-protecteur donne à son exercice du pouvoir une souplesse plus conviviale. C'est ce que montre sa vie conjugale qui s'assagit et se normalise. Dans un deuxième temps, il faut attaquer le bloc fusio-protecteur lui-même. La séparation très claire entre le groupe de thérapie régi par les règles sociales et la psycho-somatanalyse fondée sur les processus affectifs, introduit cette séparation. Depuis que j'ai arrêté l'animation de ce groupe thérapeutique, Elisabeth n'y va plus. Si elle peut y retourner, elle signifiera que la séparation des deux positions de vie est acceptée. Et puis, elle envisage de déménager pour suivre son mari qui travaille ailleurs, de quitter le cercle parental et ses vacances communes ; elle veut arrêter son travail pour retourner trois ans sur les bancs de la fac. Il aura fallu que je prenne moi-même beaucoup de vacances pour analyser à chaque fois ses réactions abandonniques et les amoindrir. La somatanalyse d'Elisabeth est dans sa sixième année et s'achemine doucement vers sa fin. Voilà cette présentation du syndrome ontogénétique, celui du bloc fusio-protecteur avec son clivage aval qui entraîne une réaction pathologique du côté du choc (abandonnisme) ou du côté du stress (transgression). Ce syndrome est probablement fréquent et ce n'est pas un hasard s'il s'est imposé à nous comme description princeps. Cela veut dire qu'il est bien connu aussi et apparaît ailleurs dans les autres nosographies. Mais les autres descriptions cliniques se contentent trop souvent de l'investissement d'une seule étape au lieu de balayer toute l'ontogenèse. De par la prédominance de la culture psychanalytique, on en reste aux faits de l'enfance sans s'occuper suffisamment des étapes adultes. Quant à ces références nosographiques, nous ne pouvons pas ne pas évoquer les deux principales d'entre elles : la persistance de la période préœdipienne et le « double bind ». Le premier est suffisamment connu pour dispenser d'une longue présentation : le pré-œdipe est la relation fusionnelle de l'enfant à sa mère, étape normale pendant un temps qui doit se terminer par la liquidation de cette fusion, grâce au coin qu'y enfonce le père. Lorsque cette séparation ne se fait pas, la fusion vient se continuer dans la protection familiale et se constituer en amalgame. L'exemple le plus courant est celui des enfants qui restent englués dans le cadre familial jusqu'à un âge avancé et qui n'acquièrent pas la puissance suffisante pour conquérir un partenaire conjugal, ni la sécurité nécessaire pour s'engager dans une relation affective profonde. Ces adultes deviennent facilement des adeptes de mouvements – politiques ou religieux – fusio-protecteurs et transgresseurs. Le deuxième processus psychopathologique qui a eu son heure de célébrité est le concept de « double bind » qui a lancé les thérapies systémiques. Le parent émettrait un message ambigu et contradictoire, comprenant deux messages opposés : « sois autonome », « soyons spontanés » ; « tu es libre de fréquenter cette fille mais nous avons tellement de peine ». Pour Gregory Bateson, son inventeur, ce message double est à l'origine de la schizophrénie. On peut critiquer le fait de réduire une maladie complexe à un concept tellement limitatif. Mais cette critique tombe si on replace ce type de message dans un processus plus complexe qui est précisément celui de l'amalgame. Pour que le parent puisse émettre un tel message contradictoire, il doit déjà se trouver lui-même dans un bloc fusio-protecteur. Quant à l'enfant, il va s'y retrouver peu à peu, dans cette confusion, parce que la séparation entre les deux vécus n'est pas possible : il ne peut pas à la fois aimer ses parents et prendre son autonomie. Nous pourrions ajouter une troisième entité psychopathologique de plus en plus fréquente, celle sur laquelle les sexologues se cassent les dents, celle du clivage entre le partenaire sexuel et le partenaire affectif, entre la maîtresse et l'épouse, l'amant et le mari. Pour nous, le sexuel fait très largement partie de la montée en puissance, donc de la dynamique de socialité. Le sexuel est une conquête, un exercice du pouvoir. Aussi pouvons-nous retrouver dans ce syndrome un effet du bloc fusio-protecteur entraînant abandonnisme et/ou sociose transgressive. La sexualité ne peut vraiment s'épanouir que dans la transgression et l'illégalité. Quant à l'affection, elle est abandonnique, fusio-protectrice et asexuée. En conclusion, nous devons nous interroger sur la pertinence de cette tentative de nouvelle nosographie. Eh bien, elle répète ce qui se passe toujours en science. Lorsqu’un nouveau moyen d'observation apparaît, lorsqu'un nouvel outil de connaissance se crée, lorsque des nouveaux modes d'action se constituent, la réalité se prête à une nouvelle appréhension qu'il faut formuler comme telle. Le moyen d'observation, c'est la somatanalyse ; l'outil de connaissance, c'est l'ensemble des modèles holanthropiques, les modes d'action sont ceux des psycho- et somato-thérapies. Il en résulte donc un... syndrome ontogénétique. Il en résulte une nouvelle stratégie thérapeutique qui privilégie la pluralité des cadres thérapeutiques : en groupe, à deux et seul ; dans le social, l'affectif et le créatif ; dans le passif et l'actif.
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