Chapitre 5 : Un nouveau champ d’observation : la somatanalyse La prise en charge des psychotiques en somatanalyse
Le Centre Européen de Somatanalyse est situé dans un village traditionnel de l'Alsace, dans la grande banlieue strasbourgeoise et occupe une ferme ; la grange est installée en salle de thérapie. Cette structure tout à fait officielle est reconnue par l'Ordre des Médecins comme «plateau technique» spécifique à la thérapie qui s'y pratique. La Sécurité Sociale rembourse cette « thérapie de groupe» selon sa nomenclature propre (en lettre K) et accorde les accords préalables sans difficulté. La somatanalyse est un travail thérapeutique intensif qui privilégie le corps dans un groupe analytique. Des séances de trois à quatre heures répétées deux à trois fois par jour, deux à trois jours d'affilée, font progresser du silence à la parole, puis au travail émotionnel poussé jusqu'au cri et au contact des corps, pour déboucher sur l'analyse de ces matériels, au niveau somatologique de préférence. Dans une approche phénoménologique, on dirait qu'il y a là un travail « découvrant», mais, en fait, le protocole analytique est plus subtil que cela et favorise tout autant la mise en place des structures que l'accès aux processus. Il s'agit d'un travail thérapeutique global, psycho-, socio- et somato-logique. Mais qui vient donc en somatanalyse, une à deux fois par mois, sur plusieurs années parfois, parallèlement à une thérapie individuelle le plus souvent ? En gros, une clientèle de psychiatre-psychothérapeute libéral puisque je suis cela. Cette clientèle regroupe en grande partie celle de la psychanalyse et de la psychothérapie analytique mais s'élargit, grâce au corps et au groupe : Je veux aujourd'hui me focaliser sur cette frange de clientèle qui a déjà été en hôpital psychiatrique ou qui est susceptible d'y aller. En effet, j'ai régulièrement 10 à 15% de participants qui ont déjà fait un ou plusieurs séjours à l'hôpital. J'évalue à 15 et même 20% le nombre de personnes que je considère susceptibles de devoir recourir à l'hôpital, tôt ou tard, en l'absence de thérapie approfondie qui ne peut être, très souvent, qu'une thérapie émotionnelle de groupe. Elles décompenseraient leurs toxicomanies, recourraient au suicide, déprimeraient gravement ou aboutiraient à des maladies et des troubles du comportement dangereux pour eux-mêmes ou leurs proches. Il s'agit là d'un sentiment difficile à prouver mais solide. A cette énumération on se rend compte que la constitution du groupe de somatanalyse ne correspond pas à ces clichés de rencontres mondaines que voudrait donner des nouvelles thérapies une littérature superficielle, sociologique même, comme les Cultes du corps d'Eliane Perrin. A quoi tend cette thérapie ? Il va de soi qu'elle ne vise pas les décompensations aiguës, ni les bouffées délirantes, ni l'alcoolique en pleine crise ou le drogué non sevré. Par contre, elle adore le déprimé, surtout lorsqu'il est névrosé. J'ai eu récemment deux hommes dépressifs, décompensants pour des difficultés professionnelles : l'un de cinquante ans a finalement préféré la clinique privée et les médicaments ; l'autre, de trente ans, est venu au groupe et y a viré son humeur en un seul atelier. A terme, la structure d'accueil et de thérapie proposée ici peut devenir un centre de crise pour des problèmes existentiels et psychiatriques d'intensité moyenne. Le protocole analytique non directif et non spécifique permet à la plupart des problèmes de s'exprimer et de s'y élaborer. Quant aux cas plus lourds évoqués ci-dessus, ils aiguillonnent la dynamique du groupe et le travail émotionnel. Le travail principal reste un travail de fond, progressif et prolongé. Il se fait entre les crises. Prenons l'exemple de la douzaine de patients qui ont passé chez moi après des bouffées délirantes aiguës, l'hospitalisation et le retour à une vie particulièrement pauvre et déficitaire. Nous savons tous que le seul souvenir de ces épisodes est inhibiteur et que la médication de précaution renforce encore le rétrécissement des capacités restantes. Tout ce qui rappelle de près ou de loin la pulsion est étouffé par peur qu'elle ne prélude à une nouvelle décompensation. La raison refoule, le corps réprime et le cœur s'assèche. Les comportements sont neutres en attendant de devenir bizarres. La psychothérapie classique est décevante ou, pour le moins, pénible. Dans le groupe analytique, ces personnes peuvent commencer par s'y réfugier tout simplement, obligées à rien, acceptées dans leur silence, leur inaction et leur peur. Les autres participants travaillent de toute façon et les entraînent peu à peu à travers leurs propres élaborations. Parfois, au contraire, elles se défendent très activement, agressent et testent leurs mécanismes de défense avant de les assouplir... Toujours est-il que les processus vitaux reviennent progressivement aux trois niveaux psycho- socio- et somato- logiques. Leurs souvenirs, fantasmes et autres productions imaginaires et spirituelles sont réadmis, souvent intensément, sous forme de flashs accompagnant une émotion. Le corps se laisse aller aux sensations, mouvements, contacts et à l'énergétisation, sensuelle aussi. La vie relationnelle s'enrichit de l'ouverture au groupe d'abord, du mouvement transférentiel ensuite, parfois massif, mais protégé par le groupe et amorti par le corps. Citons deux exemples. Un étudiant en médecine avait fait une bouffée délirante après une interprétation psychanalytique faite lors d'un premier entretien avec Lucien Israël. Il a passé à l'hôpital puis a mené une vie complètement repliée. On l'a repéré aux stages d'externat lui déconseillant l’exercice libéral et il s'est longtemps rabattu sur la biologie, pensant être inapte au contact avec les patients. Lors de sa somatanalyse, il a de nouveau accédé à sa problématique pathogène mais en l'assumant cette fois-ci sans réprimer. Actuellement il est marié et exerce comme généraliste. Un homme de trente ans avait été hospitalisé quatre semaines pour un délire consécutif à une prise de LSD. Il vivait seul jusqu'à sa thérapie. Maintenant il vit en couple stable depuis cinq ans. Il y a aussi les déroulements moins harmonieux comme ces nouvelles rechutes que l'on aime attribuer aux thérapies émotionnelles pour les discréditer. J'aborde très explicitement ce problème dans l’un de mes livres. Il y a effectivement des rechutes parmi ces patients prédisposés et les deux questions qui se posent sont celles de la cause de ces rechutes et de la légitimité d'une thérapie intensive (Meyer 1986). Pour l'anecdote, je dirai d'abord qu'à mon installation en cabinet j'avais drainé toute une cohorte de psychotiques que je soignais auparavant en policlinique psychiatrique universitaire. Au premier printemps, une bonne demi-douzaine d'entre eux a rechuté provoquant chez moi les interrogations les plus alarmistes, jusqu'au jour où je vais les visiter dans mon ancien service et qu'une infirmière me dit : «Vous savez bien, docteur, qu'au printemps les psychotiques rechutent". C'était avant les groupes. Mais cette année encore, le printemps a hâté la décompensation de deux personnes en somatanalyse. Alors, la thérapie est-elle responsable ? Je ne le pense pas, encore qu'il faille nuancer le propos. D'abord il faut avouer que ce type de travail n'empêche pas l'aggravation d'un épisode qui se dessine. Mais elle ne le provoque pas non plus, en tout cas pas dans un cadre non directif comme l'est celui de la somatanalyse où on ne pousse pas les patients au-delà de ce qu'ils ont envie de faire. Il faut donc expliquer très clairement la chose quand on accueille une telle personne dans ce cadre et l'avertir qu'une rechute peut se produire, qu'on la vivra ensemble et que le patient devra accepter tout changement de thérapie nécessaire à ce moment : arrêt du groupe, prise de médicament et hospitalisation éventuelle. Malheureusement, nous savons bien que, dans ces moments, les intéressés ne réagissent plus avec logique et perdent même parfois la confiance en leur thérapeute. Par contre, cette confiance revient dès la fin de l'épisode fécond et permet l'analyse de ce processus tout comme la reprise de la thérapie de groupe. Ainsi, tout comme on améliore la qualité de vie entre les périodes aiguës, on amène à envisager ces périodes elles-mêmes de façon positive. Ainsi je réponds déjà à la deuxième question : on peut proposer une thérapie intensive même à des patients anciennement hospitalisés, avec les précautions énoncées ci-dessus, même au risque d'une rechute. Et là le débat se corse car il faut aller plus loin encore et énoncer l'idée qu'un moment fécond puisse être positif en lui-même. Je ne dois cette conviction ni aux seuls anti-psychiatres ni aux dites médecines parallèles mais à mon ancien patron, Lucien Israël, qui l'a formulée à plusieurs reprises devant moi. Un épisode aigu ne relance pas seulement la vie pulsionnelle du patient, l'arrachant à ses déficits et paralysies, même si c'est chaotique, mais, accepté dans ce contexte, il permet au thérapeute d'entreprendre tout ce qui est en son pouvoir sans la peur paralysante de son éventualité. Faut-il alors être psychiatre pour entreprendre de tels traitements ? C'est évidemment souhaitable ou alors, pour les non-médecins, la collaboration avec des psychiatres est indispensable. Les nouveautés s'essayent souvent par des non-spécialistes ou, plutôt, ces derniers laissent aux premiers le soin d'essuyer les plâtres ! C'est une réalité sociologique. Pour ma part, j'ai appris auprès de certains de ces nouveaux thérapeutes non-psychiatres à avoir nettement moins peur des décompensations. Je leur en sais gré même si maintenant je leur conseille de travailler en étroite collaboration avec les gens de l'art. Evidemment, tout serait plus simple si on refusait cette thérapie aux patients à risque, non seulement à cause des décompensations mais aussi à cause de cette évidence bien connue qu'un psychotique dit guéri et rendu à la vie sociale est plus dérangeant qu'un psychotique malade et prudemment maintenu dans le carcan asilaire et chimiatrique. Certains moments plus pénibles de ces dix dernières années m'ont amené parfois à cette attitude sélective. Mais alors c'est le groupe lui-même qui m'a réveillé parce qu'il lui manquait quelque chose quand il n'y avait pas l'une ou l'autre personnalité psychotique et le psychiatre en moi se sentait manquer à sa mission avec la seule cohorte de gentils névrosés. L'un des deux cas approfondis par Odile Dunstetter, Fabienne, illustre cet aspect. Cette femme, qui approche de la cinquantaine, a vécu près de vingt trois ans à l'ombre de son mari, retirée, déçue, rigide et frigide, dans une mésentente conjugale sévère. Elle commence à se révolter en allant à un groupe d'analyse transactionnelle où on la pousse maladroitement au divorce. Après ce dernier, elle fait, trois années de suite, trois accès de mélancolie délirante avec hospitalisation et une tentative de suicide. Une psychothérapie analytique avec un chef de clinique éveille un transfert massif mais le départ brutal et mal préparé de l'analyste la précipite dans un refus tout aussi massif d'un autre thérapeute. Il lui faut de nombreuses recommandations et la nouveauté de la somatalyse pour venir me voir. Elle participe aux ateliers résidentiels, n'y crie pas, parle peu, mais affectionne le contact corporel et la méditation musicale. Elle accède à un certain bien-être dans les occupations les plus simples, dans les contacts amicaux ; elle connaît une véritable jouissance dans le chant choral et la musique. Elle transfère massivement. Un an plus tard, elle rechute et les signes avant-coureurs s'inscrivent dans la méfiance vis-à-vis du groupe et du thérapeute ce qui aboutit à une mauvaise prise en charge et une hospitalisation. Elle revient après celle-ci et analyse assez bien son épisode mélancolique. Elle tient deux ans, améliorant encore la qualité de sa vie puis rechute encore, restant en contact avec moi mais refusant le traitement médicamenteux sous des prétextes vaguement écologistes. Elle est réhospitalisée, revient me voir et nous nous acheminons lentement vers un traitement de fond au lithium et la continuation de la somatanalyse. Il s’agit de Fabienne que nous retrouverons tout de suite, présentée par O. Dunstetter. Ce texte date de 1986 mais il est toujours d'actualité. La patiente va bien, même très bien, grâce à une relation transférentielle solide en plus du... lithium ! Ma conviction se renforce progressivement. On peut — et l'on doit — intégrer des psychotiques dans les groupes de thérapie émotionnelle. De nombreux somatanalystes le font tant à Paris et Avignon qu'à Metz et Namur. Il ne faut pas avoir peur des rechutes, ni même des premiers épisodes féconds. Ce n'est pas la thérapie qui les provoque. Parfois elle les hâte et, les intégrant dans une prise en charge globale, en permet l'analyse pour les transformer en facteur d'évolution positive. Certes il faut du courage au thérapeute et beaucoup d'amour. Ce n'est pas ce qui manque fondamentalement, c'est plutôt l'assurance qu'il agit bien qui pourrait flancher. Mais ne sommes-nous pas aussi les enfants de l'antipsychiatrie et les rejetons de Kingsley Hall ?
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