Chapitre 11 : Les applications du modèle ontogénétique Ce modèle en six étapes qui englobe toute la vie humaine, de la conception à la mort, a été généré par un autre… modèle, à savoir le modèle structuro-fonctionnel, nous l’avons déjà vu. Il aura fallu l’étoffer ensuite d’un contenu bien vivant comme nous l’avons fait dans le chapitre précédent en interaction avec les observations psychologiques et anthropologiques. Nous l’avons même gratifié d’une métaphore mathématique.
Mais il faut aussi le valider. Son utilité dans la clinique, attestée par des centaines de praticiens qui s’y réfèrent, est une première validation, pragmatique. Il en est d’autres de validations, au niveau théorique, comme base méta-théorique précisément. Peut-il effectivement servir de fondement méta- à d’autres théorisations plus partielles ? Nous nous proposons de relever le défi en évoquant trois applications, à savoir aux :
- concept de transfert de Freud,
- modèle ontopathologique,
- étapes de la théorisation freudienne.
La démonstration de ces différentes applications sera plutôt légère. En effet, la force de notre argumentation ne réside pas tant dans la présentation exhaustive de chaque thème que dans la quantité même – trois – de ces thèmes et, mieux encore, dans la vertu spécifique de l’intégration qui jouit du pouvoir explicatif même de cette nouvelle entité. Tout comme la somme est plus que l’addition des parties, la métathéorie est au-delà des faits particuliers et, surtout, lui donne un nouveau statut. Ce pouvoir de l’entité complexe sur ses parties a suffisamment été exploité dans ce livre pour qu’il se soit imposé spontanément. Maintenant il fallait l’expliciter !
L’un des plus grands mérites de Freud a été sa compréhension du processus affectif qui s’invite dans la psychothérapie – et surtout dans la psychanalyse – lorsqu’elles se prolongent dans le temps ou qu’elles s’avèrent intenses de par la personnalité du patient et… du thérapeute.
Là où Anton Messmer a failli dans la gestion de l’immense efficacité – et succès mondain – de son « magnétisme animal », là où Joseph Breuer – le maître de Freud – a failli dans la gestion de la cure d’Anna O., Freud a réussi à déceler l’affectif, à désamorcer la bombe et même à en tirer profit. Freud aura quand même mis un quart de siècle à s’en dépêtrer et à rendre justice à toute la complexité de cet aspect fondamental de la relation thérapeutique/analytique. Au-delà du Freud-Bashing (terme péjoratif désignant le travail des historiens de la psychanalyse) auquel je m’associe parfois, il y a cette fantastique formalisation du transfert même si la dation même du mot évoque Ponce Pilate et son lavage de mains : circulez, y a rien à voir !
Vingt cinq années à découvrir toutes les facettes du transfert ce n’est pas de trop pour un processus aussi complexe. Tout bon vocabulaire de la psychanalyse – celui de Laplanche et Pontalis notamment – nous évoque six facettes décrites successivement par Freud. En voici une présentation succincte.
1) La plupart des patients/analysants manifestent progressivement des émotions, sentiments, attachements plus ou moins affectifs dans le cadre thérapeutique/analytique : l’intuition de Freud y a décelé un déplacement – un transfert – d’une personne sur une autre, d’un proche sur le thérapeute ; mais la rouerie de Freud se retrouve aussi là ; en tout cas, ça soulage… l’analyste et lui permet de gérer la relation dans la longueur de temps.
2) Quand le patient commence à transférer, il est béat, heureux, centré sur son affect et oublie même de causer ; or la parole est nécessaire pour qu’il y ait analyse, c’est le matériau à travailler ; le transfert fait donc « résistance » ; aussi faut-il le limiter, en intensité et en durée, et même le liquider. Mais comment ? En le dénonçant comme transfert précisément, comme déplacement : rendez à César… (La notion de « liquider » est intéressante au moment où l’un de nos plus brillants philosophes, Zigmund Baumann, qualifie le mode actuel d’aimer de « liquide » ! Baumann, 2003).
3) Le transfert échappe à la verbalisation, à la remémoration, à la reconstruction et devient mise en acte, la seule autorisée en psychanalyse d’ailleurs ; elle se fait répétition.
4) Pis encore : ce n’est pas seulement un affect, une toquade du patient ; ça devient une névrose… de transfert qui remplace la névrose d’origine. Il est bien connu que l’état amoureux guérit la névrose. Le motif de la consultation est troqué contre cet amour – ou haine – névrotique. L’analyste doit donc soigner/analyser la névrose de transfert, la liquider, pour ne pas voir revenir la névrose de départ.
5) Et puis, intuition encore – et rouerie : c’est bien cet éveil affectif qui transforme et guérit le malade ; le transfert est le « creuset de la thérapie » : on le fait chauffer jusqu’à ce qu’il soit malléable et amendable, ductile sous les coups de l’interprétation.
6) Sur le tard, Freud a néanmoins reconnu qu’il s’agissait quand même d’amour, d’un sentiment vrai et authentique.
Après avoir extrait ces six facettes de ma longue fréquentation de Freud, je les ai mises en perspective, en tableau. J’y ai associé les avatars de l’amour tels que vécus dans la vie privée : il y en a six aussi. Puis j’ai indiqué les modifications qu’apporte la psychanalyse pléni-intégrative. Ça a donné un de ces jolis tableaux, comme je les aime. Puis j’ai enseigné tout cela dans la « spécialisation psychanalytique » jusqu’à ce que je me rende compte que les six facettes du transfert et… de l’amour ne sont autres que les six états de stabilité structurelle que génère successivement l’amour au cours des six étapes de vie. CQFD.
Tableau 31 : L’Affectif, l’Amour et le Transfert en psychanalyses freudienne et plénière.
La vie est organisée de façon ordonnée, même la vie humaine… quand on se fie à son autopoïèse. Et cet ordre se manifeste tout d’un coup quand on s’y intéresse, comme ici. Vingt cinq années pour l’un, une trentaine pour moi-même… et le réel se révèle. Nous le verrons tout autant avec le thème suivant, encore plus complexe et pourtant très simple !
Autant l’appeler « ontopathologie ». A l’époque, tout était psycho- (-iâtrie, -thérapie, -logie, -pathologie). Aujourd’hui on s’en mord les doigts. A force de crier au loup… on s’enferme réellement dans cette seule dimension psycho- tout en sachant que tout est en tout, psycho-, socio- et somato-. Et l’on dépense une énergie folle à reconnecter psycho-, socio- et somato-. Autant ne pas les séparer… Alors essayons « ontopathologie ». Ça rendra la psychosomatique caduque.
Est-ce que le charme de l’intégral va encore agir ? Est-ce que ce tout qui est plus que l’ensemble des parties va encore apporter sa nouveauté ?
De toute façon, en ce qui concerne la pathologie, les professionnels sont étonnamment humbles et modestes actuellement. Les deux manuels de référence (CIM 10 et DSM IV) ne sont plus que des classifications et des descriptions. Les anciennes psychopathologies nationales n’étaient que des théories dont on reconnaît le vieillissement. Il n’y a plus que les psychanalystes pour s’accrocher aux conjectures freudiennes vieilles de cent ans.
La profession sait qu’elle ne sait pas, et c’est tout à son honneur. Aussi toute proposition est-elle bienvenue, pour peu qu’elle se soumette aux tentatives de falsification des spécialistes. Alors essayons.
L’intégration de la clinique et des théories psychopathologiques donnera lieu au deuxième tome de cet ouvrage. Mais nous ne pouvons pas ne pas en dévoiler l’esquisse dans ce premier volume puisque des bribes en ont déjà été lâchées, à propos des troubles de la personnalité notamment. Nous nous référons aux pathologies répertoriées dans les deux manuels (CIM et DSM) et nous les organisons en fonction de trois critères principaux.
1) La gravité
Nous retenons les trois degrés qu’évoquent les termes techniques :
- symptôme : gravité de premier degré ;
- caractérome (ou trait de personnalité troublé) : deuxième degré ;
- syndrome : maladie psychiatrique grave, de troisième degré de gravité.
2) La polarité structuro-fonctionnelle
Elle se construit sur un vecteur vertical situant le pôle purement structurel en haut et le rôle purement fonctionnel en bas ; la normalité se situe au milieu dans un créneau qui contient la pulsation existentielle entre deux limites afin de protéger l’unité de l’être, son unification ; lorsque cette pulsation déborde cette première limite elle bute sur
- une deuxième limite, symptomatique, en stress (vers le haut), en choc (vers le bas) ;
- une troisième limite, caractérotique, en clivage (excès de structure), en amalgame (excès de fonctionnalité) ;
- une quatrième limite, syndromique, en dissociation (en haut), en confusion ou dissolution (en bas).
Cet axe de polarité structuro-fonctionnelle figure à gauche, en ordonnée. Nous ne justifierons pas ici le bien-fondé des emplacements des différentes pathologies selon le pôle et la gravité. Mais le choix proposé bénéficiera peut-être de sa vertu d’intégration et facilitera quelques flashs de compréhension. Tout dépend du transfert, encore : si vous êtes déjà braqué, tout sera faux ; si vous lâchez-prise, des intuitions se feront. Mais ce qui nous intéresse plus encore ici c’est le troisième critère d’ordonnancement.
3) Les étapes ontogénétiques
Comme nous l’avons déjà vu sur les présentations partielles de ce modèle ontopathologique, nous différencions les grandes pathologies selon les six étapes de développement. Rappelons-nous que ces étapes se construisent sur le critère relationnel : seul, à deux, à trois ou plus, en groupe social, en couple affectif et de nouveau seul. Or la pathologie que nous prenons en charge en psychothérapie est un ensemble de troubles issus principalement de mauvaises expériences relationnelles. Autant dire que ce sont des troubles dus à des étapes relationnelles perturbées. Il y a deux critères qui permettent d’attribuer les principales maladies à des stades de développement précis :
- la manifestation des symptômes lors de l’étape concernée,
- la mise en place de la structure pathologique au cours d’une étape donnée même si les manifestations ne surviennent que plus tard.
On se laissera inspirer directement par ce tableau pour les différentes classifications du tableau : même si ce n’est pas totalement exact, ça doit éclairer ou, du moins, interroger. Lorsque je propose cet enseignement aux futurs psychothérapeutes, ça prend deux jours et c’est certainement suggestif. Ils entrent dans le cœur même de chaque pathologie par sa seule polarité, par sa gravité, par son époque de survenue et ils n’ont plus besoin d’apprendre par cœur la longue liste des symptômes prônée par les manuels ou les théories psychopathologiques. Quant aux psychologues cliniciens qui ont longuement étudié la question sur les bancs de la fac, ils trouvent dans ce tableau une mise en ordre tout à fait bienvenue sans avoir à (trop) en redire.
Les trois boucles sinusoïdes à amplitude croissante décrivent la pulsation existentielle dans ses trois états :
- pulsation plénière à l’intérieur des deux limites du champs unifié,
- labilité émotionnelle allant jusqu’à stress et choc,
- ambivalence débordant vers clivage et amalgame.
L’écolose
Rappelons-nous aussi que ce modèle ontopathologique fera la trame du deuxième tome de cette oeuvre. En attendant, il nous donne l’occasion d’élaborer une nouvelle pathologie qui n’existe dans aucun livre et que l’actualité me pousse à proposer. Les médecins, psychologues et futurs thérapeutes – parmi lesquels le souci écologique est très éveillé – m’encouragent à officialiser la chose. Il s’agit de « l’écolose » ou pathologies des actes et attitudes anti-écologiques ainsi que des réactions produites par les dégâts écologiques. Les écoloses se déclinent comme les socioses et prennent place à côté d’elles. En effet c’est l’adulte socialisé qui en porte la principale responsabilité. En voici la schématisation sur le modèle ontopathologique puis des illustrations.
Les écoloses
Tableau 33 : les six états de l’écolose
Ecopsychose : le déni quasi psychotique de la responsabilité humaine dans le changement climatique ; exemple : Georges W. Bush lors de son premier mandat ;
Ecopathie : activité délibérée, importante, aux seules fins de profits personnels contre la nature et la planète ; exemple : les capitaines d’industrie et actionnaires hyperpollueurs ;
Ecodélinquance : actes bénins et répétitifs préjudicialbes au climat (vous et moi !)
Ecophobie : anxiété liée aux menaces du climat ; par exemple le tout récent « syndrome d’hypersensiblité chimique multiple » que des petits malins promeuvent pour récupérer les victimes anxieuses ;
Ec’obsession compulsive : comme d’aller se terrer au fin fond des vallées vosgiennes pour échapper à la pollution et de refuser d’enfanter pour ne pas jeter de nouveaux êtres dans la tourmente climatique ;
Eco-lancolie : il faut entendre « mélancolie », trouble de l’humeur grave provoquée et stimulée par la fournaise apocalyptique subie réellement ou fantasmée sinon délirée.
Est-ce sérieux ? Oui, très ! Et les pointes d’humour qui émaillent ces illustrations sont plutôt noires. Ça ne fait pas rire, au contraire. Il me semble important de pathologiser aussi les manquements envers la planète comme envers la société. Il ne suffit plus de fixer une simple amende à l’écopathe, amende qui n’atteint pas le dixième du bénéfice que tire ce pervers de ses transgressions. Et moi, qui joue à la bourse des valeurs ?
Récapitulons la liste de nos nouveaux malades : écotiques, écopathes, écolinquants, écophobiques, écot.o.c., écolancoliques !
Notre propos découle d'une reprise de l'œuvre de Freud avec, comme grille de lecture, la topique des positions et les six étapes du développement humain. Or cette œuvre, ne l'oublions pas, s'étend sur plus de quarante années si l'on part des Etudes sur l'hystérie en 1895 et s'arrête à l’Abrégé de psychanalyse des développements continuels, des percées et des rebondissements suffisamment majeurs pour susciter à chaque fois des défections parmi les disciples. Chaque nouveauté condamnait une charretée d'élèves à perdre la tête à l'instar des régimes successifs de la Révolution Française qui se débarrassaient des précédents par le même moyen de locomotion. C'est ainsi qu'on peut lire l'œuvre de Freud comme un parcours qui est jalonné par les six étapes du développement de l'homme. Rappelons-nous ces étapes de l'œuvre freudienne :en 1938. Cette œuvre a connu
-elle commence chez l'adulte hystérique, avec les Etudes sur l'hystérie, en 1895, donc avec l'étape cinq ou matrice affective ;
-elle bascule dans le temps infantile de la même matrice, fusionnelle, en 1899, avec L'Interprétation des rêves et en 1905 avec les Trois essais sur la théorie de la sexualité : c'est le complexe d'Œdipe ;
-de cette deuxième étape, elle passe à la troisième après avoir découvert la résolution de l'Œdipe et l'entrée dans la dynamique de socialisation ; c'est la découverte du principe de réalité en 1910;
-puis, très logiquement encore, l'adolescent passe à la phase quatre, à la vie sociale active avec le meurtre du père tel qu'il est imaginé dans Totem et Tabou, 1912 ;
-nouveau saut dans le passé, à la première étape, dans la bulle primitive, avec le concept de narcissisme : Pour introduire le narcissisme, 1914;
-puis se fait un saut d'une bulle à l'autre, à l’univers créatrif, avec le concept de pulsion de mort : 1920, Au-delà du principe de plaisir; c'est la sixième étape.
Après avoir exploré successivement chacune des six étapes développementales, Freud débouche très logiquement sur une synthèse structurale, synchronique, de l'être humain : c'est, en 1923, l'avènement de la deuxième topique, des ça-moi-surmoi.
Tableau 34 : Les six étapes du cheminement freudien plus une, en regard du modèle développemental holanthropique
Cette nouvelle lecture de l'œuvre freudienne est d'un grand intérêt. Elle ne valide pas seulement notre modèle développemental mais elle jette une lumière réconfortante sur l'œuvre de Freud elle-même. En effet, il faut se rappeler que plusieurs passages d'une étape à l'autre ont été vécus comme de véritables ruptures théoriques et ont fait chanceler tantôt Freud lui-même, tantôt ses élèves.
La première grande rupture se situe en 1897 lorsque Freud passe de la théorie du traumatisme sexuel adulte à celle du fantasme séducteur infantile. Il est KO debout.
La seconde rupture fait chavirer Adler et Jung à cause de l'insistance, exagérée pour eux, sur l'étiologie sexuelle, critiquée comme pansexualisme.
Mais voici qu'avec l'introduction du narcissisme, Freud scie à nouveau la branche sur laquelle il s'était solidement assis. En opposant aux pulsions sexuelles une pulsion du moi, il semble donner raison à son pire ennemi, C.G. Jung.
De narcissisme en pulsion de mort, Freud prépare une nouvelle frayeur, mais à ses meilleurs élèves cette fois-ci. De nombreux psychanalystes refusent le nouveau concept de pulsion de mort, plus particulièrement Reich qui quittera peu à peu le mouvement psychanalytique avant d'en être exclu.
Enfin, après ce grand tour par les six phases du développement, l'arrêt sur la conception structurale du ça-moi-surmoi dérange encore, Ernest Jones en particulier.
En fait toutes ces crises nous apparaissent vaines, aujourd'hui, avec notre lecture développementale. Chaque étape de la métapsychologie freudienne n'est que l'approfondissement d'une des étapes du développement humain. Que les contenus en soient différents et presque opposés tient au fait que chaque stade possède sa spécificité. Qu'il y ait eu crise à chaque fois relève de l'ambition démesurée de Freud qui voulait à chaque fois faire de sa nouvelle découverte une théorie générale de l'être humain. En réalité, il l'a réussie, cette théorie de l'être, sa méta-psychologie, mais seulement avec l'ensemble de son œuvre de quarante ans, après coup. Il nous reste à reprendre ces sept étapes plus en détail.
Nous procéderons en intercalant un premier travail d'élaboration, celui de Peter Gay, non seulement parce que l'immense œuvre de Freud s'y trouve clairement résumée mais parce qu'il détecte la notion d'étape dans l'œuvre freudienne en lui accolant chaque fois la crise provoquée dans son école. Il aura suffi d'y ajouter le sens développemental de ces étapes pour arriver à une lecture qui n'a encore jamais été faite, ni par Gay ni par d'autres historiens. Il aura fallu l'approche ontogénétique pour compléter enfin le puzzle. Si le recours à l'intermédiaire de Gay enlève un peu de priorité à notre lecture développementale de l'œuvre de Freud, elle y apporte par contre une caution scientifique qui nous dédommage très largement de cette petite frustration.
En temps que médecin soucieux de gagner sa vie pour pouvoir enfin se marier — il lui aura fallu attendre quatre ans — Freud veut répondre aux besoins immédiats, guérir les symptômes et se faire une réputation de bon praticien. II s'attaque donc au symptôme que lui apporte le patient-type, un adulte. En fait, c'est plus particulièrement encore une femme, une femme du milieu bourgeois qui pouvait seul payer des honoraires importants pour des troubles, névrotiques, qu'on n'abordait pas habituellement à l'époque. Par ailleurs, Freud restait un scientifique et respectait la règle de la causalité linéaire : chaque symptôme devait avoir une cause précise, la plus simple possible et, aussi, la plus généralisable qui soit. C'est ainsi que, à la suite de Breuer, Charcot et Chrobak, il se focalise sur la sexualité quasiment toujours perturbée chez ses patientes et sur une causalité sexuelle. Cette cause était actuelle : troubles de la vie sexuelle des conjoints, coït interrompu, masturbation excessive, absence de sexualité, etc. Mais très progressivement, Freud en vint à suspecter les abus sexuels perpétrés par un adulte, surtout le père, sur l'enfant. C'est ainsi qu'il en vînt à développer sa première grande théorie de la séduction qu'il devait renier en 1897 comme nous l'avons vu.
Alors faut-il voir là le temps de la matrice affective ? Oui, parce que Freud aborde le temps de l'adulte dans sa vie sexuelle, et affective plus largement, donc dans sa vie de couple. Ce sera l'apport le plus important à la question conjugale puisque, par la suite, et de par le cadre même de la psychanalyse, Freud privilégiera l'individu. Et s'il a introduit l'enfance comme temps fréquent de l'abus sexuel, cela n'enlève rien à notre proposition de voir Freud démarrer sa démarche théorique avec ce qui devrait être la matrice affective, car nous n'avons dans ses descriptions cliniques que les pathologies de la conjugalité. Un autre argument vient de la méthode thérapeutique utilisée dans cette première période, l’hypnose et la méthode cathartique ou résolution émotionnelle, qui œuvre dans le présent, par le corps sensuel, sexuel et tendrement ému. Avec ses manœuvres de toucher — sur le front -- et en l'absence du concept de transfert, Freud œuvre à la constitution d'une matrice relationnelle actuelle. Mais, principalement occupé par le symptôme, il ne perçoit pas toute la dimension affective de la situation.
Eh bien, ce bel échafaudage, Freud l'abandonnera en 1897. Dans une lettre à Fliess, il confie : « Le grand secret qui au cours de ces derniers mois s'est lentement révélé à moi : je ne crois plus à ma neurotica » (Gay, p. 110). Cela ne veut pas dire que la théorie est fausse mais que notre maître est en train de soupçonner théorie plus intéressante encore. C'est ainsi qu'il revient sur cette première tranche de savoir en 1924, comme le note Gay. « Près de trente ans après s'être dégagé de ce qu'il confesse avoir été « une erreur [qu'il a] depuis reconnue et corrigée », il insiste sur la part de vérité que contiennent ses premiers travaux des années 1890. « Toutefois, il ne faut pas rejeter tout le texte en question [le chapitre Etiologie spécifique de l'hystérie in " Nouvelles remarques sur les neuropsychoses de défense »]. La séduction conserve toujours une certaine importance étiologique et je tiens encore aujourd'hui pour exactes certaines de mes opinions exprimées dans ce chapitre. » Et il note explicitement que deux de ses premiers cas, Katharina et une « Fraulein Rosalia H. », avaient été victimes d'attentats à la pudeur, et que l'agresseur était bel et bien leur père ». (op. cit., p. 112)
II n'est pas nécessaire d'insister beaucoup plus sur le complexe d'Œdipe dont le concept émerge de la dépression de 1897. Il est connu, reconnu, tellement évident actuellement qu'il perd son effet de choc quand on l'introduit dans une interprétation. Laissons la parole à Peter Gay.
« De ses plongées dans la jungle foisonnante de son enfance, Freud devait rapporter quelques trophées de choix, dont le plus spectaculaire et le plus controversé de tous : le complexe d'Œdipe. Il avait déjà communiqué cette idée-force à Fliess, à l'automne 1897. Dans L'interprétation des rêves, il développe cette notion sans encore lui donner le nom sous lequel elle a envahi — voire dominé— l'histoire de la psychanalyse. Il l'introduit, fort à propos, dans une partie qui traite de quelques rêves bien caractérisés, dont certains — ceux en particulier sur la mort d'êtres chers — exigeaient d'être élucidés sérieusement ; ainsi des rivalités entre frères et sœurs, des tensions entre mère et fille ou père et fils, et des désirs de mort concernant des proches, toutes tendances tenues pour dénaturées et indignes. Sans doute portent-elles atteinte aux vertus conventionnelles les plus valorisées, note Freud sèchement, et pourtant elles n'en sont pas moins un secret pour personne. Le complexe d'Œdipe, tel qu'on le retrouve dans les mythes, la tragédie et le rêve, joue dans tous les conflits à huis clos de la vie quotidienne. Refoulé dans l'inconscient, il est d'autant plus lourd de conséquences. Il constitue, comme devait l'affirmer Freud plus tard, le « complexe nucléaire » de la névrose. Mais, insiste-t-il d'emblée, « la tendresse pour l'un [des parents], la haine pour l'autre » n'est pas le monopole des névrosés. Sous forme moins dramatique, c'est le lot de tout être humain.
Tel que Freud le formule au début, le complexe d'Œdipe est relativement simple ; mais au cours des ans, il affine considérablement sa proposition. Et dans la mesure même où, très vite, on contesta violemment ses idées, sa prédilection pour le complexe d'Œdipe ne cessa de s'affirmer : il y voit la genèse des névroses, le moment critique dans le développement de l'enfant, l'indice de différenciation sexuelle dans le processus de maturation, et, dans Totem et Tabou, l'impulsion originaire de toute civilisation et l'avènement de la conscience » (op. cit., pp. 131-132).
Que le temps œdipien soit le temps de la matrice fusionnelle, nul ne le contestera. La passion d'Œdipe pour sa mère dans la tragédie de Sophocle est la métaphore de la relation du petit enfant à sa mère, au moment où il dépasse le dérangement que l'intrusion de cette mère constitue en lâchant prise dans la fusion. Le fait que la deuxième grande élaboration théorique de Freud concerne le temps de la matrice fusionnelle ne doit rien au hasard. Elle découle très logiquement de l'élaboration précédente dans la mesure où la matrice affective, adulte, entraîne l'analysant très progressivement vers la matrice fusionnelle infantile sous-jacente pour peu que la situation permette cette régression. Or le nouveau cadre psychanalytique mis en place après 1897 fait plus que le permettre, il y invite. Nous voyons là l'illustration de plusieurs remarques faites au passage : l'importance fondamentale du cadre organisationnel sur le contenu et le déroulement de la cure, la finesse de l'observation clinique de Freud et sa rigueur méthodologique qui permet aux faits cliniques de l'emporter sur les présupposés théoriques. En fait, la phase fusionnelle de l'Œdipe porte déjà en elle sa résolution et le passage à la troisième étape de vie que Freud appelle période de latence. Nous ne nous appesantirons pas sur cette crise importante de la liquidation du complexe d'Œdipe sinon pour l'instituer comme modèle des crises transitionnelles, catastrophiques, entre deux étapes ontogénétiques. Mélanie Klein situera cette crise aux 6 mois et Ferenczi et Rank déplaceront cette crise fondatrice à la naissance, comme Stanislav Grof plus tard, avec exactement les mêmes ingrédients que ceux de la crise œdipienne. Pour notre part, nous introduisons les crises ultérieures et leur conférons autant d'importance même si leur position dans le temps devient de moins en moins précise.
La découverte de la sexualité infantile n'a pas permis à Freud de faire fi d'une longue période apparemment non sexuée qu'il appellera période de latence. Voici comment la résume Peter Gay,
« Cette période de latence qui s'étend de l'âge de cinq ans environ jusqu'à la puberté, cette phase du développement durant laquelle l'enfant fait d'importants progrès dans le domaine moral et intellectuel, repousse à l'arrière-plan tout sentiment sexuel. Qui plus est, une amnésie profonde recouvre les premières années de la vie d'un voile épais » ; et le témoignage, intéressé, de l'amnésique vient corroborer la conception couramment reçue selon laquelle la vie sexuelle commence à la puberté » (op. cit., p. 171).
Très longtemps, Freud n'avait pas plus à dire de cette période qui se dérobait à son pansexualisme. Il avait assez à faire à intégrer l'irruption du complexe d'Œdipe et de la sexualité infantile. Ce n'est qu'en 1910 qu'il s'attèle enfin à ce qui va constituer la théorisation majeure de cette période, dite de latence, que nous connaissons, nous, comme dynamique de socialisation, avec une étude relativement courte : « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques ». Voyons-en le contenu résumé par Peter Gay.
« L'essai distingue clairement entre deux modes de fonctionnement psychiques : les processus primaires, qui émergent d'abord, sont caractérisés par leur inaptitude à tolérer toute modulation du désir ou tout délai d'assouvissement. Ils sont régis par le principe de plaisir. Les processus secondaires, qui mûrissent au cours de la croissance de l'enfant, favorisent le développement de l'humaine faculté de pensée — l'enfant devient capable de décision judicieuse, d'ajournements bénéfiques. Ce processus obéit au principe de réalité — du moins une partie du temps, (op. cit., p. 388)
Tout enfant passe par cette expérience, riche de conséquences et que la vie lui impose : «Avec l'instauration du principe de réalité, un pas [est] franchi. » Lorsqu 'il a découvert que s'efforcer d'obtenir sur un mode hallucinatoire l'accomplissement de ses désirs ne lui fournit pas la satisfaction attendue, il en est réduit à se représenter l'état réel du monde extérieur et à rechercher une modification réelle ». Concrètement, cela signifie que l'enfant apprend à se souvenir, à concentrer son attention, à porter des jugements, faire des projets, calculer ; il ne s'agit rien moins que de la naissance de la pensée, qui est « une activité d'épreuve » : l'enfant met la réalité à l'épreuve. Rien de facile, encore moins d'automatique, dans le déroulement de ce processus secondaire : l'enfant n'échappe que progressivement à l'emprise de l'impérieux et insouciant principe de plaisir qui, par moment, réaffirme ses droits. De fait, conservateur par nature, l'enfant n'oublie rien des jouissances éprouvées et répugne vivement à y renoncer, même en vue de satisfactions ultérieures bien plus intenses et moins certaines. Les deux principes coexistent donc tant bien que mal, et souvent s'affrontent.... Il est essentiel qu'aux fins de promouvoir le principe de réalité, la culture négocie avec le principe de plaisir, et obtienne que le « moi-plaisir » cède, du moins en partie, au « moi-réalité ». Aussi bien la conscience — c'est-à-dire les fonctions conscientes : attention, jugement, mémoire -— a-t-elle un rôle considérable à jouer dans l'activité psychique : c'est à elle qu'incombe la tâche d'assurer l'emprise de la réalité ».... Freud frayant implicitement le chemin d'une psychologie sociale d'orientation psychanalytique. Les forces qui incitent l'enfant à affronter très tôt le principe de réalité, lorsque sa faculté à utiliser sa raison est encore hésitante et intermittente, sont pour la plupart extérieures : les interventions de ceux qui disposent de l'autorité. L'absence temporaire de la mère, la punition administrée par le père, les inhibitions diverses imposées à l'enfant, d'où qu'elles viennent — de la nurse, d'un frère ou d'une sœur aînés, des camarades d'école — sont les grands « non » sociaux qui contrecarrent les désirs, canalisent les passions, ajournent les satisfactions. Après tout, même l'expérience si douloureusement intime qu'est le complexe d'Œdipe ne suit son cours normal que dans un contexte éminemment social » (op. cit., p. 389).
Pourrait-il y avoir plus belle définition de la dynamique de socialisation ? Il suffit d'ajouter la note positive qui est celle de sécurisation passive, de protection, et qui donne à l'enfant le motif nécessaire pour gérer le principe de plaisir, l'ajourner, le moduler, parfois même y renoncer. Ce nouveau texte n'a pas provoqué de crise dans le monde de la psychanalyse bien que Freud soit déçu de la lecture qu'il en a faite à la Société psychanalytique de Vienne : « Avoir affaire à ces gens devient de plus en plus difficile » (op. cit., p. 387). Et pour cause, ce texte vient tout simplement remplir la case vide de la période de latence et, malgré la formulation ambitieuse des deux principes de plaisir et de réalité, il décrit fidèlement l'essentiel de la dynamique de socialisation. Nous percevons là l'éternel besoin de Freud de faire de chacune de ses observations une théorie magistrale et, de préférence, choquante et révolutionnaire, au delà du besoin d'allier la complexité et la simplicité.
La période d'avant-guerre est décidément féconde pour Freud et l'on peut se demander ce qui se serait passé sans la terrible épreuve de la Première Guerre mondiale et des années difficiles qui ont suivi puisque la patrie du maître était vaincue. On peut émettre des regrets mais tout autant souffler de soulagement car notre théoricien commençait à s'emballer. En 1913, il publie Totem et Tabou qui est un « mythe scientifique ». Un anthropologue anglais écrira dans sa recension qu'il s'agit d'une « just-so story ». En effet, aujourd'hui, nous savons que les sources anthropologiques auxquelles Freud s'est référé ne sont pas fiables et que l'hypothèse qu'il émet est invérifiable et probablement inexacte. Freud lui-même reconnaissait déjà ces faits.
Pourtant, avec son mythe totémique, Freud a effectivement créé de la cohérence et de la compréhension. Pour nous, il a mis en place la crise qui introduit à la quatrième étape de vie, crise majeure puisqu'elle fait basculer de la première moitié de vie — passive — à la seconde — active — de l'enfance à l'âge adulte. Mais comment et de quelle manière ! Pour Freud, il ne peut y avoir à nouveau que lucre et stupre, sperme et sang. Il ne pourra jamais décrire les choses avec la banalité de la vie elle-même. Voici comment Gay résume la situation primitive, autrefois, tout là-bas.
« Le père, jaloux et féroce, qui domine la horde et accapare toutes les femmes, chasse ses fils dès qu'ils atteignent la puberté. "Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d'eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. " II est possible qu'un nouveau progrès de la civilisation, suggère Freud, l'invention d'une nouvelle arme par exemple, leur ait procuré un sentiment de supériorité sur leur tyran. Qu'ils aient mangé le cadavre du père tout-puissant qu'ils avaient tué, rien d'étonnant à cela, pense Freud, "étant donné qu'il s'agit de primitifs cannibales". "L'aïeul violent" était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par l'acte de l'absorption, ils "réalisaient leur identification avec lui, s'appropriaient chacun une partie de sa force ". Ses origines ainsi dévoilées, on doit considérer le repas totémique «qui est peut-être la première fête de l'humanité », comme "la reproduction et la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel". Tel fut, selon Freud, l'acte fondateur de l'histoire de l'humanité » (op. cit., pp. 379-380),
On l'aura compris, Freud ne veut pas seulement nous décrire la révolte de l'adolescent contre ses parents ou la révolution des étudiants de mai 68 contre les anciens. Il pose l'acte fondateur de l'histoire de l'humanité, de la religion, de la morale et de la société. Rien de moins.
Et les élèves, à la lecture de ce mythe ? Les élèves rescapés de la grande purge psychanalytique qui vit l'exclusion des Stekel, Adler, Jung et de leurs collègues ? Certains élèves, tels Jones et Ferenczi, renvoyèrent le compliment à l'expéditeur en écrivant au maître « qu'il avait vécu, en imagination, les faits décrits dans ce texte »,
Et pourtant, Totem et Tabou marque le passage de la dynamique de socialisation avec son acceptation du principe de réalité à la dynamique de socialité avec l'accès des fils à la responsabilité sociale. Freud s'intéressera par ailleurs très peu à la vie de l'adulte dans la société. Il préfère élucider le vécu de culpabilité plus que celui de responsabilité. Il s'apitoye sur la neurasthénie des bourgeoises de Vienne plus que sur le stress des nouveaux capitaines d'industrie. Et quand il investit le fonctionnement social, c'est à travers l'armée, l'Eglise et... la horde primitive, y trouvant des réalités peu reluisantes. Freud n'a pas cherché de créneau lucratif dans la managéro-psychanalyse. Car l'exercice du pouvoir, celui de l'adulte et du père, n'est pour Freud que de guerre, d'inceste et de perversion sexuelle. Aussi cette incursion du côté de l'adulte qui aurait dû déboucher logiquement sur le couple, provoque-t-elle la même inversion vers le passé qu'en 1897. Là-bas, il rabattait l'affection adulte sur la fusion infantile, maintenant il retourne au narcissisme primaire et à la première étape de vie.
En 1914, un an après Totem et Tabou, Freud écrit Pour introduire le narcissisme, un texte court mais fondamental qui va amener une nouvelle catastrophe dans la horde psychanalytique. En voici la présentation magistrale faite par Peter Gay :
« Dans Totem et Tabou, Freud avait constaté que le stade narcissique n'est jamais dépassé et qu'il apparaît comme un phénomène d'une grande généralité. Dès lors, il s'applique à déchiffrer les implications de sa pensée encore fragmentaire. Originellement, le moi désigne une perversion : les personnes narcissiques sont des sujets pathologiques qui ne peuvent obtenir de satisfaction sexuelle qu'en faisant de leur propre corps un objet érotique. Mais, constate Freud, les pervers ne sont pas les seuls à jouir de cet égotisme érotique. Après tout, suggère-t-il, les schizophrènes retirent aussi leur libido du monde extérieur, sans l'éteindre pour autant, mais bien pour l'investir en eux-mêmes. Par ailleurs, les psychanalystes ont découvert d'amples témoignages de traits narcissiques chez les névrosés, les enfants, les primitifs. Dans Totem et Tabou, Freud avait déjà ajouté à cette liste qui allait toujours s'allongeant, les amoureux. La conclusion s'imposait : pris dans cette acception beaucoup plus large, le narcissisme "ne serait pas une perversion, mais le complément libidinal à l'égoïsme de la pulsion d'autoconservation dont une part est, à juste titre, attribuée à tout être vivant" » (op. cit., p. 391).
Freud avait déjà pressenti l'importance du narcissisme primaire et l'avait introduit dans son étude sur Léonard de Vinci tout comme dans la « grande psychanalyse » du Président Schreiber. Mais maintenant il systématise, institutionnalise, et constitue le vécu de stabilité structurelle qui fait le cœur de la bulle primitive.
Le saut conceptuel dans le narcissisme est aussi grand que le saut de la quatrième étape de vie à la première. Les élèves ne peuvent plus suivre. Ce que le maître concocte depuis des années ne peut pas emporter l'adhésion en une demi-heure de lecture. Le choc est rude comme le rapporte Peter Gay :
«II s'ensuit des conséquences qui bouleversent de fond en comble la théorie psychanalytique, car elles contredisent radicalement les formulations antérieures de Freud, selon lesquelles les pulsions du moi ne sont pas de nature sexuelle. Les critiques auraient alors raison, qui accusaient Freud de "tout réduire au sexe" et le représentaient comme un voyeur, porté "à ne voir dans le psychisme que la sexualité" ? A maintes reprises, Freud s'en était défendu avec véhémence. Jung aurait-il vu juste en définissant la libido comme une énergie psychique indifférenciée à l'œuvre dans toute activité mentale ? Freud ne se laissa pas émouvoir. Invoquant l'autorité de son expérience clinique, il soutint que les catégories de la libido du moi et de la libido d'objet, qu'il venait d'introduire, n'étaient que l’indispensable extension" de son schéma psychanalytique initial, et insista sur le fait qu'il n'y avait rien de très nouveau et certainement rien de vraiment troublant dans cette élaboration. Ses disciples n'étaient pas vraiment convaincus ; ils entrevoyaient les implications révolutionnaires de cette innovation bien plus clairement que l'auteur lui-même. "La raison qui m'a fait qualifier de perturbant l'essai de Freud sur le narcissisme, la voici, écrit Jones. C'est que ce travail a assené un coup bien désagréable à la théorie des instincts sur laquelle la psychanalyse s'est jusqu'à présent appuyée dans ses travaux. " Pour introduire le narcissisme" perturba effectivement Jones et ses amis » (op. cit., pp. 393-394).
Avec ce nouveau concept, Freud s'est effectivement intéressé à la première étape de vie mais le narcissisme primaire peut-il réellement se transmuer en « homéoesthésie » ? Je le pense, quant à moi, après un long temps de réflexion mais le lecteur peut-il s'en persuader en cinq minutes de lecture ?
La guerre de 1914-1918 passa par là. Freud soutenait évidemment son pays, bien qu'il fût l'agresseur. Il le paya durement. En 1917, il publia Deuil et mélancolie à l'époque où il perdit non pas ses trois fils pourtant sur le front mais une de ses filles. En décrivant la mélancolie, il entre dans la sixième étape de vie, dans l’univers créatif où l'on revient du social et du conjugal pour se souvenir à nouveau de soi-même. Dans la mélancolie, malheureusement, cet univers est vide, narcisse n'a même plus d'image en face de lui.
En fait, l'incursion décisive dans la sixième et dernière étape se fait en 1920 avec un texte intitulé Au-delà du principe de plaisir dans lequel Freud postule une pulsion de mort. Aux bons soins de Peter Gay.
« Dans la compulsion de répétition, il voit une « manifestation » analogue « aux toutes premières activités de la vie psychique de l'enfant [qui] présentent à un haut degré [un] caractère pulsionnel », Le type de répétition que réclame l'enfant - qu'on lui redise l'histoire même qu'on lui a déjà racontée, et sans y changer un mot ni omettre un détail — est, à l'évidence, source de plaisir, mais rejouer incessamment dans le cadre du transfert, des expériences terrifiantes ou des malheurs infantiles, c'est obéir à d'autres lois. Ce type de conduite compulsionnelle procède d'un besoin fondamental, distinct de l'accomplissement du désir et souvent en conflit avec lui. Ainsi Freud aboutit-il à l'idée que certaines pulsions sont conservatrices ; elles obéissent non pas aux incitations de l'inconnu, du nouveau, mais tendent tout au contraire vers le rétablissement d'un état antérieur : à faire retour à l'« anorganique ». Bref, « nous ne pouvons que dire : le but de toute vie est la mort ». La pulsion d'emprise, ou toute autre à laquelle Freud, au cours des ans, a pu donner le statut de pulsion primitive, s'efface dès lors au profit de cette dernière. Tout ce que l'on peut dire est que « l'organisme ne veut mourir qu'à sa manière ». Freud était parvenu à la conception théorique d'une pulsion de mort » (op. cit., p. 460).
Le principe de plaisir avait déjà été entamé par le principe opposé de réalité. Maintenant une seconde pulsion vient le contrarier, la pulsion de mort. D'abord il s'agissait de l'adolescent, maintenant il s'agit de l'adulte mûr. C'est la tendance à répéter des faits désagréables, à ressasser des souvenirs pénibles, qui intrigue Freud et le pousse à concevoir cette pulsion de mort. Mais il y a aussi une espèce d'extinction de l'énergie qui accompagne ces répétitions. C'est de l’homéoesthésie, c'est une égalité d'âme, qui sont plus importantes que le contenu, même douloureux.
La pulsion de mort fut un coup fatal pour de nombreux psychanalystes, pour Reich notamment et tout le courant post- et néo-reichien actuel, qui en ont fait une lecture au premier degré, ne voyant pas dans le texte lui-même qu'il s'agit d'une tendance à l'homéoesthésie, ici par la répétition compulsive, et d'une tendance à l'abaissement du niveau d'énergie, par le désinvestissement social et conjugal. Pour nous, la méprise apparaît encore plus grande avec notre lecture de cette sixième théorisation comme application à une nouvelle étape de vie, à la sixième plus précisément. A présent la boucle est bouclée et l'inspiration de Freud aurait pu fléchir. Mais non, il restait une dernière œuvre à accomplir, à savoir juxtaposer ces six théories partielles, complémentaires et non pas opposées, et les emboîter en un ensemble structuré. Eh bien, c'est en route comme nous l'annonce Peter Gay, dès 1920.
« A l'époque, les psychanalystes se plaignent — et ils se plaignent encore aujourd'hui — de voir Freud se soucier fort peu d'expliciter la portée véritable de ses remaniements théoriques. Il ne spécifie jamais en quoi il a modifié une formulation donnée, ce qu'il a abandonné et ce qu'il a conservé et laisse à son lecteur la tâche d'accorder des propositions en apparence inconciliables. Cependant, rien dans les retouches et corrections qu'il apporte à son Au-delà du principe de plaisir ne met en cause le schéma psychanalytique traditionnel qui distingue idées et désirs selon leur distance relative à la pensée consciente ; la triade familière, inconscient, préconscient et conscient, ne perd rien de sa valeur explicative. Pourtant, la nouvelle carte de la structure psychique que Freud dessine entre 1920 et 1923 introduit dans le champ de la réflexion psychanalytique des «provinces » du fonctionnement ou du dysfonctionnement mental insoupçonnés jusqu'alors, tel le sentiment de culpabilité. Et plus important encore, ces révisions de Freud livrent accès à une instance psychique que la pensée psychanalytique a pour l'heure négligée au point d'à peine la nommer avec précision, et moins encore la comprendre : le moi. Avec la psychologie du moi que Freud élabore après la guerre, il allait pouvoir serrer de plus près la réalisation de son ambition première : fonder une psychologie générale qui, au delà de son champ immédiat et restreint d'application — la névrose —, permettrait d'appréhender l'activité psychique normale. » (op. cit., p. 457).
Les concepts des ça, moi et surmoi nous sont bien connus. Ils font partie de la culture générale et structurent l'individu comme autant de signifiants. Il est pourtant utile de replonger dans les conceptions freudiennes initiales avec la profondeur de vue de l'historien. Voici les sens du ça et du moi freudiens.
« Le moi émerge chez l'individu en cours de croissance en tant que segment du ça dont il se différencie graduellement : "le moi est la partie du ça qui a été modifiée sous l'influence directe du monde extérieur", soit, en termes presque simplistes : "Le moi représente ce qu'on peut nommer raison et bon sens, par opposition au ça qui a pour contenu les passions ". Durant les années qui lui restent à vivre, Freud n'établira pas de manière définitive quels pouvoirs assigner respectivement au moi et au ça. Mais il n'a jamais vraiment douté qu'en règle générale, le ça ait la haute main. Le moi, écrit-il dans Le moi et le Ça, développant une métaphore qui devait devenir célèbre, "ressemble ainsi, dans sa relation avec le ça, au cavalier qui doit réfréner la force supérieure du cheval, avec cette différence que le cavalier s'y emploie avec ses propres forces et le moi, lui, avec des forces d'emprunt" empruntées au ça. Et Freud file sa métaphore jusqu'au bout. "De même que le cavalier, s'il ne veut pas se séparer de son cheval, n 'a souvent rien d'autre à faire qu'à le conduire où il veut aller, de même le moi a coutume de transformer en action la volonté du ça, comme si c'était la sienne propre" » (op. cit., pp. 473-4).
L'image du cheval et du cavalier n'est pas gratuite et ne fait qu'introduire à la vision très corporelle du moi. Cette reconnaissance nous réconforte beaucoup, nous somatanalystes, et nous fait penser que, cent ans plus tard, Freud aurait aussi travaillé le corps !
« Le moi, insiste-t-il, est avant tout un moi corporel ; il n'est pas seulement un être de surface, mais il est lui-même la projection d'une surface ; le moi est finalement dérivé de sensations corporelles. Cependant, il acquiert non seulement une part considérable de son savoir mais sa forme intrinsèque de son commerce avec le monde extérieur : de choses vues, entendues, éprouvées, de plaisirs et de satisfactions vécus » (op. cit., pp. 474-475).
Quant au surmoi, nous l'approcherons à partir d'un texte des Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse, écrit dix ans plus tard.
« Les petits enfants ne naissent pas avec un surmoi, et les conditions de son émergence intéressent au plus haut point la psychanalyse. Le processus de formation du surmoi implique le développement de la capacité d'identification. Freud prévient le lecteur qu'il aborde une question ardue, "très intimement rattachée au destin du complexe d'Œdipe". Un destin qui, en terme de technique psychanalytique, consiste en la transformation des choix d'objets en identifications. Dans un premier temps, l'enfant prend ses parents comme objets d'amour pour, dans un second temps, renoncer à ces choix d'objets et, en dédommagement de cette perte, s'identifier à eux en incorporant leurs attitudes, leur système de valeurs, leurs prescriptions et leurs interdits. Bref, il a d'abord voulu avoir ses parents, pour finir ensuite par chercher à être comme eux. "Le surmoi de l'enfant, dit Freud, ne s'édifie pas, en fait, d'après le modèle des parents, mais d'après le surmoi parental " Ainsi le surmoi devient-il "porteurde tradition, de toute les valeurs culturelles et censeur du moi qu'il habite, et tout ensemble instance de vie et de mort » (op. cit., pp. 476-477).
La nouvelle topique des ça, moi et surmoi a été généralement bien accueillie par les élèves comme s'ils pressentaient sa place de synthèse et de structuration de l’ensemble freudien. Pour nous, cette seconde topique est la réplique parfaite de la topique des positions. Dans la mesure où Freud ne travaillait que dans le verbal, il n'avait accès qu'aux « représentants psychiques » des trois positions humaines. Quant à nous, actifs dans le groupe social, la matrice affective et la bulle de développement individuel, nous accédons à la réalité de ces positions. Aussi n'avons-nous aucune restriction à postuler que les ça, moi et surmoi sont les représentants psychiques des trois positions de vie réelles, respectivement, de la matrice affective, de l’univers créatif et du groupe social. Les différences apparemment importantes qui apparaissent entre les descriptions freudiennes et les nôtres tiennent à ce fait que, chez Freud, tout passe par la moulinette de l'élaboration intrapsychique des choses alors que, chez nous, les choses sont appréhendées en elles-mêmes. Chez Freud, il y a une certaine unité puisque les trois lieux sont conçus en une même personne ; chez nous, les trois positions de vie sont nettement séparées et s'imposent avec leurs modes de fonctionnement différenciés.
Mais, en fin de compte, les deux approches sont, elles aussi, complémentaires. Seul l'état des mœurs de chaque époque respective a obligé l'un à travailler avec les représentants psychiques et permis à l'autre de travailler dans le réel.
Voilà ces applications du modèle ontogénétique. Freud y prend une place de choix, comme il convient, avec son concept de transfert et sa métapsychologie. Là nous nous connectons au passé. Mais bien plus prometteur est l’avenir, à savoir l’application au modèle ontopathologique, avec la petite coquetterie du côté de l’écolose. Freud a pu s’imposer grâce aux propositions psychopathologiques, en particulier grâce aux quatre psychonévroses (hystérie, angoisse, phobie, obsession). Notre ambition est aussi grande puisque nous élargissons le travail à toute la psychopathologie, insistant sur ses derniers avatars, à savoir les troubles de la personnalité et les… écoloses !
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